Jorge Luis Borges, « L’homme au coin du mur rose » : la saveur des langues (collaboration)

Nous avons trouvé à la BNF une étrange traduction en français d’un texte de Borges : il s’agit de « L’homme au coin du mur rose », paru dans Histoire de l’infamie en 1958, aux éditions du Rocher. Dans les premières pages, on apprend que cette nouvelle a été traduite par Laure Guille 286 , avec l’aide de Julio Cortázar : ce dernier collabore donc à une traduction française de son compatriote ! La longue complicité de ces deux traducteurs n’est plus à démontrer 287  : Laure Guille-Bataillon a été la voix française dominante des textes de Cortázar et elle a largement contribué à sa diffusion en France, auprès de Gallimard notamment. En plus de l’amitié et de l’estime réciproque, ils ont ainsi partagé, grâce à la traduction, une pensée et une pratique de la littérature. Penchons-nous un peu sur le texte de la traduction : nous allons voir dans cet extrait à quel point le langage oral et l’argot sont présents, notamment dans la syntaxe.

‘Les jeunes, on s’était amenés de bonne heure au bordel de la Julia qu’était un hangar en tôle entre le chemin de Gauna et le maldonado. C’était une baraque qu’on repérait de loin à cause de c’te dévergondée de lanterne et à cause, aussi, du raffut. La Julia, quoiqu’un peu mauricaude, était tout ce qu’il y a de plus consciencieux et de sérieux, aussi, les musiciens, les bonnes bouteilles, les partenaires qui tenaient bien le coup à la guinche, ça ne manquait pas. 288

Nous allons voir que les traducteurs se sont visiblement amusés à pousser un peu leur traduction vers un style qui rappelle Céline. En effet, le texte de « Hombre de la esquina dorada » est très oral, mais a une tonalité qui nous semble un peu différente :

‘Los muchachos estábamos dende temprano en el salón de Julia, que era un galpón de chapas de cinc, entre el camino de Gauna y el Maldonado. Era un local que usté lo divisaba de lejos, por la luz que mandaba a la redonda el farol sinvergüenza, y por el barullo también. La Julia, aunque de humilde color, era de lo más conciente y formal, así que no faltaban musicantes, güen beberaja y compañeras resistentes para el baile. 289

Dans ce témoignage de Laure Guille-Bataillon, nous trouvons un écho de ce jeu de Cortázar et de sa traductrice entre les niveaux de langue et l’oralité du style :

‘En revanche, sur le large plan des dialogues qui tiennent une si grande place dans Cortázar –ces dialogues qui sont le signe de la vie-même et où il est passé maître– je « vernacularise » plus que lui ! Cela vous surprend ? C’est que, poussée par Cortázar qui connaissait finement le français, j’y emploie notre argot quotidien que le ton des personnages m’autorisait le plus souvent et qu’il ne pouvait employer lui, à son grand dépit, parce qu’il n’existe (ou plutôt n’existait) pas dans sa langue. Le lunfardo était bien autre chose, un argot très spécialisé et privé de la légèreté du nôtre. 290

On le voit, là encore, la traduction et l’écriture se rejoignent.

Notes
286.

Qui, après son mariage avec Philippe Bataillon, signera Laure Guille-Bataillon puis Laure Bataillon.

287.

On peut se rapporter pour cela à la correspondance de Cortázar ou à « Traduire Cortázar avec Cortázar » de L. BATAILLON, dans Traduire, écrire, Arcane n°17, 1991.

288.

Histoire de L’infamie, p. 70.

289.

J. L. BORGES : Historia universal de la infamia, Alianza editorial, 1997, p. 92-93.

290.

Ibid. La citation est extraite des p. 69-70 et appartient à l’entretien : « Interpréter Cortázar » (première publication dans Impressions du sud, janvier 1986).