Interlude

A partir de l’analyse des traductions du français, dressons un portrait du Cortázar-traducteur pour la période 1952-1958 : nous avons vu qu’il s’est intéressé de près au problème de la voix des personnages avec La Víbora. S’il ne rend pas les régionalismes, il travaille en profondeur l’oralité du phrasé dans les dialogues. Au contraire, pour La vida de los otros qui propose un style assez blanc, il n’y a que peu de travail de fond sur la langue car le texte ne le demande pas. Avec Así sea, Cortázar se trouve à nouveau confronté au style de Gide qu’il choisit là encore de modifier pour pouvoir le recréer, après une profonde analyse des procédés mis en jeu. Il faut encore noter que, s’agissant du dernier livre de Gide, écrit peu avant sa mort, le traducteur insiste sur le côté pathétique de la situation génétique. Enfin, pour m emorias de Adriano de Yourcenar, nous avons remarqué un changement du niveau de langue qui rend le texte plus accessible en espagnol mais refonde efficacement une voix et un élan de la phrase. La très grande musicalité de la traduction montre bien à quel point Cortázar est sensible aux rythmes et aux effets sonores : c’est ceci qu’il essaie de transmettre à son lecteur. Enfin, la traduction de Borges en français, par Laure Guille et Cortázar, travaille surtout à partir de l’imagerie de l’argot : c’est l’usage de la langue qui plante le décor et l’ambiance du récit.

Les traductions de la période 1952-1958 sont réellement fondatrices pour Rayuela : on y trouve en germe tous les « ingrédients » majeurs du grand-œuvre de Cortázar. Ainsi, Aymé apporte l’oralité et ce fantastique intimement lié au quotidien ; Dormandi inaugure les principes du choix dans l’ordre de lecture, des interventions de l’auteur intercalées dans la narration et le désir d’un lecteur actif. La mise en scène pathétique de la mort de l’auteur dans le cahier de Gide est très similaire à la vision de Morelli sur son lit d’hôpital. La biographie de Lord Houghton sur Keats est, quant à elle, bien évidemment à penser en relation avec Imagen de John Keats : elle est comme un miroir où Cortázar fonde sa propre poétique. L’Hadrien de Yourcenar propose une philosophie de l’action et de la connaissance de soi qui rappelle fortement le personnage d’Horacio dans Rayuela ; Horacio est même présenté comme lecteur de Mémoires d’Hadrien. Il est également sensé avoir lu les œuvres de Poe puisqu’il décode sa relation avec Traveler selon le modèle de « William Wilson ». La fin de Narración de Arthur Gordon Pym peut être vue comme l’inauguration de l’œuvre ouverte et donc comme un archétype pour la fin de Rayuela.

On le voit, avant même de commencer à écrire ce livre, Cortázar avait déjà pratiqué par la traduction littéraire toutes ces techniques et ces figures, qui fonctionnent comme les miroirs d’un kaléidoscope ou comme un réseau d’influences profondes, combinées et remodelées avec brio dans Rayuela.