Nous avons donc vu tout au long de cette partie que les traductions littéraires de Julio Cortázar n’ont pas toutes le même statut. Pour la première période (fin des années 30 et tout début des années 40), elles ont assurément un rôle fondateur dans la mise en route de l’écriture : il semble que Cortázar se « fasse la plume » grâce à ses traductions pour Leoplán et Sopena. La période suivante (1945-1947) approfondit cette problématique : la traduction sert alors de laboratoire de styles et de techniques littéraires qui permettent à Cortázar de mûrir sa pratique de la littérature. Au contraire, les traductions de la période 1949-1951 semblent être en partie plus « alimentaires » : elles permettent sans doute à notre traducteur de réunir l’argent nécessaire à son installation en Europe ; elles abordent toutefois des problématiques qui l’intéressent de près à cette époque. Une fois ce cap passé, entre 1952 et 1958, Cortázar retrouve dans la traduction littéraire son atelier de la période 1945-1947 : il s’attaque aux maîtres et essaie avec succès de recréer leur littérarité et leur beauté en espagnol. Enfin, après une période creuse pour la traduction mais extrêmement féconde pour son œuvre propre, Cortázar retourne vers la traduction pour des motifs non littéraires.
En étudiant ces traductions en intertexte avec Rayuela, nous avons vu à quel point elles constituent le terreau de l’œuvre à venir : avant 1958 (date à laquelle Cortázar entreprend d’écrire ce livre), il a déjà pratiqué par la traduction la majorité des techniques qu’il y mettra en œuvre. Ainsi, il a mis en mots le principe de la focalisation interne sur un personnage-lecteur avec Memorias de una enana ; avec Nacimiento de la Odisea il a manié le fait qu’un récit fonctionne sur un double-fond sémantique, qu’il soit animé par un chant et que le mensonge soit inhérent à tout récit de soi. Traduire Chesterton lui a permis d’apprendre à guider et gérer les réactions du lecteur et La poesía pura a constitué une base poétique qui contribuera fortement à l’élaboration des théories attribuées à Morelli. Nous avons vu aussi que El Inmoralista a pu prêter une teinte au personnage d’Horacio et à la structure générale de Rayuela, en climax et catabases. La Sombra de Meyerbeer possède sous une forme inachevée la figure du triangle médiumnique et celle de l’apparition d’un personnage dans un autre : nous sommes ici bien proches du triangle Horacio-Traveler-Talita sous lequel sourd le personnage de la Maga. Les deux textes de Stern appartiennent quant à eux à des problématiques qui touchent de près Rayuela : le questionnement des valeurs collectives et la poétique de l’existentialisme. La Víbora est un bon atelier pour l’oralité du phrasé dans les dialogues et le livre de Dormandi a posé les bases des techniques à l’œuvre dans Rayuela : textes théoriques intercalés dans la narration, activité du lecteur, choix libre entre deux ordres de lecture. On assiste dans le dernier cahier de Gide, à la mort d’un auteur qui a pleinement conscience de son état : il s’agit sans doute de la référence pour la scène de Morelli à l’hôpital, où il va mourir. Le roman intitulé Memorias de Adriano est, quant à lui, un essai de psychologie par le questionnement, qui sera très utile pour la constitution de la voix d’Horacio. Enfin, le « William Wilson » de Poe vibre fortement sous la scène des « rulemanes » de Rayuela : Horacio et Traveler y sont bien des doppelgängers.
On le voit, toutes ces similarités sont fort troublantes : c’est que ces traductions littéraires constituent un réseau, une véritable toile d’araignée au centre de laquelle bat Rayuela. Lorsque Cortázar écrit ce livre, il affirme :
‘En todo caso a mí me ha ocurrido siempre cumplir ciclos dentro de los cuales lo realmente significativo giraba en torno a un agujero central que era paradójicamente el texto por escribir o escribéndose. En los años de Rayuela la saturación llegó a tal punto que lo único honrado era aceptar sin discusión esa lluvia de meteoritos que entraban por ventanas de calles, libros, diálogos, azares cotidianos, y convertirlos en pasajes, fragmentos, capitulos prescindibles o imprescindibles de eso otro que nacía alrededor de una oscura historia de desencuentros y búsquedas : de ahí en gran medida, la técnica y la presentación del relato. 295 ’Nous pensons que le souvenir de ces traductions littéraires, réalisées parfois plus de quinze ans avant l’écriture de Rayuela, a resurgi à ce moment-là, comme éclate une idée longuement mûrie mais restée jusqu’alors informulée.
Nous avons vu par ailleurs quel traducteur littéraire était Cortázar : il est très attentif au souffle et au sens de la ponctuation, qui créent l’oralité des textes, parfois accompagnée d’un usage de l’argot. Il est tout aussi à l’écoute du rythme, de la cadence et de la musicalité toujours à recomposer dans la langue d’arrivée, tout comme l’est la métaphore et l’image en général. Enfin, il s’applique à penser et respecter l’effet du texte sur le lecteur : c’est là que semble résider sa fidélité en matière de traduction.
Pour être ce traducteur-là, il faut bien-sûr être un lecteur extrêmement sensible, vibrant même à l’écoute du texte : c’est en quelque sorte les sensations ressenties par Cortázar à la lecture du texte original qui seront traduites, presque plus que le texte lui-même. Or, on le sait, on ne traduit d’un texte que ce que l’on en a lu, que ce que l’on a perçu. La finesse de la lecture étant le gage d’une bonne interprétation puis d’une bonne traduction, le traducteur se doit donc de hisser sa lecture vers la plus grande complexité et la plus grande densité possible. C’est ainsi que son interprétation pourra laisser place à une multiplicité de lectures et de lecteurs du texte traduit ; il ne sera pas univoque et c’est pourquoi il restera de la littérature. De cette manière, lorsque le traducteur lit le texte qu’il va traduire, il produit une sorte d’analogie entre sa lecture du texte original et celles des lecteurs du texte traduit : à propos de l’écriture, Cortázar formule une idée qui nous semble aussi charnière pour la traduction : « mon lecteur c’est moi, dans l’acte de prendre conscience ou inconscience ».
Mais élargissons à présent cette problématique de la traduction dans l’œuvre de Cortázar en voyant comment se mêlent traduction et écriture, jusqu’à parfois ne faire qu’un.
« La muñeca rota », Último Round, p. 104, piso alto. « Quoi qu’il en soit, j’ai toujours été pris dans des cycles où ce qui avait vraiment du sens tournait autour d’un vide central qui était paradoxalement le texte à écrire ou en train de s’écrire. Dans les années de Rayuela la saturation est arrivée à un point tel que la seule chose honnête à faire était d’accepter sans discuter cette pluie de météorites qui entraient par les fenêtres des rues, des livres, des conversations, des hasards quotidiens, et d’en faire passages, fragments, chapitres nécessaires ou accessoires de cette autre chose qui naissait autour d’une obscure histoire de quêtes et de rencontres manquées : c’est de là que vient, en grande partie, la technique et la présentation du récit. » (Trad. S.P.)