Traduire la poésie : de l’intraduisible au pastiche

Dans les lettres de Cortázar correspondant aux années 1944 et 1945, il est fréquemment fait allusion aux cours que Cortázar donnait à l’Université de Cuyo (Mendoza) et cela nous donne la piste de certaines traductions. Voyons par exemple cette lettre datée du 16 août 1944 :

‘En Literatura francesa (de segundo año de Letras) me ocupo de la « nueva poesía », desde Baudelaire a Mallarmé –con una introducción sobre los románticos que le hubiera gustado escuchar a Marcela, pues hice amplia justicia a su adorado Lamartine y conseguí realizar traducciones bastante pasables de « Automne » y otros poemas. En el segundo curso intentaré desarrollar una breve historia de la poesía francesa desde Rimbaud hasta nuestros días. Y en el curso de literaturas septentrionales, he elegido el romanticismo en Inglaterra (principalmente Shelley y Keats) y la poesía contemporánea de Alemania : Rilke. 298

Outre les informations précieuses concernant le programme qu’il établit, on apprend à travers cela que Cortázar introduisait des traductions propres dans ses cours sur la poésie française. Il cite ici Lamartine, mais nous allons voir qu’il en allait de même pour les poètes anglais :

‘En cambio traduzco a Wordsworth ( ¿no es atroz?) y me desespero intentando traducir a Keats. ¿Cómo, cómo, cómo, cómo?
Keen fistful gusts are whispering here and there...
¿CÓMO traducir esto? Y esa gente canna speak english... 299

La dernière phrase nous propose une explication pour ces traductions : Cortázar était dans l’obligation de les produire puisque ses élèves ne parlaient pas la langue anglaise. On peut supposer que c’était aussi le cas pour le français. C’est intéressant car cela laisserait entendre qu’il traduirait au moins un poème de chaque auteur cité dans le programme 300 (si du moins il ne disposait pas de bonnes traductions allographes éditées et accessibles). Voyons les programmes qu’il envisage pour la suite :

‘si me quedo aquí veré al año que viene de hacer un buen curso de literatura medieval francesa, con Villon y Le roman de la Rose, en el segundo iría a Racine –a quién quiero deliberadamente– y tal vez el La Fontaine de los poemas líricos... 301
En Literatura Inglesa me ocuparé, hacia fin de año, de Lawrence, Virginia Woolf (...) y Huxley. Terminé anoche un ciclo Byron del que estoy satisfecho (...). 302

Outre cela, les activités parallèles de Cortázar dans ces années-là reflètent aussi des préoccupations pour la traduction:

‘Espero que estas páginas [una conferencia] sobre Paul Verlaine, escritas un poco presurosamente pero con el gran cariño que siento yo por el “pauvre Lélian”, le resulten gratas y me encuentre en ellas. Las malas traducciones de poemas que hay en ellas las sustituirá usted mentalmente por los maravillosos originales. ¿Qué podía yo hacer? No tengo aquí versiones mejores, y estas mías intentan por lo menos guardar una correspondencia con la delicadeza y las músicas del francés. 303

Pour résumer ces pistes, nous pouvons dire avec certitude que Cortázar a réalisé des traductions de Lamartine, de Verlaine, de Wordswoth et de Keats. Nous pouvons aussi émettre l’hypothèse qu’il en réalise peut-être aussi pour les autres auteurs qu’il cite dans ses programmes (Baudelaire, Mallarmé, Racine, La Fontaine, Villon, Vigny, Le roman de la Rose, Byron, Shelley, Lawrence, Woolf et Huxley).

En ce qui concerne la conférence sur Verlaine envoyée à Lucienne Duprat, nous avons essayé d’en retrouver la trace à Buenos Aires, dans la Réserve de la Biblioteca Nacional de la República, où se trouvent les lettres de Cortázar envoyées aux Duprat, dont celle-ci. Nous pouvons affirmer que la conférence en question ne s’y trouve pas.

Pour ce qui est des cours proprement dits, par contre, nous avons retrouvé un manuscrit à l’Université de Princeton 304 et nous l’avons fait microfilmer. Il s’agit de 122 pages de notes qui constituent la préparation de ses cours de « Literatura francesa II ». Une note manuscrite sur la première page précise une date : 1945. Nous citons ici le programme qui apparaît sur cette première page :

‘LITERATURA FRANCESA II
LA POESÍA FRANCESA DESDE RIMBAUD HASTA NUESTROS DÍAS
IIntroducción : los caminos de la « Nueva poesía ».
A) Poesía y poética de Charles Baudelaire.
B) El Conde de Lautréamont.
C) Paul Verlaine.

IIVida y obra de Jean-Arthur Rimbaud.

IIILa poesía de Stephane Mallarmé.

IVJules Laforgue y la poesía decadente.

VFin de siglo : el simbolismo y la escuela romana.

VIEl siglo XX y sus rutas poéticas.
A) Le herencia del simbolimo. La poesía de Paul Valery.
B) Grupos y tendencias de pre-guerra y de postguerra. La actitud dadaísta. La herencia de los « videntes » y Rimbaud : el surrealismo como intención y como técnica.
C) Algunos poetas contemporáneos : Paul Claudel, Oscar W. de Lubicz Milosz, Saint-John Perse, Jules Supervielle. 305

Ce programme est, on le voit, extrêmement alléchant pour qui connaît Cortázar et une étude systématique de ce manuscrit, spécialement en intertexte avec la poésie de Cortázar, nécessaire dans l’avenir. Tout ici fait sens dans les choix du Cortázar-professeur, comme nous le montre cette mise en garde contenue dans le premier cours (qui correspond à la page 51 du manuscrit) :

‘ 1a) Dificultad básica
El alumno debe entender que un análisis de valores poéticos sólo puede intentarse periféricamente (e históricamente). El valor « Poesía » [illisible] independencia absoluta in sé, pues este es un curso en prosa, ergo…
Propósito : favorecer con datos
exégesis
traducciones
aparato crítico
la aprehensión de las modernas corrientes poéticas de F. [sans doute pour Francia] 306

Il faut donc penser les traductions en relation avec les autres membres du cours, comme un même mouvement visant à approcher, à cerner la poésie qui, selon Cortázar, se défait devant la tentative d’explication.

Par ailleurs, nous allons voir que ces notes sont très difficiles à étudier, pour diverses raisons. Commençons par remarquer que ce manuscrit est extrêmement désordonné : nous voyons par exemple que le premier cours se trouve aux pages 50-51, tandis que l’étude de Lautréamont est scindée en deux blocs, pages 28-30 et pages 39-49 ; l’ordre général présenté dans le programme est donc altéré. Il en va de même pour l’ordre des pages à l’intérieur de chaque sous-partie : une préparation indiquant « BAUDELAIRE (4) » apparaît page 9, alors que « BAUDELAIRE (2) » se trouve page 17.

Pour ce qui est du contenu du manuscrit, nous avons là aussi plusieurs difficultés. Il se compose de quatre sortes de documents : des préparations de cours manuscrites, des préparations tapées à la machine, des résumés de livres et des traductions également tapés à la machine. Quant aux préparations, on remarque que manuscrits et tapuscrits ne se correspondent pas exactement : on a par moments l’impression que le manuscrit est constitué de notes qui servent ensuite à l’élaboration du tapuscrit, mais parfois il semblerait plutôt que ce soit le contraire ; il ne paraît donc pas y avoir de principe clair qui régisse l’élaboration du cours final. D’autre part, les préparations renvoient aux traductions avec des appels comme « Leer EL GATO » (un poème de Baudelaire), ce qui donne un aspect assez labyrinthique à ce manuscrit déjà désordonné. Enfin, beaucoup de ces renvois de lecture correspondent à des traductions qui n’apparaissent pas dans le manuscrit : Cortázar les en a-t-il enlevés, afin d’utiliser ses versions dans un autre cours ou pour un tout autre usage ? S’agissait-il au contraire de traductions éditées qu’il possédait et qu’il lisait dans un volume à part ? Enfin, il existe une autre incomplétude : le cours semble se clore sur la « postguerra » ; il manque donc la partie du programme qui était décrite comme : « La actitud dadaísta. La herencia de los « videntes » y Rimbaud : el surrealismo como intención y como técnica. d) Algunos poetas contemporáneos : Paul Claudel, Oscar W. de Lubicz Milosz, Saint-John Perse, Jules Supervielle ». 307 Ces pages ont-elles été déplacées du dossier ? Ces cours n’ont-ils au contraire jamais été donnés ? Quoiqu’il en soit, l’étude de ce manuscrit est complexe et difficile.

Passons à présent au recensement des traductions qu’il contient et qui sont réalisées par Cortázar. Il faut remarquer que la plupart de ces textes n’ont pas de références précises. Nous notons d’abord le contenu (nous mettons entre guillemets les titres et diverses indications donnés par Cortázar quant à celui-ci), puis le numéro de la page dans l’ordre présent du manuscrit et enfin le nombre de lignes que la traduction occupe (il ne s’agit en général que de citations et non du texte complet).

  • « Baudelaire, « Fusées », ed. Pléiade, 632 » (p. 6, 16 lignes)
  • « Huysmans on Baudelaire » (p. 6-7, 45 lignes)
  • « Baudelaire acerca de Gautier, Pléiade II, 465 » (p. 8, 47 lignes)
  • « Textos de « Les Fleurs du Mal » concernientes a la poesía » (p. 19, extraits de « Bénédiction » 16 vers, de « Hymne à la Beauté » 4 vers, de « Causerie » 1 vers, de « La voix » 2 lignes, de « Las Multitudes », 6 lignes)
  • « Maritain Baudelaire, De la connaissance poétique p. 89 » (p. 25, 6 lignes)
  • « situación de Baudelaire, Variété II » Valéry (p. 26, 21 lignes)
  • « El sentido de lo artificial, Théophile Gautier, Préface aux Fleurs » (p. 14, 23 lignes)
  • Extraits des Chants de Maldoror de Lautréamont (de multiples fragments pour un total de 10 pages, p. 39 à 49)
  • « Situation de Verlaine. Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme, p. 28/9. » (p. 38, 39 lignes)
  • « Paul Claudel : Rimbaud, Préface aux poésies, Mercure » (p. 54, 37 lignes)
  • « Le nénuphar blanc » Mallarmé (p. 75, 13 lignes)
  • « Valéry parle de Mallarmé, Variété II, p. 186, p. 215 » (p. 76, 44 lignes)
  • « Thibaudet acerca del simbolismo » (p. 78, 21 lignes)
  • « Letanías de miseria, Le Sanglot de la Terre » (p. 123, 12 vers)
  • « Valéry : à propos du Symbolisme » (p. 91, 51 lignes)
  • « Huysmans : A Rebours «  (p. 94-95, 79 lignes)
  • « Ronde de la grenade, escuela romana » (p. 104, 16 lignes)
  • « Naturismo. Del manifesto de Maurice Le Blond, 1895 » (p. 104, 13 lignes)
  • « Ronde de la grenade » (p. 106, 51 vers)
  • Valéry « L’amateur de poèmes, Carta sobre Mallarmé » (p. 111, 9 lignes)
  • Valéry « Aurore » (p. 111, 23 vers)
  • Valéry « Fragment des mémoires d’un poème, chez Madame de Noulet, XI » (p. 112, 52 lignes)
  • « Valéry. Guéguen, 51. Guéguen, 36/7 » (p. 116, deux fragments, total de 31 lignes)
  • Valéry « Ébauche d’un serpent » (p. 117, 20 lignes)
  • « Préface à La bohème et mon cœur » (p. 119-120, 93 lignes)
  • « Thibaudet : Unanimisme » (p. 122, 9 lignes)

On remarque que les pistes qui nous ont incité à consulter ce manuscrit (des traductions de Lamartine et de Verlaine) restent infructueuses. Nous allons essayer de comprendre quel est l’enjeu de ces traductions en étudiant ce fragment du « Nénuphar blanc » de Mallarmé, en contraste avec la version qu’en propose Cortázar dans ses cours.

Le nénuphar blanc Le nénuphar blanc [en français dans le texte]
Résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude et, comme on cueille, en mémoire d’un site, l’un de ces magnifiques nénuphars clos qui y surgissent tout à coup, envellopant de leur creuse blancheur un rien, fait de songes intacts, du bonheur qui n’aura pas lieu et de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition, partir avec : tacitement, en déramant peu à peu sans du heurt briser l’illusion ni que le clapotis de la bulle visible d’écume enroulée à ma fuite ne jette aux pieds survenus de personne la ressemblance transparente du rapt de mon idéale fleur. Resumir con una mirada la ausencia virgen dispersa en esta soledad y, como se recoge, en recuerdo de un sitio, uno de estos mágicos nenufares cerrados que surgen repentinamente, envolviendo en su hueca blancura una nada, hecha de sueños intactos, de la dicha que no tendrá lugar y de mi aliento retenido por miedo a una aparición –partir con él. Tácitamente, remando muy suavemente para no quebrar la ilusión o que el murmullo de las burbujas de la espuma mezclada a mi fuga no arroje a los pies de nadie el transparente parecido del rapto de mi flor ideal.

On remarque, surtout pour la traduction de la dernière phrase (de « Tácitamente » à la fin), qu’il s’agit bel et bien d’une traduction pédagogique, visant à transmettre le sens plus que l’aspect poétique du texte. En effet, la musique du texte original, qui mime dans un premier temps une barque qui glisse sur l’eau en douceur (« tacitement, en déramant peu à peu sans du heurt briser l’illusion ni que le clapotis de la bulle visible d’écume enroulée à ma fuite »), n’est que très peu rendue par la traduction (« Tácitamente, remando muy suavemente para no quebrar la ilusión o que el murmullo de las burbujas de la espuma mezclada a mi fuga »). Par ailleurs, sur cette même phrase, les ruptures syntaxiques, desquelles dépendent en bonne part la complexité des images, sont aplanies : une série de suppressions rendent le texte d’arrivée plus lisible d’un point de vue sémantique mais aussi plus pauvre d’un point de vue poétique. Ainsi, « sans du heurt » est traduit par « para no », « le clapotis de la bulle visible » devient seulement « el murmullo de las burbujas », et les « pieds survenus de personne » ne surviennent plus dans la traduction : ils ne sont que « los pies de nadie ».

Nous n’étudions pas plus avant les traductions que nous avons recensées plus haut : on voit qu’elles sont à penser avec l’ensemble du cours, puisqu’elles fonctionnent comme des citations à but didactique. La plupart du temps, le texte traduit est tronqué et parcellaire ; il n’obéit donc pas aux mêmes exigences qu’une traduction qui vise à être lue en soi –elles ne reposent pas sur le processus d’une traduction poétique proprement dite. Nous estimons donc que ces traductions répondent à une problématique un peu distincte de celle que nous abordons dans cette étude et qu’il vaut mieux réserver ce corpus pour une étude en soi.

Ces traductions nous montrent surtout que la lecture (ici la lecture sélective), la traduction et l’élaboration d’un propos ne sont qu’un seul et même mouvement de pensée chez Cortázar.

Toutefois, le manuscrit des cours de Cortázar nous intéresse de près car il contient des définitions de la poésie, qui nous aideront à mieux comprendre les enjeux de ses traductions poétiques. Dans le cours sur Mallarmé, nous trouvons des notes pour la « Clase 4 » 308 , dont voici le texte :

‘ 5) El sentido de la analogía
Metáfora
: forma mágica del principio identidario.
Analogía

A=A. pero en poesía A=B.
Si el olvido es agua y el recuerdo fuego,
ay! qué corazón de nieve tan triste tengo.Molinari.
De ahí surge –llena de un misterio que justifica lo de mágico– la metáfora, la imagen poética. Y, sobre todo, el símbolo.
La teoría de las correspondencias (Baud.) es la metafísica, la hipóstasis de la analogía. O sea: sólo es aparente –estética– la analogía, o encierra una superrealidad? Mallarmé se plantea este problema.
Leer “El demonio de la analogía”.

6) El símbolo.
Del sentido de la analogía se pasa siempre al símbolo. A es símbolo de B cuando se encuentra en precisa relación analógica (poética). (...)
Mallarmé da un paso más y (como en Dante y las alegorías [illisible])
parece preguntarse si además de A símbolo de B, A y B no serían símbolos de esencias, de verdades al modo platónico. Gide: Detrás de las formas está la verdad.
Entonces M. rompe las metafísicas a 2 términos y deja sólo un término a modo de imagen,
símbolo del otro término
de la esencia que se esconde tras él.

De allí : poema y “superpoema”. Poema “en función de –”
cf poema englobo es A de un B ideal (analógica y simbólicamente)

7) Presentación del simbolismo chez M.
No sólo es símbolo. Ergo, limitación y fijación de valores
Todo símbolo se expresa poéticamente con el lenguaje. Pero el lenguaje tiende a la prosa.
A) ALUSIÓN: no decir, [peu lisible, peut-être: seguro], aludir (leer encuesta Huret)
Batalla del idioma con el idioma mismo (matin chaste de l’infini)
Toda nuestra nativa, monótona amistad (valores etimológicos si es preciso). 309

Nous pensons que le Cortázar des années 40 fait sienne cette définition mallarméenne de la poésie comme accès analogique et magique à une surréalité 310 , accès issu d’une bataille contre le langage. Elle nous permet aussi, nous allons le voir, de problématiser son rapport à la traduction de poésie dans ces années-là. Il explique plus naïvement le même problème dans une lettre de 1939 :

‘I have a book for you to enjoy; poems by Rainer Maria Rilke, the greatest poet that Germany ever had. They are translated into french, and are a little difficult to feel, because Poetry is a matter of feeling, of intuition, more than simple understanding. 311

Le grand problème de la traduction de poésie est en effet bien celui-ci : est-ce le sens premier qu’il faut chercher à traduire, surtout pour des poètes comme Mallarmé où il semble importer bien peu ? Est-ce au contraire le rayonnement de l’analogie qu’il faudrait, idéalement, rendre ?

Lorsque l’on traduit une métaphore, ce sont les termes de celle-ci que l’on pourra rendre, c’est-à-dire l’apparence de la métaphore comme le disait Cortázar dans ses cours, mais il se produit alors une perte de précision dans la relation analogique qu’établissait la métaphore originale. Ainsi, l’analogie en elle-même et, partant, la surréalité qu’elle renferme, seront condamnées à ne pas « passer » dans la traduction. Dès lors, que reste-il de poésie dans le poème traduit ? Par ailleurs, lorsque l’on a une contrainte sémantique, comment rendre le fruit de la bataille du langage contre le langage, c’est-à-dire la musique du poème original ?

Afin de se figurer un peu la complexité de ce problème, essayons ce petit exercice : traduire intralinguistiquement (c’est à dire du français vers le français, mais sans utiliser les mêmes mots) ce vers de Mallarmé dans « Tombeau » :

‘Le noir roc courroucé que la bise le roule’

Si l’on accepte la seule contrainte sémantique, la solution suivante pourrait être retenue :

‘Le caillou foncé et en colère parce que le vent le retourne’

Le sens premier des deux phrases semble être à peu près identique, mais la deuxième n’est assurément pas de la poésie ! Pour se rapprocher un peu plus de l’original, il faudrait au moins essayer de conserver le rythme qu’avait le vers de Mallarmé. On peut ainsi essayer de forger un nouvel alexandrin avec la même contrainte sémantique :

‘Brune pierre en courroux du roulis venté’

C’est un peu mieux au niveau rythmique, mais le sens a subi une légère altération et le vers d’arrivée n’a toujours pas de force poétique : sa musique ne nous parle pas comme l’original et il ne provoque nulle « vision ». De plus, il faut imaginer la même difficulté à l’échelle d’un poème : si l’on choisit de traduire en métrique, il faudra respecter un mètre tout au long de la traduction et même chercher des rimes ou des assonances entre chaque vers. On le voit, le problème est ardu et il semble bien difficile de trouver une solution satisfaisante pour traduire la force de l’analogie.

Nous allons voir que Cortázar aborde cette problématique dans un texte intitulé « Tombeau de Mallarmé » 312 . Ce dernier commence ainsi :

‘De los traidores refugiados consuetudinamente en el oficio de la traducción, muchos de los que traducen poesía se me antojan avatares de ese Judas sofisticado que traiciona por inocencia y por amor, que abraza a su víctima entre olivos y antorchas, bajo signos de inmortalidad y de pasaje. Todos los recursos son buenos cuando en el fondo de la retorta alquímica brillará el oro del que habla Píndaro en la primera Olímpica ; por eso se sabe de Judas alquimistas que no vacilan en esconder un grano de oro en el plomo, simular la transmutación para el príncipe codicioso, mientras siguen buscándola solitarios y acaso hallándola. Terreno equivoco donde se pasa de la versión a la invención, de la paráfrasis a la palingenesia (…). 313

Le seul recours pour qu’une traduction de poésie soit réussie est donc, selon ce texte, le saut nécessaire à la création : le traducteur doit cacher une pépite de son invention au cœur du texte d’un autre pour que le lecteur « avide » puisse y trouver son compte et avoir ainsi l’impression de lire de la poésie.

La limite entre traduction et création est en effet parfois assez floue lorsqu’on regarde de près certaines traductions, de poésie notamment. Ceci nous importe car nous pouvons ainsi aborder la traduction chez Cortázar sous un nouveau jour : nous avions vu en première partie que la traduction avait servi de formation littéraire à notre auteur, que chronologiquement la traduction précédait la création. Nous allons voir à présent que, dans certains cas chez Cortázar, traduction et écriture se donnent conjointement et procèdent toutes deux à la production du texte.

La fin de « Tombeau de Mallarmé » aborde par exemple le problème du pastiche :

‘me despedí de mi doble traidor con una ceremonia purificatoria, este Tombeau de Mallarmé. Creí entender que sólo la forma más extrema de la paráfrasis podía rescatar en español el misterio de una poesía impenetrable a toda versión (verifíquenlo los escépticos) ; vencí el temor al pastiche y una noche en un café de la calle San Martín (…) vi hacerse la primera versión de este poema sin aceptarlo demasiado como mío. 314

On le comprend, le pastiche est donc envisagé comme une manière de traduction : la contrainte cette fois n’est plus celle du sens (inventé ici de toutes pièces par Cortázar) ; ce que ce « traducteur » essaie de rendre, c’est bien plutôt la force de l’analogie. Nous allons voir que le poème intitulé Tombeau de Mallarmé, qui s’ouvre justement par le vers presque intraduisible vu plus haut, est bel et bien écrit à la manière des célèbres Tombeaux de ce dernier –sonnets parfaits écrits en épitaphe à Baudelaire ou à Poe par exemple.

‘TOMBEAU DE MALLARMÉ
Le noir roc courroucé que la bise le roule

Si la sola respuesta fue concedida
a la lúcida imagen de la albura
ola final de piedra la murmura
para una oscura arena ensimismada

Suma de ausentes voces esta nada
la sombra de una vaga sepultura
niega en su permanencia la escritura
que urde apenas la espuma y anonada

Qué abolida ternura qué abandono
del virginal por el plumaje erigen
la extrema altura y el desierto trono

donde esfinge su voz trama el recinto
para los nombres que alzan del origen
la palma fiel y el ejemplar jacinto’

Il nous semble que l’on peut lire ce poème comme l’expression de la terrible difficulté à traduire Mallarmé. En effet, si la traduction est une réponse du traducteur à l’auteur, elle est murmurée par le tombeau de ce dernier à l’oreille du traducteur, alors « oscura arena ensimismada ». Dans cette traduction impossible, dans ce « rien » où les voix poétiques résonnent en écho, la permanence de l’écriture de Mallarmé nie l’écriture ânonnante du traducteur. Essayer de traduire sa poésie, c’est abolir la tendresse pour l’auteur, c’est échanger la rayonnante analogie contre ses apparences (« el plumaje ») ; c’est surtout se rendre compte de la grandeur intouchable de l’auteur. Sa voix énigmatique égraine en français (« que se alzan del origen ») les mots qu’il faudrait trouver pour traduire de manière fidèle, exemplaire 315 .

Cette non-traduction proposée par Cortázar met pourtant en œuvre mieux que dans une version « fidèle » le jeu de charade propre aux poèmes de Mallarmé. Elle traduit une manière, hors du sens, hors des mots, et est en même temps une écriture à part entière.

Le cas soumis par Cortázar dans « Tombeau de Mallarmé » est bien sûr un exemple extrême, mais cela a le mérite de problématiser clairement le rapport entre traduction poétique et écriture.

Nous avons retrouvé plusieurs manuscrits traduisant de la poésie et signés Julio Cortázar. Nous allons à présent les analyser afin de voir comment procède en pratique notre traducteur et s’il ne se trouve pas dans ses traductions quelques unes des « pépites » d’écriture dont il nous a parlé.

Notes
298.

Cartas, p. 168. « En Littérature française (deuxième année de Lettres), je m’occupe de la « nouvelle poésie française », de Baudelaire à Mallarmé –avec une introduction sur les romantiques qui aurait plu à Marcela : j’ai amplement fait justice à son adoré Lamartine et j’ai réussi à traduire passablement « Automne » et d’autres poèmes. Au deuxième semestre, j’essaierai de faire un bref historique de la poésie française de Rimbaud à nos jours. Dans mon cours de littératures septentrionales, j’ai choisi le romantisme anglais (Shelley et Keats principalement) et la poésie contemporaine allemande : Rilke. » (Trad. S.P.)

299.

Cartas, p. 170. « En revanche, je traduis Wordsworth (n’est-ce pas atroce ?) et je désespère d’arriver à traduire Keats. / Comment, comment, comment ? / Keen fistful gusts are whispering here and there… / COMMENT traduire cela ? Et mes élèves canna speak english… » (Trad. S.P.)

300.

Il faudrait aussi ajouter Vigny, puisqu’il écrit, p. 191 : « la única solución es bajar de nivel, simplificar un poco y acercar Vigny a los mendocinos ya que los mendocinos no saben acercarse a Vigny. » (« La seule solution, c’est de baisser le niveau, de simplifier un peu, de rapprocher Vigny des gens de Mendoza puisqu’ils ne savent pas atteindre Vigny. » Trad. S.P.)

301.

Cartas, p. 174. « Si je reste l’année qui vient, j’essaierai de faire un bon cours de littérature médiévale française, avec Villon et Le roman de la rose ; le deuxième semestre, ce serait Racine –que j’aime délibérément– et peut-être le La Fontaine des poèmes lyriques… » (Trad. S.P.)

302.

Cartas, p. 187. « En littérature anglaise, je traiterai jusqu’à la fin de l’année Lawrence, Virginia Woolf (…) et Huxley. Hier, j’ai fini un cycle sur Byron dont je me sens satisfait (…). » (Trad. S.P.)

303.

Cartas, p. 172. A propos d’une conférence : « J’espère que vous aimerez et que vous me trouverez dans ces feuillets sur Paul Verlaine, écrits un peu à la hâte mais avec toute la tendresse que je ressens pour le « Pauvre Lélian ». Les mauvaises traductions de poèmes qui s’y trouvent, vous saurez les remplacer mentalement par les merveilleux originaux. Que pouvais-je faire ? Je n’ai pas ici de meilleures versions et celles que j’ai faites essaient au moins de conserver une correspondance avec la délicatesse et la musicalité du français. » (Trad. S.P.)

304.

sous la cote Julio Cortázar papers C0888, Box 2, Folder 42. Ces recherches ont été menées à distance, via Internet.

305.

Littérature française II./ La poésie française de Rimbaud à nos jours./ I. Introduction : les chemins de la « Nouvelle poésie »./ a) Poésie et poétique de Charles Baudelaire./ b) Le Comte de Lautréamont./ c) Paul Verlaine./ II. Vie et œuvre de Jean-Arthur Rimbaud./ III. La poésie de Stéphane Mallarmé./ IV. Jules Laforgue et la poésie décadente./ V. Fin de siècle : le symbolisme et l’école romaine./ VI. Le XX° siècle et ses voies poétiques :/ a) L’héritage du symbolisme./ b) Groupes et tendances d’avant-guerre et d’après-guerre. L’attitude dadaïste. L’héritage des « voyants » et de Rimbaud : le surréalisme comme intention et comme technique./ c) Quelques poètes contemporains : Paul Claudel, Oscar W. de Lubicz Milosz, Saint-John Perse, Jules Supervielle. » (Trad. S.P.)

306.

« 1ère difficulté fondamentale :/ l’élève doit comprendre que l’analyse des valeurs poétiques ne peut s’entreprendre que périphériquement (et historiquement). La valeur « Poésie » : indépendance absolue en soi, car c’est un cours en prose, donc…/ But : favoriser l’appréhension des courants poétiques modernes de la France par :/ des informations/ l’exégèse/ des traductions/ l’appareil critique. » (Trad. S.P.)

307.

Ceci est d’autant plus dommage que l’on aurait peut-être pu y retrouver les traductions du surréaliste Benjamin Péret et de Supervielle qui sont annoncées dans « Tombeau de Mallarmé », comme nous le verrons ensuite.

308.

pages 72-73 du manuscrit. Cette citation est longue, mais il nous semble nécessaire de conserver l’unité didactique du propos.

309.

« 5) Le sens de l’analogie/ Métaphore/ Analogie/ : forme magique du principe d’identité./ A=A, mais en poésie A=B./ Si l’oubli est eau et le souvenir feu/ Ah ! quel cœur de neige si triste j’ai en moi/ Molinari./ De là jaillit –pleine d’un mystère qui justifie la qualification de magique– la métaphore, l’image poétique. Et surtout, le symbole./ La théorie des correspondances (Baud.) est la métaphysique, l’hypostase de l’analogie. C’est-à-dire : l’analogie est-elle seulement apparente –esthétique– ou renferme-t-elle une surréalité ? Mallarmé se pose ce problème./ Lire « Le Démon de l’analogie »./ 6) Le symbole./ Du sens de l’analogie, on passe toujours au symbole. A est symbole de B quand il se trouve précisément en relation analogique (poétique). (…)/ Mallarmé fait un pas de plus et (comme chez Dante dans les allégories)/ semble se demander si, outre A symbole de B, A et B ne seraient pas les symboles des essences, des vérités platoniciennes. Gide : La vérité réside sous les formes./ M. brise donc les métaphysiques à deux termes et ne laisse qu’un seul terme comme image, symbole de l’autre terme/ de l’essence qui s’y cache./ De là : poème et « surpoème ». Poème « en fonction de– » ./ cf. poème englobant : le A d’un B idéal (analogiquement et symboliquement)/ 7) Présentation du symbolisme chez M./ a) Il n’est pas seulement symbole. Donc, limitation et fixation de valeurs./ b) Tout symbole s’exprime poétiquement par le langage. Mais le langage tend à la prose./ A) Allusion : ne pas dire, suggérer (lire enquête Huret)/ Bataille de la langue contre la langue même (matin chaste de l’infini)/ Toute notre native amitié monotone (valeurs étymologiques si besoin est). » (Trad. S.P.)

310.

Ce qui fait sens également pour Rayuela, où le lecteur est invité à assumer une lecture analogique du livre afin de renouveler sa perception du monde. Nous verrons ceci en détail en troisième partie.

311.

Cartas, p. 61. « J’ai pour vous un livre qui vous plaira : des poèmes de Rainer Maria Rilke, le plus grand poète que l’Allemagne ait jamais eu. Ils sont traduits en français et sont légèrement difficiles à sentir, car la Poésie est affaire de sensation, d’intuition, plus que de simple compréhension. » (Trad. S.P.)

312.

in La vuelta al día en ochenta mundos.

313.

« Parmi les traîtres habituellement réfugiés dans le métier de la traduction, beaucoup de ceux qui traduisent de la poésie m’ont l’air d’avatars de ce Judas sophistiqué qui trahit par innocence ou par amour, qui embrasse sa victime au milieu des torches et des oliviers, sous les signes de l’immortalité et du passage. Tous les recours sont bons pour qu’au fond de la cornue alchimique brille l’or dont parle Pindare dans la première Olympique ; c’est pourquoi il y a des Judas alchimistes qui n’hésitent pas à cacher une pépite d’or dans le plomb, à simuler la transmutation pour le prince avide, alors qu’ils continuent à la chercher pour eux seuls et peut-être la trouvent-ils. Terrain glissant où l’on passe de la traduction à l’invention, de la paraphrase à la palingénésie (…). » (Trad. S.P.)

314.

« Je me suis défait de mon double, ce traître, par une cérémonie purificatrice, ce Tombeau de Mallarmé. J’ai cru comprendre que seule la forme la plus extrême de la paraphrase pouvait sauver en espagnol le mystère d’une poésie impénétrable à toute traduction (allez-y voir, les sceptiques !) ; j’ai vaincu la peur du pastiche et une nuit, dans un café de la rue San Martín, (…) j’ai vu se faire la première version de ce poème, sans le sentir trop m’appartenir. » (Trad. S.P.)

315.

Qu’on pardonne ce malheureux exercice de paraphrase…