On connaît l’importance qu’a eu la découverte d’Opium de Jean Cocteau par le jeune Cortázar : il rapporte que cela lui a révélé l’importance de la littérature moderne. On sait par ailleurs qu’il a continué à lire et à admirer Cocteau, puisqu’il le cite fréquemment dans sa correspondance. On ne sait généralement pas, par contre, que Cortázar a également été traducteur de Jean Cocteau en espagnol.
Nous avons en effet retrouvé dans l’excellent fonds de l’Université de Princeton aux États-Unis, un manuscrit et un tapuscrit traduisant un grand nombre de poèmes de Jean Cocteau 320 .
Le premier, écrit de la main de Cortázar, se compose de quatre cahiers. Il est très raturé et corrigé, ce qui montre clairement qu’il s’agit d’un manuscrit de travail. Les notes en marge sont nombreuses, ainsi que les dessins et les graffitis. On y trouve également plusieurs datations concernant la production de la traduction : au cours du deuxième cahier, on lit « 8 de abril 47 » et le manuscrit se termine par : « C’est fait. Huit au 19 mai 1947. Sans toi Natacha lointaine. »
A de nombreuses reprises, il est fait allusion à « Natacha » en marge du manuscrit, avec des tournures comme « Ask Natacha » ou « Chère Natacha, sauve Jean ! ». Il s’agit en réalité de Natacha Guthmann, l’épouse de Fredi Guthmann, comme nous le montre une lettre de Cortázar qui marque l’abandon très tardif du projet d’édition, en 1948, avec ces simples mots : « Dígale también [a Natacha] que nuestro Cocteau yace sepultado en el olvido. No time for poetry » 321 . (Rappelons que, pour Cortázar, 1948 est l’année où il réalise en un temps record ses études de traducteur technique.)
Arrêtons-nous un moment sur la collaboration de Natacha Guthmann à cette traduction. On le voit, Cortázar parle de « nuestro Cocteau » : il considère donc Natacha Guthmann comme co-traductrice. Ceci est renforcé par certaines notes de traduction intitulées : « Nota de los traductores ». Toutefois, le manuscrit comporte aussi un petit texte de Cortázar écrit directement en français, et indépendant de la traduction en cours. Il est adressé à « Natacha » et daté du 25 avril 322 :
‘25/4.Nous voyons donc que Natacha Guthmann quitte Buenos Aires et va s’installer à Paris alors que la traduction est en cours, ce qui modifie certainement son rôle dans cette traduction, mais ne l’annule pas. En effet, si d’un côté, Cortázar note en fin du manuscrit « C’est fait. […] Sans toi, Natacha lointaine », il continue pourtant à noter en marge, tout au long du manuscrit, des questions qui lui sont adressées et des appels à juger sa traduction, comme « Creo OK, cf Natacha ». Nous pouvons donc supposer que, pour les traductions réalisées avant le 25/4, Natacha Guthmann participe activement, aux recherches et au « défrichage » du texte original notamment, puisqu’elle parle couramment français, ayant grandi en France. Nous pensons toutefois que le travail de mise en forme et en particulier le travail rythmique est le fait de Cortázar lui-même 324 . Après cette date, Cortázar semble avoir travaillé de manière autonome à la production de la traduction. Toutefois, il copie ensuite ces textes à la machine (c’est le tapuscrit de Princeton) et les lui envoie pour correction. Nous trouvons par exemple une note dans le manuscrit qui dit : « hasta aquí enviado Natacha ».
Le tapuscrit compte 49 pages, avec une erreur dans la numérotation de Cortázar qui ne se souvient plus du nombre de pages du premier envoi et pagine mal la suite, répétant les numéros 11, 12, 13 et 14 ; il arrive ainsi à un total erroné de 45 pages. La première page porte la mention : « 1/45 faltaría alguna página » 325 . Outre les traductions, ce tapuscrit comporte quelques notes et des questions de Cortázar, sur le sens du texte original principalement. Natacha Guthmann apporte des réponses manuscrites directement dans le texte et ajoute certains commentaires ou corrections sur la traduction.
On trouve aussi dans le dossier de Princeton une lettre manuscrite de Natacha Guthmann, écrite en français depuis Paris et datée du 18 décembre 1947. Elle y commente et discute les choix de traduction de Cortázar et explicite les notes manuscrites portées sur le tapuscrit, qu’elle lui renvoie avec cette lettre. Elle apporte également une information très précieuse : Cocteau a lu certaines des traductions et les a approuvées. Voici ce qu’elle écrit :
‘J’ai fait remettre à Cocteau par intermédiaire de Seghers une petite note avec des questions – en plus j’ai fait remettre à Cocteau la première partie de la traduction (l’autre me semblait un peu trop raturée). Je vous envoie ci-joint la réponse manuscrite de Cocteau. J’ai eu en plus une lettre de Seghers dans laquelle il me disait que Cocteau était extrêmement satisfait des traductions ; qu’il les avait trouvées excellentes. Cela m’a fait grand plaisir et je pense que vous aussi vous serez ravi de savoir que nos efforts n’ont pas été vains.’La note de Cocteau n’est hélas pas dans le dossier de Princeton. Toutefois, il nous semble particulièrement important que l’auteur ait approuvé les traductions qui lui ont été présentées, et ce, avant même que les corrections de Natacha Guthmann soient intégrées au texte ou que Cortázar ait eu connaissance des réponses de Cocteau à ses questions.
Lors de notre voyage de recherches en Argentine, Natacha Guthmann a eu l’amabilité de nous recevoir et nous a donné des informations fort utiles : l’original de cette traduction était le Jean Cocteau des éditions Seghers 326 et la traduction devait être éditée par les éditions Cuadrado, que dirigeait Arturo Cuadrado. Suite à certains problèmes avec cet éditeur, le livre n’a pas vu le jour, bien que la traduction ait été menée à bien. Arturo Cuadrado semble avoir été un ami proche des Guthmann, puisque Cortázar donne régulièrement de ses nouvelles dans ses lettres à Fredi Guthmann. La correspondance 327 nous donne aussi des détails intéressants au niveau biographique : autour de 1947, Arturo Cuadrado dirigeait la revue La Gaceta Literaria, où Cortázar publie son conte intitulé « Bruja » et qui était financée par les éditions Nova. Il faut donc peut-être rapprocher ce projet des traductions de Chesterton et de Walter de la Mare réalisées par Cortázar pour Nova dans ces années-là.
Passons à présent à l’analyse de la traduction. Le tapuscrit compte 84 poèmes traduits, que nous ne pouvons évidemment pas tous analyser ici. Nous choisissons d’en étudier un seul intitulé « Cabellos grises, cuando la juventud los lleva… » car en marge, dans le manuscrit, on trouve cette note de Cortázar : « O.K. I like it. It’s very rendu. » Il nous semble donc intéressant d’étudier une traduction dont Cortázar semble particulièrement content. Nous avons donc trois versions de ce texte : l’original de Cocteau dans l’édition de Seghers, intitulé « Les cheveux gris, quand jeunesse les porte… », et deux états de la traduction : en premier lieu le manuscrit de travail et, en deuxième lieu, la version au propre, tapée à la machine par Cortázar et corrigée par Natacha Guthmann.
Nous allons commencer par étudier le manuscrit, afin de voir comment se construit la traduction. Pour ce faire, nous présentons à gauche l’original dans l’édition de Seghers (la mise en page respecte les strophes mais est adaptée pour correspondre graphiquement à la traduction) et à droite une transcription du manuscrit. Les mots raturés ont été notés entre crochets et le texte en est barré ([variante]). Lorsqu’une strophe entière a été raturée, nous reproduisons une courbe sur le texte. Nous avons maintenu la mise en page lorsqu’un mot avait été rajouté en marge et nous avons gardé le symbole de Cortázar pour exprimer un changement dans l’ordre des mots ou des propositions : mot n°1 mot n°2.
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LES CHEVEUX GRIS, QUAND JEUNESSE LES PORTE… Les cheveux gris, quand jeunesse les porte, Font doux les yeux et le teint éclatant ; Je trouve un plaisir de la même sorte A vous voir, beaux oliviers du printemps. La mer de sa fraîche et lente salive Imprégna le sol du rivage grec, Pour que votre fruit ambigu, l’olive, Contienne Vénus et Cybèle avec. Tout de votre adolescence chenue Me plait, moi qui suis le soleil d’hiver, Et qui, comme vous, sur la rose nue, Penche un jeune front de cendres couvert. |
CABELLOS GRISES CUANDO LA JUVENTUD LOS LLEVA… Cabellos grises, cuando la juventud los lleva, tornan [vuelven] dulces los ojos y la tez deslumbrante; [yo encuentro un placer semejante] [al veros] [al veros] yo encuentro al veros placer semejante, olivos hermosos de la primavera. El mar con su fresca, su lenta saliva Impregnó la tierra de la orilla griega, [a fin que el] [porque vuestro fruto] para que el ambiguo fruto de la oliva [a la vez [raturé, illisible] Cibeles y Venus contenga] [Venus y Cibeles] Juntas a Cibeles y Venus contenga. [Entera me place vuestra adolescencia Canosa, – yo soy el sol de los inviernos [y yo, como vosotros, sobre] y] Todo lo que hay en [Enteramente] vuestra canosa adolescencia me place, a mí que soy el sol de los inviernos Y al igual que vosotros, sobre desnuda rosa Doblo una frente joven cubierta de cenizas. |
Pour la traduction du premier vers, qui donne son titre au poème, on voit que Cortázar trouve d’emblée la formule définitive, qui consiste en un déplacement de l’élision de l’article : « quand jeunesse » devient donc « cuando la juventud » alors que « Les cheveux gris » devient « Cabellos grises ». Pour le deuxième vers, nous trouvons un problème bien connu des apprentis-traducteurs : celui du devenir 328 ; pour traduire « font doux », Cortázar choisit d’abord le verbe « volver », puis le corrige en « tornan ». Il choisit également de rendre « éclatant » par « deslumbrante », ce qui est un peu fort mais a le mérite d’ouvrir la rime avec « semejante », au vers suivant. Ce dernier est d’abord traduit de manière très littérale en « yo encuentro un placer semejante », ce qui offre une rime, certes, mais ne convient pas au niveau métrique. C’est sans doute pourquoi Cortázar corrige ce vers et essaie ensuite, par deux fois, une autre attaque avec « al veros », qui traduirait de manière anticipée le « à vous voir » du quatrième vers français. Il finit par barrer cela et produit « encuentro al veros placer semejante », avec l’élision de l’article. Enfin, il ajoute en marge un « yo » qui vient compléter la métrique. Le quatrième vers trouve d’emblée sa forme définitive : « olivos hermosos de la primavera », avec une postposition de l’adjectif, qui en sort d’autant plus renforcé qu’il est suivi de la césure. Ceci est intéressant car on voit nettement ici comment se traduit la poésie : Cortázar pense certainement à la fois le troisième et le quatrième vers, puisqu’il déplace « al veros » de l’un à l’autre ; il a de plus, la contrainte de la rime qui l’oblige à terminer un vers en [–ante] et l’autre par l’assonance [–e–a]. Il n’écrira sa trouvaille qu’une fois la solution globale imaginée.
Il semble qu’il en aille de même avec les deux vers suivants, rédigés sans rature : la structure syntaxique du verbe « impregnar con » nous montre qu’il a bel et bien en tête le deuxième vers du quatrain lorsqu’il écrit « con » au premier vers. « La mer de sa fraîche et lente salive » est traduit par « El mar con su fresca, su lenta saliva » : Cortázar introduit donc une répétition absente de l’original mais qui nous semble fort à propos, puisqu’elle semble mimer le va-et-vient de la mer. Le vers suivant tend également à enrichir l’original, au niveau euphonique cette fois, puisque l’on trouve en espagnol un jeu d’assonances en [i], [e] et [a], ainsi qu’une allitération en [r] et [g] : « Impregnó la tierra de la orilla griega ». Le troisième vers de cette strophe n’est lui pas immédiatement trouvé : « Pour que votre fruit ambigu, l’olive, » est d’abord travaillé par « a fin de que » puis corrigé en « porque vuestro fruto » –ce qui représente un faux sens, le but étant traduit par une cause. Cortázar barre donc cela et trouve « para que el ambiguo fruto de la oliva », avec une modification de la syntaxe originale. Toutefois, la notion d’ambiguïté reste soulignée par sa présence à la césure. Il y a peut-être une petite perte pour « , l’olive, » qui était mise en relief par les virgules, ce qui soulignait son étrangeté pour le poète. Le dernier vers du quatrain pose beaucoup de problèmes au traducteur : même s’il trouve d’emblée la rime, grâce à « contenga », il essaie plusieurs ordres des mots. Il note d’abord « a la vez Cibeles y Venus contenga », qu’il va changer en « a la vez Venus y Cibeles contenga » puis en « Venus y Cibeles a la vez contenga ». Il semble probable qu’il ait voulu passer cela au propre en écrivant à la ligne inférieure « Venus y Cibeles » ; il change ensuite d’avis et décide de refaire le vers en « Juntas a Cibeles y Venus contenga ».
La traduction de la strophe suivante s’est faite en deux étapes clairement distinctes. La première tentative repose sur la modification des deux premiers vers : Cortázar fait passer dans le premier vers la notion contenue dans « me plait » –qui appartient en français au deuxième vers–, et inversement, il procède au rejet externe de « canosa », qui passe alors au second vers. Outre cela, il interprète « tout de votre adolescence » en « entera […] vuestra adolescencia » et transforme « le soleil d’hiver » qui devient « el sol de los inviernos ». Au deuxième vers, il introduit un tiret suivi de « yo soy » afin de remplacer « moi qui suis » en supprimant la subordonnée. Cela l’amène, au troisième vers, à traduire symétriquement « Et qui » en « y yo ». Il n’achève pas le vers, le barre et, à la ligne inférieure, recommence une nouvelle traduction par « y ». Il semble probable qu’il ait alors relu la strophe et n’ait pas approuvé sa traduction, puisqu’il raye les quatre lignes.
Il recommence alors la strophe en adhérant plus à la structure originale : « Tout de votre adolescence chenue » devient « Enteramente vuestra canosa adolescencia » (avec une antéposition de l’adjectif qui le met en valeur). « Enteramente » est ensuite barré, sans doute considéré d’un niveau de langue trop soutenu pour le « Tout » français, et il est remplacé par « Todo lo que hay ». Le vers suivant est finalement très calqué sur la structure de son original, mis à part, bien entendu le « a » obligatoire dans « me place, a mí ». La subordonnée y est maintenue, mais les vers suivants la rompent puisque nous trouvons « Doblo » au dernier vers, sans « que » préalable. Nous remarquons dans « Y al igual que vosotros, sobre desnuda rosa » la suppression de l’article et l’antéposition de l’adjectif qui en soulignent la rareté. Pour la traduction du dernier vers, Cortázar commence par choisir l’ordre « Doblo una frente joven cubierta de cenizas », puis il préfère « Doblo una frente joven de cenizas cubierta » qui semble d’une plus grande qualité poétique.
Nous avons donc vu comment travaille Cortázar, pas à pas, afin de forger sa traduction. Concentrons-nous maintenant sur le résultat, c’est-à-dire la traduction finale, copiée dans le tapuscrit. Nous allons essayer de comprendre quel est le travail rythmique élaboré par le traducteur. Pour ce faire, nous proposons de nouveau l’original de Cocteau, à gauche, en contraste avec la version du tapuscrit, à droite. Les corrections du tapuscrit, apportées à la main par Natacha Guthmann, sont relevées en notes.
| LES CHEVEUX GRIS, QUAND JEUNESSE LES PORTE… | CABELLOS GRISES CUANDO LA 329 JUVENTUD LOS LLEVA… |
| Les cheveux gris, quand jeunesse les porte, Font doux les yeux et le teint éclatant ; Je trouve un plaisir de la même sorte A vous voir, beaux oliviers du printemps. |
Cabellos grises, cuando la juventud los lleva, Tornan dulces los ojos y la tez deslumbrante; Yo encuentro al veros placer semejante, Olivos hermosos de la primavera. |
| La mer de sa fraîche et lente salive Imprégna le sol du rivage grec, Pour que votre fruit ambigu, l’olive, Contienne Vénus et Cybèle avec. |
El mar con su fresca, su
330
lenta saliva Impregnó la tierra de la orilla griega, Para que el ambiguo fruto de la oliva Juntas a Cibeles y Venus contenga. |
| Tout de votre adolescence chenue Me plait, moi qui suis le soleil d’hiver, Et qui, comme vous, sur la rose nue, Penche un jeune front de cendres couvert. |
Todo lo que hay en vuestra canosa adolescencia Me place, a mí que soy el sol de los inviernos 331 Y que al igual que vosotros, sobre desnuda rosa Doblo una frente joven de cenizas cubierta. |
L’original français, on le voit, se compose de trois quatrains de décasyllabes aux rimes croisées, de forme ABAB CDCD EFEF. La césure sépare le décasyllabe en deux hémistiches tantôt sur le modèle 4-6, tantôt sur 5-5, ce qui est classique pour ce vers. Nous voyons donc que la contrainte métrique est forte dans le texte original et Cortázar s’attache à la rendre, ou du moins à s’en faire écho, ce qui va conditionner son travail.
Le traducteur fait un choix métrique assez étrange : les deux premiers vers du premier quatrain sont des alejandrinos, alors que les deux derniers sont des dodécasyllabes. Il semble donc considérer que, pour le lecteur de poésie traduite, la présence d’un rythme, d’un swing, soit plus importante que la constance d’une métrique. En effet, la différence de longueur ne l’empêche pas de faire rimer les alejandrinos et les dodécasyllabes sur le modèle aBBa (où a n’est pas une rime mais une assonance en [–e–a]). Le reste du poème se fera l’écho de ce choix hybride, puisque le second quatrain se compose de dodécasyllabes alors que le dernier est formé d’alejandrinos. A propos de cette strophe, il faut noter que le tapuscrit copie sans doute mal l’avant dernier vers puisque l’on lit « Y que al igual que vosotros, sobre desnuda rosa » (15 syllabes) au lieu de « Y al igual que vosotros, sobre desnuda rosa » dans le manuscrit (14 syllabes, donc un alejandrino).
Dans ce poème se pose aussi le problème de la rime : si le second quatrain est rimé en CDCD, avec même une rime riche ([–liva]), le dernier en revanche ne propose pas de rime. De nouveau, il faut sans doute penser à une hiérarchisation des choix : là encore, Cortázar semble préferer un rythme, un tempo de la parole que lui donne la métrique, plutôt qu’une versification canonique avec une rime obligatoire à la clé.
Enfin, il faut commenter les corrections apportées par Natacha Guthmann : comme nous le mentionnions plus haut, ses corrections ne tiennent pas compte de ce travail métrique de Cortázar. Dans le premier vers, elle propose de supprimer « la », ce qui donnerait un vers de 13 syllabes, dépourvu de rythme. De même, au cinquième vers, la correction de « su » en « y » provoquerait une synalèphe et donc un vers de 11 syllabes, tout comme au dixième vers le remplacement de « de los inviernos » par un singulier ôterait une syllabe. Ces corrections, on le voit, sont fondées sur le respect de la syntaxe de l’original, ce qui est un autre parti pris, également valable 332 . Ceci nous enseigne surtout que, comme nous l’avions supposé plus haut, la mise en forme de la traduction doit certainement être le fait de Cortázar plus que de Natacha Guthmann.
On le voit avec la traduction de ce poème, le travail réalisé sur les textes de Cocteau est réellement de tout premier ordre et mériterait très certainement une édition critique, afin de faire connaître et de comprendre ces traductions. Pour le résumer, nous pouvons dire que là encore, la traduction propose un travail rythmique impressionnant et qu’il y a deux vers en forme de trouvaille, de pépites, qui relèvent de l’écriture peut-être davantage que de la traduction :
‘El mar con su fresca, su lenta saliva
Ils appartiennent aux « Julio Cortázar Papers » (C0888) et sont catalogués sous la cote Box 2, folders 39-40. Grâce à l’amabilité de madame AnnaLee Pauls, la conservatrice, nous avons pu faire faire un microfilm qui contient entre autres ces deux manuscrits. (Recherches menées à distance.)
Voir Cartas, p. 235. La lettre est datée « Buenos Aires, 1948 ». (« Dites aussi [à Natacha] que notre Cocteau gît, enterré dans l’oubli. No time for poetry. » Trad. S.P.)
Il faut certainement considérer cela comme une note de Cortázar pour lui-même et non comme un message réellement destiné à être lu par Natacha, puisqu’ici il la tutoie, alors que d’habitude, ils se vouvoient.
sic, d’après ce que je lis, au lieu de « toi qui ».
Nous remarquons en effet que les corrections apportées au tapuscrit par Natacha Guthmann se centrent principalement sur le sens et brisent souvent la chaîne rythmique ou la rime. Par ailleurs, nous avons vu avec « La Dormeuse » que Cortázar est très sensible au travail rythmique lorsqu’il traduit de la poésie. Nous pouvons donc supposer que c’est plutôt à lui qu’on doit ici ce travail.
Il semble en effet manquer quelques pages à la fin du tapuscrit : il manque notamment la fin du dernier poème. Toutefois, ce poème apparaît intégralement dans le manuscrit ; cette traduction n’est donc pas perdue.
Ceci est important car la seule référence connue à cette traduction est erronée. (Il s’agit d’une note, p. 260 de Cartas : « Natacha, esposa de Fredi Guthmann, colaboró con Cortázar en la traducción de Opium de Jean Cocteau. ».) Toutefois, attention, seule la première édition de 1945 peut être considérée comme l’original (R. LANES et J. PARISOT : Jean Cocteau, étude, choix de poèmes et bibliographie, Paris, Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui » n°4, 1945). Dès 1948, paraît chez Seghers une édition refondue et complétée, qui ne comporte pas le même choix de poèmes. Il est à noter que la traduction de Cortázar et Guthmann ne concerne que les poèmes, à l’exclusion de l’appareil critique.
Voir Cartas, p. 1350, dans une lettre à Jean Andreu datée du 16 juillet 1969.
Une partie est par exemple consacrée à ce problème dans BRUEGEL et GRELIER : Grammaire espagnole contemporaine, Devigne, 1988.
Le « LA » est raturé par N. Guthmann, dans le titre comme dans le premier vers.
« su » corrigé en « y » par N. G., qui supprime aussi la virgule.
« de los inviernos » corrigé en « del invierno » par N. G.
Sauf peut-être dans le premier exemple, où « cabellos grises cuando juventud los lleva » nous semblerait étrange.