Paul Blackburn, « Red de la luna » : corriger, réécrire l’image

La correspondance nous met une fois encore sur la piste d’une traduction par Cortázar de poèmes de Paul Blackburn. Ce dernier est un ami de Cortázar, il est de surcroît son agent aux États-Unis et il a également traduit, entre autres, Historias de cronopios y de famas en anglais. Paul Blackburn est par ailleurs poète : il a publié plusieurs recueils dont en particulier The disolving fabric (1955) et The Cities (1967) 333 . Il est décédé en 1971. Une lettre de Cortázar 334 au couple Blackburn, datée du 9 février 1965, nous apprend la volonté de Cortázar de traduire ses poèmes en espagnol :

Quiero decirte que Bud Flakoll y yo nos pondremos a trabajar en firme en la traducción al español de tus poemas. Hay algunas modalidades típicamente americanas en tu poesía que yo no percibo con la suficiente claridad, de modo que Bud (…) me va a ayudar a resolver esos problemas. Dentro de algunos meses, después del verano, podré mandarte una selección. Antón Arrufat, el director de la Revista de la Casa de las américas, me preguntó si tú aceptarías publicar poemas en la revista (traducidos por mí y revisados por ti). Le dije que te lo preguntaría, porque comprendemos él y yo muy bien que publicar en Cuba podría ser peligroso para ti, y por eso jamás lo haremos si tú no estás de acuerdo. 335

Nous apprenons donc ici que Cortázar va traduire des poèmes de Blackburn, avec l’aide de Bud Flakoll pour le déchiffrage du texte original. Ce dernier est un ami de Cortázar, aujourd’hui décédé et qui était marié avec Claribel Alegría. Nous avons dépouillé la collection complète de la revue Casa de la Américas à l’Université de Montpellier, et nous sommes en mesure d’affirmer que ces traductions n’y ont pas été publiées. Nous avons également écrit à Anton Arrufat afin d’essayer de les localiser, dans les Archives de la revue par exemple, mais nous n’avons pas obtenu de réponse. Nous donnons donc cette piste pour close. Toutefois, dans une autre lettre de 1965 à Paul Blackburn, nous trouvons cette autre piste :

As soon as I find my parisian papers (one week from now) I’ll look some spanish translations I made of poems of yours, so you can send them to Clayton Eshelman. 336

Qui est Clayton Eshelman ? Il semble que Cortázar (ou du moins l’édition de Cartas), copie mal ce nom : il s’agit vraisemblablement de Clayton Eshleman, que les archives de l’Université de San Diego présentent comme suit 337  :

Contemporary American poet, translator, critic, teacher and editor. Eshleman has published more than 10 volumes of poetry and has translated the work of Cesar Vallejo, Aime Cesaire, and Antonin Artaud, among others. Eshleman has been the editor of two influential small press magazines, Caterpillar, wich was published in Manhattan and Sherman Oaks, Calif. during the 1960s and early 1970s, and Sulfur, based in Southern California for most of the 1970s and 1980s and then in Eastern Michigan. 338

Vu les datations, les traductions que nous cherchons pourraient peut-être avoir paru dans Caterpillar. Nous trouvons d’ailleurs dans le fonds Cortázar de la Fondation March, une référence à un livre de Blackburn publié par Caterpillar, en tant que maison d’édition : il s’agit de Sing-Song, Caterpillar 4, New-York, 1966. Toutefois, ce livre est exclusivement en anglais. On trouve aussi dans ce catalogue le premier numéro de la revue Caterpillar (octobre 1967) et qui contient des textes originaux de Blackburn. Une fois encore, aucune traduction vers l’espagnol n’y apparaît : la revue semble être monolingue anglais. 339 Il nous paraît donc devoir exclure cette piste.

Par ailleurs, dans les remerciements en seconde page de Early selected y más 340 , Paul Blackburn précise aussi que la plupart des poèmes compilés dans cette édition ont été publiés au préalable dans diverses revues. On y remarque El corno emplumado. Or on sait que cette revue mexicaine était, elle, bien bilingue espagnol-anglais : publiée entre 1962 et 1968 à Mexico par Sergio Mondragón et Margarett Randall, elle proposait un pont entre les littératures latino-américaines et nord-américaines (spécialement la beat generation, à laquelle appartient Paul Blackburn). Il nous semble donc possible qu’une telle revue ait pu contenir des traductions par Cortázar de poèmes de Blackburn. Nous n’avons toutefois pas retrouvé de numéro de El corno emplumado en France ; nous sommes donc dans l’impossibilité de vérifier cette piste 341 , que nous laissons en conséquence au stade d’hypothèse.

Mais Cortázar mentionne une nouvelle fois ces traductions dans une lettre de 1965 342  :

‘Estuve tratando de traducir al español The Net of Moon, que en inglés me gusta mucho, pero es difícil, Paul, muy difícil. Toda tu poesía es muy dificil de traducir al español, porque ese realismo que tú manejas tan bien en inglés (entiendo realismo esa manera de decir que tienes, ese aparente matter-of-factness de cada frase tuya, de toda tu poesía), ese realismo, por llamarlo así, sufre terriblemente al pasar al español, corre peligro de « prosaizarse », ¿me entiendes ?, y por otra parte yo no puedo ni quiero “poetizarte” en español porque sería una cabronada y dejarías de ser tú. De manera que empecé
Red de la luna
Impacto de estas espléndidas
cosas en el justo sentido
cómo
no mezclarse con ellas, cómo fingir
Y el resto en mi próxima carta, porque no me gusta nada lo que hice y voy a trabajar en ese poema y en otros tuyos con mi buddy Bud Flakoll, que es un gran cronopio y te tiene un gran afecto porque sabe quién eres. Oye, en The Net of Moon me parece adivinar un gran erotismo, no sé si me equivoco, hay algunas expresiones que Bud me acalrará (how to come it hugely/erected), etc, y no sé si es la influencia de Sade y otras lecturas antropológicas que estoy haciendo, pero no quisiera equivocarme, de modo que voy a trabajar con Bud y espero poder mandarte buenas traducciones para que las publiques en
Quena , the big bilingual monthly bound to
appear soon in the noble peruvian soil where
at once atahualpa etc. 343

Nous n’avons retrouvé aucune trace de cette revue péruvienne bilingue, intitulée Quena 344 . Peut-être le projet n’a-t-il pas vu le jour, en fin de compte 345 . Il faut donc retenir pour l’heure de cette lettre que Cortázar a déjà traduit « The Net of Moon » sous le titre « Red de la luna », et qu’il compte faire une seconde version, plus travaillée. Nous avons aussi la définition de certains problèmes de traduction (le « réalisme » de Blackburn et certaines expressions dont le sens ne semble pas clair pour Cortázar) ; en outre, nous percevons un problème d’interprétation du texte, qui doit orienter la traduction (y a-t-il des connotations érotiques ?).

Or, nous avons retrouvé la trace de cette traduction de « The Net of Moon » : il s’agit d’un manuscrit et d’un tapuscrit conservés dans le fonds de l’Université de Princeton, aux États-Unis 346 . Il faut noter que ces manuscrits ne sont pas classés dans la section « Translations » comme ils le devraient, mais dans « Poetry » : l’auteur du classement a donc dû prendre ces deux versions pour un texte propre de Cortázar, et non pour une traduction 347 .

Nous reproduisons ci-dessous l’original en anglais de Paul Blackburn (originellement paru dans The Cities 348 ), suivi des deux manuscrits de traduction.

‘The net of moon
Impact of these splendid
things
upon the appropriate sense
How
refuse to meddle with them, how seem
to hide our passion in the dance of
moon upon the small waves, how come to it hugely
erected and keep, we tell ourselves, a just balance be-
tween the emotion and motion of wave on the bay, the
leap of the dolphin in our dreams, accompanying us home ?
Hello moon .

From the Mary Murray’s upper deck
the wind is stiff in our faces
Another Spring as warm
ten days earlier
the moon is still out
another year falling across its face so slow-
ly, so flatly the motion of wave as I do
fall back astonished, take my glasses off,
the shore lights
so close
fuzz to myopic eyes naked sting in the wind, the
tide is full, he said, the moon lies fair upon the straits .
Let me tell you, let me tell
you straight, strait and very narrow indeed, encloses
the night encloses all but the bright moon, night does not close
upon the bright
Lights white
or red
mark the
bell buoy’s
clang against the dark bay
over it, over . it . Year falls across the bright face of .
Tail of Brooklyn ferry disappears behind
an anchored tanker, fail
I fail to see and put glasses back on,
I fail
to .

Laughter along the lift of deck
lovers stand at the rail, close on
From the rail we see
the figures of moondance flicker, see
fireglow from the interior of the
island .
The smell of smoke
comes out on the breeze across the lower
bay,
to us, ten days later, a year gone,
burnt across a bright face
that looks like it’s been chewed on,
but will not die .
The quarter-moon glints on the water
nailed,
nailed on the sky

Goodbye moon .’

Voici à présent les deux traductions proposées par Cortázar. A gauche, nous reproduisons le manuscrit (folder 92), en respectant au mieux la mise en page et en notant les mots raturés entre crochets. Nous notons également les signes qui apparaissent dans le manuscrit. A droite, nous transcrivons le tapuscrit (folder 93) 349 , en respectant la mise en page, sauf pour les sauts de ligne (nous les avons adaptés au premier manuscrit, afin de favoriser le confort de la lecture). Pour ces deux versions, nous mettons en caractères gras les variations entre l’une et l’autre. Remarquons dès à présent que le texte du manuscrit correspond au fragment cité par Cortázar dans la lettre du 14 décembre 1965 : nous pouvons donc avancer avec quelque certitude que le manuscrit correspond à la première version citée par Cortázar et qui a sans doute été produite en décembre 1965, tandis que le tapuscrit correspondrait à la révision postérieure annoncée dans cette même lettre.

Red de la luna
Impacto de estas espéndidas
cosas en el justo sentido
Cómo
?
no mezclarse con ellas, como fingir
que ocultamos la pasión en esa danza
?
de la luna sobre las ondas, cómo alzarse hasta ella [illisible]
en plena erección y mantener (nos preguntamos) ese justo equilibrio
entre emoción y salto de ola en la bahía,
el brinco del delfín en tu sueño, acompañándonos a casa ?
Que tal,
[ Hola ] luna .
En el puente del Mary Murray
se aplasta el viento contra nuestras caras .
Otra primavera tan tibia
que llega diez días antes
y la luna ahí arriba
otro año cruzando por su cara tan lento
tan de plano el movimiento de la ola cuando
me echo hacia atrás pasmado, me quito los anteojos,
las luces de la orilla
tan cerca
empolvan mis ojos miopes desnudo aguijón[ ( ] azo[ ) ] en el viento
la marea está alta, digo, la luna suspendida sobre los estrechos
Déjame decirte, déjame
encierra
decirlo claramente , estrecho, muy estrecho de veras, cerrando



brillante
la noche encierra todo menos la [ blanca ]luna, la noche no se cierra
sobre las brillantes
Luces blancas
o rojas
(señalan) (fíjate)
la campana de las boyas
tañen en la oscura bahía
la
sobre ella, sobre . ella . El año cruza por [ su ] cara brillante (de).
La popa del ferry de Brooklyn se pierde detrás
de un barco cisterna anclado, no consigo
No consigo ver y me pongo otra vez los anteojos,
No [ consigo ]
consigo.
Risas en [] la cubierta
el amante está en la borda, cerca
Desde la borda vemos
centellear las figuras de la luna bailando, vemos
[ lumbrar el resplandor ]
resplandecer el interior de la
isla.
El olor del humo
llega mezclado con la brisa a través de la bahía
inferior?
hasta nosotros, diez días después, [ que ] un año ha transcurrido
se ha quemado a través de una cara brillante
que parece como masticada,
pero que no morirán.
El cuarto menguante brilla en el agua
clavado,
clavado en el cielo
Adiós luna.
Red de la luna
Impacto de estas espéndidas
cosas en el justo sentido
Cómo

eludir mezclarse a ellas, cómo fingir
que ocultamos nuestra pasión en la danza

de la luna sobre mínimas olas, cómo llegar a ella
grandiosamente erguido y mantener, nos preguntamos, ese justo equilibrio
entre emoción y salto de ola en la bahía,
el brinco del delfín en el sueño acompañándonos a casa ?
Salud, amiga luna .

En el puente más alto del Mary Murray
el viento es recio contra nuestras caras .
Otra primavera tan tibia
diez días antes
y la luna ahí arriba
otro año cayendo por su rostro tan lento
tan plano el movimiento de la ola
cuando caigo hacia atrás aturdido, me quito los anteojos,
las luces de la orilla
tan cerca
empolvan mis ojos miopes desnudo aguijonazo en el viento
la marea está alta, digo, la luna suspendida sobre los estrechos.
Déja decirte, déjame

decirlo directa, estrechamente, muy estrecha por cierto, encierra



la noche, encierra todo menos la blanca luna, la noche no se cierra
sobre las brillantes
luces blancas
o rojas
atiende
la campana de las boyas
repica en la oscura bahía

sobre ella, sobre . ella . El año cruza por la cara brillante de.
La popa del ferry de Brooklyn se pierde detrás
de un buque cisterna anclado, no consigo
no consigo ver y otra vez me pongo los anteojos,
No consigo .

Risas a lo largo de la cubierta
el amante está en la borda , cerca,
Desde la borda lo vemos
fosforecen los dibujos de la luna, vemos

resplandecer el interior de la isla .


El olor del humo
salta en la brisa y nos llega a través de la bahía

diez días más tarde, un año ha transcurrido,
se ha quemado a través de una cara brillante
que parece masticada,
pero que no morirá .
El cuarto menguante brilla en el agua
clavado,
clavado en el cielo .
Adiós luna .

Nous avons décidé, pour cette thèse, de ne pas analyser les traductions de l’anglais, car nous ne nous jugeons pas apte à saisir toutes les nuances de cette langue, ce qui semble indispensable pour une bonne critique de traduction littéraire. Toutefois, dans le cas présent, nous considérons qu’il serait dommage de ne pas se pencher sur ce travail, surtout puisque nous avons la chance de posséder deux versions abouties de cette traduction. Nous avons donc choisi de n’analyser ici que le processus de correction entre le manuscrit et le tapuscrit (mais qui suppose par endroits une réinterprétation du texte original). Nous allons voir que les révisions concernent principalement les difficultés mentionnées dans la lettre que nous avions déjà citée précédemment : le problème du « réalisme » de Blackburn qu’il ne faut ni poétiser ni prosaïser, ainsi que l’interprétation érotique de certains passages.

Commençons par analyser les deux traductions de ces cinq vers (les difficultés revues par Cortázar sont notées en gras dans le texte original) :

‘How
refuse to meddle with them, how seem
to hide our passion in the dance of
moon upon the small waves, how come to it hugely
erected
and keep, we tell ourselves, a just balance be-
tween …’

Dans sa première version, Cortázar semble hésiter entre deux options : tout d’abord, il paraît vouloir éviter une traduction trop littéraire ou pompeuse (il ne traduit pas « Cómo /rehusar mezclarse », par exemple) et tend à simplifier l’expression en choisissant : « Cómo /no mezclarse con ellas ». Par contre, pour « our passion in the dance », il interprète les articles et aboutit à « la pasión en esa danza », ce qui demande au lecteur un effort d’attribution et crée donc une complexité absente du texte original. Le tapuscrit représente une remise en question et une uniformisation de ces choix de traduction, en amont des problèmes particuliers. En effet, dans tout le tapuscrit, nous remarquons un retour au texte original et un plus grand effort pour y adhérer. « Cómo /no mezclarse con ellas » devient donc « Cómo /eludir mezclarse a ellas », qui rend mieux compte du « refuse » de l’original et redonne au texte sa complexité. De même, pour la traduction des articles, le traducteur s’en tient au jeu assez blanc du texte original : « nuestra pasión en la danza ».

Les deux vers suivants sont également très corrigés : « on the small waves » était d’abord devenu « sobre las ondas », mot qui a des allures de cliché poétique ; il est ensuite corrigé en « sobre mínimas olas », avec un retour clair à la formule originale. « Mínimas » constitue pourtant une nuance face à « small », tout comme « eludir » ne correspondait pas exactement à « refuse » : on le voit, l’interprétation et l’effort du traducteur se situe à présent dans cette frange de petites nuances, que nous pouvons rapprocher du réalisme ou « matter of factness » dont parlait plus haut Cortázar.

La révision suivante doit être analysée différemment nous semble-t-il, dans l’optique de la lettre déjà citée : c’est le problème de l’érotisme qui motive la correction. La première interprétation de « How come to it hugely /erected » est donc basée sur une lecture érotique : « cómo alzarse hasta ella /en plena erección ». Que Blackburn l’ait détrompé dans sa réponse ou que Bud Flakoll lui ait proposé une autre lecture, nous ne pouvons le dire, mais, quoiqu’il en soit, Cortázar renonce à son interprétation, puisqu’il corrige en : « cómo llegar a ella / grandiosamente erguido », ce qui, une fois encore, est plus littéral.

La difficulté suivante, « Hello moon » a d’abord été résolue en « Hola luna », puis corrigée, toujours dans le manuscrit, en « Qué tal, luna ». Dans le tapuscrit, Cortázar choisit « Salud, amiga luna », ce qui, cette fois, s’éloigne de la lettre du texte original. Nous pensons toutefois qu’il s’agit encore d’une intervention sur les nuances, rendant la lune familière. Il nous semble d’ailleurs que cette forme du salut (« Salud ») soit assez fréquente dans la modalité de l’espagnol d’Argentine, mais nous n’avons pas trouvé de confirmation à cela dans les dictionnaires.

Dans le vers suivant, la première version du manuscrit semble faire état d’un oubli : « the upper desk » n’est traduit que « el puente ». Le tapuscrit rétablit donc : « el puente más alto ». Ensuite, la première traduction de « the wind is stiff in our faces » introduit une métaphore et un changement de catégorie grammaticale : « se aplasta el viento contra nuestras caras ». Le tapuscrit, une fois encore, retourne au texte original et traduit de manière beaucoup plus littérale « el viento es recio contra nuestras caras ». Deux vers après, le manuscrit explicite le texte, en rajoutant « que llega diez días antes » là où l’original disait seulement « ten days earlier ». Le tapuscrit rétablit : « diez días antes ».

La correction suivante dépend plutôt d’une difficulté de l’anglais : « another year falling across its face » est traduit d’abord en s’appuyant sur « across », donnant « otro año cruzando por su cara ». La deuxième version s’appuie au contraire sur le verbe anglais : « otro año cayendo por su rostro ». Il s’agit ici donc d’une nouvelle analyse grammaticale du texte original.

Dans la suite, on voit que Cortázar hésite à placer « cuando » en fin de vers (dans le manuscrit) ou en début du vers suivant (dans le tapuscrit). Nous pensons ici qu’il s’agit dans un premier temps d’un désir de rendre dans la traduction le jeu de Blackburn sur les rejets externes et les mots coupés en fin de vers (comme « balance be- /tween » ou « so slow- /ly »), comme une espèce de repentir. Dans un deuxième temps, Cortázar paraît uniformiser ses choix et renonce à rendre en espagnol ce procédé.

La première traduction de « I do /fall back astonished » semble de nouveau marquée par l’hypothèse d’un double-sens érotique, puisque l’on lit : « me echo hacia atrás pasmado ». Le tapuscrit revient sur cette interprétation et traduit plus littéralement « caigo hacia atrás aturdido ».

Les deux vers suivants sont très retouchés. La version anglaise était :

‘Let me tell you, let me tell
you straight, strait and very narrow indeed, encloses’

Pour rendre l’alternance « tell you »/ « tell », Cortázar corrige sa première version et change « Déjame decirte, déjame » en « déja decirte, déjame » 350 . Pour la suite, l’anglais propose un triple jeu de mots extrêmement difficile à traduire : il y a tout d’abord un jeu sur les sonorités entre « straight » et « strait », puis un jeu sémantique entre « strait » (un détroit) et « narrow » (étroit). Il y a par ailleurs un jeu sur les catégories grammaticales, puisque « straight » est un adverbe (signifiant directement), « strait » un substantif et « narrow » un adjectif. La première version de Cortázar prend pied sur le jeu de mot possible en espagnol entre deux homonymes : le substantif « estrecho » (un détroit) et l’adjectif « estrecho » (étroit), donnant « decirlo claramente, estrecho, muy estrecho de veras ». Dans la deuxième version, il insiste sur le jeu grammatical, en s’appuyant sur la tournure espagnole qui permet, lorsque deux adverbes en « –mente » se suivent, d’en faire l’économie dans le premier adverbe : « decirlo directa, estrechamente, muy estrecha por cierto ». Comme il y a « estrechos » deux vers plus haut, on perçoit dans cette traduction l’écho du détroit, en quelque sorte. Dans les deux corrections suivantes, Cortázar s’était laissé le choix entre deux possibilités et il opte définitivement dans le tapuscrit.

Le problème suivant concerne la traduction de « mark » : le sens semble clair pour Cortázar puisque les trois versions proposées (les verbes señalar, fijarse et atender) se rapportent à l’attention. Toutefois, il y a une oscillation quant à l’analyse grammaticale : « señalan » suppose que « mark » aurait pour sujet « lights », alors que « fíjate » et « atiende » supposent qu’il s’agit d’un impératif à la deuxième personne du singulier. C’est l’analyse que choisira finalement Cortázar.

Deux vers plus bas, on assiste à une correction d’ordre stylistique : Cortázar avait d’abord traduit « clang » par le verbe « tañer », qui nous semble assez recherché ; il préfère en deuxième instance un terme plus neutre, en parlant de cloches, « repicar ». On peut donc rapprocher cette correction des problèmes de style évoqués dans la lettre dont nous avons parlé.

Les corrections suivantes ne sont pas extrêmement pertinentes à analyser : « buque cisterna » au lieu de « barco cisterna » nous semble être de l’ordre de l’expression lexicalisée, et la place de « otra vez » est plutôt une question d’oreille. L’hésitation sur la mise en page (« no /consigo » ou « No consigo ») nous renvoie encore au choix final de ne pas rendre les rejets externes de Blackburn dans la traduction. Enfin, « laughters along the lift of deck » est d’abord rendu par « Risas en la cubierta », mais les crochets du manuscrit nous montrent bien le doute de Cortázar, qui préfère en dernière instance rétablir « Risas a lo largo de la cubierta », en se rapprochant, une fois de plus, de la structure du texte original.

La prochaine variation entre le manuscrit et le tapuscrit est à commenter plus longuement. Blackburn écrit : « the figures of moondance flicker » où le verbe « to flicker » signifie, en parlant d’objets, danser, trembloter, vaciller, osciller. La première version insiste sur cette idée, renforcée par « moondance » : « centellear las figuras de la luna bailando » (où « centellear » nous renvoie à l’idée d’une lumière non continue). La deuxième version, « fosforecen los dibujos de la luna » est moins proche au niveau sémantique, puisque « fosforecer » n’évoque pas spécialement une lumière vacillante, mais cela a le mérite de rendre l’allitération en [f] que l’on trouvait en anglais. Or, les allitérations sont suffisamment rares dans la poésie de Blackburn pour qu’on les rende dans la traduction ; c’est certainement le raisonnement de Cortázar.

Le fragment suivant a également posé problème à notre traducteur :

‘The smell of smoke
comes out on the breeze across the lower
bay,
to us,’

Il traduit d’abord « comes out on the breeze » par « llega mezclado con la briza », où « mezclado » s’appuie sur l’image d’une fumée sur la brise. Dans la correction, Cortázar se rapproche du texte original et préfère insister sur la soudaineté contenue dans « comes out », ce qui donne : « salta en la brisa ». Dans la suite du tapuscrit, il fusionne deux idées « comes » et « to us » qui apparaît au vers suivant, en « y nos llega ».

Enfin, la dernière correction porte sur un changement de l’analyse grammaticale : Cortázar suppose d’abord que le sujet de « will not die » est un pluriel puisqu’il traduit « morirá». Il revient sur cette analyse dans le tapuscrit, puisqu’il préfère le singulier « morirá » –le sujet serait alors « a bright face ».

Les corrections entre le manuscrit et le tapuscrit semblent donc bien obéir à trois axes principaux : le refus de poétiser le « réalisme » de Blackburn oblige d’abord Cortázar, dans la seconde version, à se rapprocher du texte original, à l’analyser différemment et à le rendre plus simplement, en se concentrant sur les nuances. Il renonce ensuite à rendre le jeu des rejets externes et uniformise ses choix en la matière. Enfin, il revoit sa lecture érotique du poème et se rapproche d’un sens plus neutre. Nous sommes donc face à un gros travail de correction qui vise surtout à recréer la puissance discrète des métaphores de Blackburn, si l’on peut dire. Dans la traduction, les images touchent au plus juste et l’on sent nettement une cadence : Cortázar n’est absolument pas tombé dans le grand piège de la traduction du vers libre, qui aurait aplani complètement le texte. Tout au contraire, en écrivain de talent, il fait de sa traduction finale un poème à part entière où le « je » qui parle ressemble profondément à la voix de Cortázar.

Il faut néanmoins remarquer que cette traduction de « The Net of Moon » n’est qu’une des traductions de la poésie de Paul Blackburn réalisées par Cortázar. Les recherches à ce propos ne sont pas closes et nous souhaiterions ici mentionner quelques pistes découvertes peu avant la fin de la rédaction de cette thèse et encore à exploiter.

L’Université de San Diego, aux Etats-Unis possède un très bon fonds consacré à Paul Blackburn 351 . Or, nous avons localisé dans ces archives un certain nombre de documents concernant Julio Cortázar : des poèmes inédits de Cortázar, des traductions par Blackburn de Final del Juego en anglais, avec des révisions manuscrites de Cortázar, des projets de contes de Cortázar restés inachevés, un texte des Cronopes inédit, des photographies et des dessins de Cortázar, des contrats d’édition ou de traduction, des lettres… L’étude de ce fonds fera certainement par la suite l’objet d’un voyage de recherches, car il doit être dépouillé avec le plus grand soin par des spécialistes de Cortázar.

Ce qui nous intéresse ici, c’est la mention de traductions de poèmes de Blackburn vers l’espagnol, sans traducteur attribué : « Translations of Blackburn poems into others languages, mostly Spanish and German » 352 . Il nous semble ainsi fort probable que s’y trouvent les traductions que nous cherchons, réalisées par Cortázar en 1965.

Notes
333.

Pour plus de détails sur sa bibliographie, voir The Collected Poems of Paul Blackburn, édité par Edith Jarolim pour Persea Books, New-York, 1985.

334.

Cartas, p. 821.

335.

« Je veux te dire que c’est sûr : Bud Flakoll et moi allons nous mettre au travail pour traduire tes poèmes en espagnol. Il y a quelques modalités typiquement américaines dans ta poésie et je ne les sens pas assez clairement ; Bud va donc m’aider à résoudre ces problèmes. Dans quelques mois, après l’été, je pourrais t’envoyer une sélection. Antón Arrufat, le directeur de la revue Casa de las Américas, m’a demandé si tu accepterais d’y publier des poèmes (traduits par moi et revus par toi). Je lui ai dit que je t’en parlerai, parce que et lui et moi comprenons tout à fait que publier à Cuba pourrait être dangereux pour toi, c’est pourquoi nous ne le ferons jamais si tu n’es pas d’accord. » (Trad. S.P.)

336.

Cartas, p. 956, en date du 26 novembre 1965. « Dès que je mets la main sur mes papiers parisiens (dans une semaine maintenant), je chercherai les traductions espagnoles que j’ai faites de tes poèmes, comme ça tu pourras les envoyer à Clayton Eshelman. » (Trad. S.P.)

337.

in « Note » pour Clayton Eshleman papers, MSS 21, Mandeville Dept. of Special Collections, UCSD. (Accessible sur http://roger.ucsd.edu ).

338.

« Poète contemporain des États-Unis, traducteur, critique, enseignant et éditeur. Eshleman a publié plus de 10 volumes de poésie et a traduit les œuvres de Cesar Vallejo, Aimé Césaire et Antonin Artaud, entre autres. Eshleman a été l’éditeur de deux influentes revues indépendantes : Caterpillar, publié à Manhattan et à Sherman Oaks (Californie) pendant les années 1960 et au début des années 1970, et Sulfur, basée dans le sud de la Californie durant la plupart des années 1970 et 1980, puis dans l’est du Michigan. » (Trad. S.P.)

339.

Recherches menées à distance, via Internet.

340.

P. BLACKBURN : Early selected y más, Black Sparrow Press, Los Angeles, 1972.

341.

Dans le fonds Cortázar de la fondation March, on trouve le numéro 16 de cette revue (octobre 1965), mais il est consacré à George Bowering, selon ce que nous a indiqué la conservatrice. (Ces recherches à la fondation March ont été menées à distance, via Internet).

342.

Cartas, p.968, datée du 14 décembre 1965.

343.

« J’ai essayé de traduire en espagnol The Net of Moon, qui en anglais me plait beaucoup, mais c’est difficile, Paul, très difficile. Toute ta poésie est très difficile à traduire en espagnol, parce que ce réalisme que tu manies si bien en anglais (par réalisme, j’entends cette manière que tu as de dire, cette apparente matter-of-factness de chaque phrase, de toute ta poésie), ce réalisme donc, pour lui donner un nom, souffre terriblement du passage en espagnol, il court le risque de se « prosaïser », tu comprends ? D’un autre côté, je ne peux ni ne veux te « poétiser » en espagnol, parce que ce serait te faire une vacherie et tu cesserais d’être toi-même. J’ai commencé comme ça : Red de la Luna/ Impacto de estas espléndidas/ cosas en el justo sentido/ cómo/ no mezclarse con ellas, cómo fingir/ Et le reste dans ma prochaine lettre, parce que ça ne me plait pas du tout, ce que j’ai fait, et je vais travailler à ce poème et à d’autres avec mon copain Bud Flakoll, qui est un grand Cronope et qui t’aime beaucoup parce qu’il sait qui tu es. Écoute, dans The Net of Moon, il me semble deviner un grand érotisme, je ne sais pas si je me trompe, il y a quelques expressions que Bud m’expliquera (how to come hugely/ erected), etc., et je ne sais pas si c’est l’influence de Sade et autres lectures anthropologiques du moment, mais je ne voudrais pas me tromper ; je vais donc travailler avec Bud et j’espère pouvoir t’envoyer de bonnes traductions pour que tu puisses les publier dans / Quena, le grand mensuel bilingue devant / paraître prochainement sur le noble sol péruvien où / un jour, Atahualpa, etc. » (Trad. S.P.)

344.

Recherches menées sur Internet, dans les divers catalogues informatisés des grandes bibliothèques latino-américaines, des bibliothèques nationales et municipales espagnoles, ainsi que dans celui de la fondation March (on peut supposer que, si cette revue avait existé, on en aurait trouvé au moins un numéro dans la bibliothèque personnelle de Cortázar, qui constitue le « fonds Cortázar » de cette fondation.). D’autre part, les « Paul Blackburn papers » de l’Université de San Diego, aux États-Unis (MSS 4, Mandeville Special Collections Library) ne conservent aucune trace d’une telle parution.

345.

Il faut remarquer que, dans la suite de cette même lettre, Cortázar critique le nom choisi pour cette revue par Blackburn : nous ignorons si le projet a été maintenu sous un autre nom.

346.

Sous la cote Julio Cortázar papers (C0888), box 3, folder 92 et 93. Recherches menées à distance.

347.

C’est également le cas pour « La durmiente », poème que nous avons déjà étudié en tant que traduction de « La dormeuse » de Valéry.

348.

Nous le citons dans la réédition de : The Collected Poems of Paul Blackburn, édités par Edith Jarolim pour Persea Books, New-York, 1985. Nous respectons la mise en page.

349.

En marge, on lit « Dover Beach », souligné deux fois.

350.

« déja », sic sur le tapuscrit.

351.

Il s’agit des Paul Blackburn papers, MSS 4, Mandeville Special Collections Library, UCSD. Recherches menées à distance, sur Internet.

352.

Dans Series 2J (Misc. Translations and Adaptations), et plus précisément dans Box 18, folder 13.