Qui parle de traduction parle aussi forcément de bilinguisme et donc d’identité. En effet, pour traduire, il faut avoir la maîtrise technique de la langue originale, mais il faut aussi pouvoir être autre soi-même afin de devenir le passeur entre deux cultures. Cette rêverie de soi-même en l’Autre, en celui qui vit de l’autre côté, dans une autre langue, est fondatrice pour tout traducteur, mais elle semble aussi l’être spécialement pour la genèse de l’œuvre propre de Julio Cortázar :
‘Le bilinguisme de ce point de vue là m’a été énormément utile parce qu’il y a eu une espèce d’osmose, le français s’est versé dans mon espagnol en l’enrichissant par toutes les nuances qui sont propres à la langue française et qu’on ne trouve pas dans l’argentin, l’espagnol argentin, et d’autre part, tout ce que j’ai d’argentin se reflétait dans ma vision de la France. C’était une vision peut-être un peu mythique, peut-être pas tellement vraie, c’était la vision de quelqu’un de très loin qui regardait un pays comme une espèce d’immense mirage. Je parle de l’époque où je ne connaissais pas encore la France, je ne la connaissais qu’à travers ses manifestations culturelles et même sportives, comme je viens de vous le dire. Donc, je crois que le bilinguisme a été un facteur très positif pour moi. Et si j’ajoute la notion de trilinguisme, si j’ajoute la littérature anglo-saxonne à ça, je crois que, en principe, ça explique comment, pourquoi, de quelle façon j’ai écrit ce que j’ai écrit. 358 ’En effet, si l’on conçoit que Cortázar est un traducteur, c’est-à-dire un passeur, un pont entre deux mondes, il n’est pas très étonnant qu’il pratique le fantastique comme il le fait ou qu’il écrive un livre comme Rayuela : cette manière d’être entre deux, de concevoir le monde analogiquement et de se chercher un langage propre, juste, capable d’exprimer cette frange du monde et du sens toujours interstitielle est bien propre d’un bilingue.
Ce rapport complexe de Cortázar aux langues est très naturel si l’on en juge par ses divers manuscrits, où se côtoient, parfois dans la même phrase, des notations anglaises, françaises, espagnoles, et même parfois italiennes ou allemandes. C’est le cas notamment dans ses préparations de cours à Mendoza ou dans les marges du manuscrit traduisant Cocteau. C’est le reflet d’une pensée qui se donne naturellement en plusieurs langues dans la vie quotidienne 359 . Mais nous allons voir que c’est aussi le cas pour certains de ses textes littéraires. Dans l’introduction qui accompagne le poème trilingue intitulé « Grecia/ Grèce/ Greece 59 », p. 168 de Salvo el crepúsculo, Cortázar explique :
‘Todo eso venía en tres lenguas, y la distracción no me lo dejó ver hasta la hora de releer y ajustar. No es la primera vez que me ha ocurrido escribir así, estar enajenado hasta un punto modestamente babélico ; pero aquí supe que no debía suprimir ni traducir como otras veces. Lo que nunca sabré es por qué lo supe. 360 ’Nous avons donc ici l’affirmation qu’une partie de l’œuvre propre de Cortázar est constituée d’auto-traductions cachées, comme un palimpseste au texte final.
Nous allons voir ici que Cortázar a pourtant publié une série de textes écrits directement en français et qu’il en a lui-même ensuite traduit certains en espagnol.
in « La Cruz del Sur », tango de Cortázar, mis en musique par Cantón et chanté par Cedrón. (Trottoirs de Buenos Aires, Gotan, 1995.)
Extrait du film de Claude NAMER et Alan CAROFF : Julio Cortazar, Colombes : Batifilm Prod., 1982. (repères : de 0:23 à 1:30). Cortázar s’y exprime en français.
Qu’on repense en cela à « Now shut up, you distasteful Adbekunkus » de Un tal Lucas (Cuentos 2, p. 275-6)
« Tout cela venait en trois langues, et la distraction a fait que je ne l’ai pas vu avant de relire et de corriger. Ce n’est pas la première fois qu’il m’est arrivé d’écrire comme ça, d’être emporté d’une manière modestement babélique ; mais ici j’ai su que je ne devais ni couper ni traduire comme je l’avais déjà fait. Ce que je ne saurai jamais, c’est pourquoi je l’ai su. » (Trad. S.P.)