Dans le film de Chantal Rémy et Gérard Poitou-Weber intitulé Julio Cortázar, on trouve cet extrait d’une entrevue de Cortázar lors d’une émission de télévision française. Il y affirme :
‘[Cortázar]– J’écris en espagnol, j’écrirai toujours en espagnol.Et il est vrai qu’on a cette image d’un auteur écrivant exclusivement en espagnol. Toutefois, nous allons voir que Cortázar a écrit et publié au moins quatorze textes en français. Ceci n’est d’ailleurs pas sans provoquer quelques réactions fougueuses :
‘Me he divertido estos días porque Seoane y otros argentinos de paso por aquí contaron que numerosos y preclaros intelectuales porteños se habían manifestado muy escandalizados por la presentación de Les discours du pince gueule, entendiendo como una afrenta que yo escribiera un libro en francés. 362 ’Nous allons essayer ici de mettre à jour ce corpus et de l’intégrer dans la problématique de la traduction. Commençons par caractériser ces textes écrits directement en français. Les thèmes souvent légers en apparence –un peu dans la manière des Cronopes– et les textes sont courts 363 . Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’ils proposent un regard extérieur sur la langue française, qui se trouve alors revêtue d’une grande matérialité. Le scripteur utilise son décalage face à la langue employée : on trouve par exemple de nombreux jeux de mots assez surprenants pour un francophone, comme « en un clin d’eau » 364 . Ces jeux de mots peuvent même donner naissance à l’argument du texte, comme dans « Tout ira plus ou moins bien jusqu’où », où tout repose sur la phrase : « ma voiture fume. Mais si, mais si, elle fume, et des Gitanes, en plus ». On peut par ailleurs remarquer l’influence du substrat espagnol sur ces textes, notamment dans l’usage des onomatopées : nous sommes par exemple surpris par « actionnons l’essuie-glace zup zap, zup zap » 365 ou encore par « puis c’est le piton qui décroche, le vum et le paf, l’omelette aux fines herbes de la vallée » 366 . « Vum » n’est en effet pas l’onomatopée habituellement employée en français pour illustrer une chute. Mais la caractéristique la plus remarquable de ces textes concerne les niveaux de langue. Il y a de nombreux sauts de registres, et l’on trouve parfois même des termes techniques ou très châtiés à côté de mots vulgaires, ces sauts de style étant tout à fait courants lorsque l’on s’exprime dans une langue étrangère. Voyons cet exemple :
‘Les machines inspirent confiance, il n’y a qu’à voir avec quelle souveraine infaillibilité s’exercent en elles les principes les plus augustes de la logique, de la causalité, de la thermodynamique et de la lubrification. (…) Les poules, par contre, c’est hasard et contingence, tu parles de ces salopes qui chient sur les dalles et répandent des plumes avec des gloussements d’une grossièreté infinie. 367 ’Placer dans la même phrase « ces salopes qui chient sur les dalles », le mot contingence et le verbe répandre, est un exemple frappant de ce phénomène qui se répète dans presque tous ces textes.
Il y a donc bien un corpus français au sein de l’œuvre de Cortázar, et nous pensons qu’il pourrait contenir d’autres textes. Par exemple, le fonds de l’Université de Princeton recèle des poèmes écrits en français, auxquels hélas, nous n’avons pas pu avoir accès pour le moment. D’autre part, Cartas nous fournit la piste suivante :
‘También te mando una breve historia que escribí directamente en francés y que he traducido mal que bien para vos. Se llama « El río », y se me ocurre que a lo mejor podría darte una especie de núcleo del cual hivanar (con mi complicidad, si querés) un argumento completo para cine. 368 ’Nous avons vérifié dans l’édition française (Julio Cortázar, Nouvelles 1945-1982) et la nouvelle intitulée « Le fleuve » est mentionnée dans l’index comme traduite par Laure-Guille Bataillon. Nous ne savons pas si le texte original en français a été perdu ou non. Remarquons que l’écriture en français va de paire avec l’activité de traduction : même s’il publie un peu en français –et toujours avec une diffusion très limitée, nous le verrons–, Cortázar semble bien considérer que son public « naturel » est hispanophone et surtout argentin ; c’est sans doute pourquoi il traduit ensuite la majorité de ces textes, comme nous allons l’étudier à présent.
Extrait du film de Chantal Rémy et Gérard Poitou-Weber : Julio Cortázar, Films de l’Arlequin, France 3, INA, 1998. Repère 0:32 .
Cartas, p.1096-1097. « Je me suis bien amusé ces jours-ci parce que Seoane et d’autres argentins de passage à Paris m’ont raconté que nombre de distingués intellectuels de Buenos Aires se sont dit scandalisés par la présentation des Discours du Pince Gueule : que, moi, j’écrive un livre en français, quel affront ! » (Trad. S.P.)
On déplore la… fait exception à ces deux caractéristiques. Nous le considérons comme un conte fantastique à part entière, comme nous le verrons plus loin.
« Comme quoi, on est très handicapé par les jaguars », p. 9.
« Tout ira plus ou moins bien jusqu’où », p.24.
« On est plus conditionné qu’on pense »p. 21.
« Tout ira plus ou moins bien jusqu’où », p. 23.
Cartas, p. 490, lettre à M. ANTÍN, en date du 24 juin 1962. « Je t’envoie aussi une petite histoire que j’ai écrite directement en français et que je viens de traduire grosso modo pour toi. ça s’appelle « El río » et je me dis que ça pourrait peut-être te donner un noyau à partir de quoi tu pourras tisser (avec ma complicité si tu veux) un argument de film complet. » (Trad. S.P.)