Les discours du Pince-gueule

On trouve dans la réserve de la Bibliothèque nationale de France 369 un livre en français intitulé Les discours du Pince-Gueule, écrit par Julio Cortázar et illustré par des lithographies de Julio Silva. Édité à Paris en 1966 370 par Michel Cassé, ce livre est tiré à 90 exemplaires commerce et comporte 19 pages. Voici ce que Cortázar en dit dans sa correspondance :

‘Julio Silva y yo estamos haciendo un libro en común, una de estas carpetas para bibliófilos en papel japón, etc. Julio pone una serie de litografías que me gustan mucho, y este otro Julio se divierte aportando pequeños textos en francés que llevan títulos tales como Le discours du pince-gueule y Comme quoi on est très handicappé [sic] par les jaguars 371 . Supongo que el libro aparecerá hacia mayo, y que no lo comprará nadie, mais les deux Jules s’amusent comme des fous. 372

Les éditions Fata Morgana viennent en 2002 d’en proposer une réédition dans laquelle on trouve ce texte de Julio Silva :

‘A la fin de l’été 1965, Julio Cortázar m’apporta les douze textes composant Les discours du Pince-gueule qu’il avait écrits à Saignon, dans le Vaucluse. C’était la première fois qu’il écrivait directement en français, un texte destiné à être édité, éloignant ainsi de sa langue vernaculaire ces pages encore imprégnées de la lavande du Lubéron.’

Ceci constitue pour nous un témoignage important car il affirme clairement que ces textes ont d’abord été écrits en français. Le volume se compose des textes suivants :

Or, parmi ces douze textes, sept ont ensuite paru en espagnol, insérés dans les almanachs de Cortázar. Il s’agit de :

Ces textes en espagnol sont donnés sans nom de traducteur, ce qui nous incite à penser que Cortázar les a lui-même traduits. Voyons comment sur le début de ce petit conte (nous notons en caractères gras les variations significatives et nous ajoutons des sauts de ligne pour favoriser le confort de la lecture) :

Petit déjeuner
Le matin, en m’éveillant, mon premier mouvement est de courir chez ma mère et de lui dire bonjour en l’embrassant tendrement sur les deux joues.

– Bonjour mon frère, lui dis-je.
– Bonjour docteur, me répond-elle en se coiffant.
Il convient peut-être de noter dès à présent que j’ai sept ans et demi, et que je fais du solfège chanté avec ma tante Berthe.
– Bonjour ma nièce, dis-je en entrant dans la chambre où mon père couve ses rhumatismes.
– Bonjour ma chérie, dit papa.
J’ajoute pour mémoire que je suis un petit garçon roux et très décontracté.
Après les ablutions, la famille se rassemble autour des tartines et du Figaro, et je suis le premier à souhaiter le bonjour à mon frère ainé qui beurre déjà son quart de baguette.
– Bonjour maman, lui dis-je.
– Bonjour Médor, me dit-il. Couché !, qu’il ajoute avec force.
Comme ça la famille est au grand complet pour déguster les cafés-crème préparés par mon grand-père avec son soin habituel. Justement, je n’oublie jamais de lui montrer ma reconnaissance à ce moment-là.

– Merci beaucoup, Germaine, lui dis-je.
Mais de rien, ma sœur, répond mon pépère.
Ces tendres effusions sont toujours interrompues par l’arrivée intempestive du facteur avec le télégramme de l’oncle Gustave, cultivateur à Tananarive, et c’est mon frère ainé qui se charge de la pénible lecture :
Cannes décimées typhon Monica STOP que vais-je devenir STOP Merde STOP
Ce n’est pas signé, on se connaît bien dans la famille.
Desayuno
Lo primero que hago al despertarme es correr al cuarto de mamá y darle los buenos días mientras la beso tiernamente en ambas mejillas.


– Buenos días, hermanito –le digo.
– Buenos días, doctor –me contesta mientras se peina.
Quizá convenga señalar desde ahora que tengo siete años y medio y que estudio solfeo cantado con mi tía Berta.
– Buenos días, sobrina –digo al entrar en la pieza donde papá empolla sus reumatismos.
– Buenos días, mi querida –dice papá.
Agrego, con fines de información, que soy un varoncito pelirrojo y sumamente desenvuelto.
Después de sus abluciones, la familia se reúne en torno al pan con manteca y al Figaro, y siempre soy el primero en dar los buenos días a mi hermano mayor que prepara ya su buena tajada de pan con dulce.
– Buenos días, mamá –le digo.
– Buenos días, Medor, me dice. – ¡Cucha!– agrega con energía.
En esta forma la familia se va reuniendo para saborear el café con leche preparado por mi abuelito con su esmero habitual. Precisamente por eso no me olvido jamás de mostrarle mi agradecimiento en estas circunstancias.
– Muchas gracias, Olivia –le digo.
Oh, de nada, hermana –contesta mi abuelito.
Estas tiernas efusiones son siempre malogradas por la intempestiva llegada del cartero con el telegrama del tío Gustavo, cultivador en Tananarive, y a mi hermano mayor le toca encargarse de la penosa lectura:

Caña azúcar arruinada tifon Mónica STOP ¿Qué va a ser de mí? STOP Mierda STOP.
El telegrama no está firmado, los de la familia nos conocemos bien.

Notons en premier lieu, que la version espagnole ne possède pas la même ponctuation que la version française pour les répliques : le salut français est bel et bien dit d’une traite (« Bonjour mon frère »), alors qu’en espagnol, il nécessite deux émissions de voix (« Buenos días, hermanito »). La traduction recherche donc une adhérence au langage parlé, à la voix, ce qui ne manque pas de créer une forte oralité dans les dialogues des deux textes.

Par ailleurs, on remarque que les prénoms sont traduits : « Berthe » devient ainsi « Berta ». Mais cela va plus loin : il y a aussi un phénomène d’adaptation très libre, où « Germaine » est rendu par « Olivia ». Il s’agit donc nettement d’une auto-traduction, où Cortázar est libre face à la lettre de l’original, dans la mesure où il est l’auteur des deux textes.

Il existe donc un souci d’adaptation du texte, mais pour quel lecteur ? Il s’agit sans aucun doute du lecteur argentin, puisque Cortázar n’utilise pas l’espagnol standard, comme c’est le cas lorsqu’il traduit les textes d’un autre. En effet, le « quart de baguette » est adapté en « tajada de pan con dulce », et non en « pan con mermelada », comme on le dirait en espagnol d’Espagne. De même, la « tartine » devient « pan con manteca » et non « pan con mantequilla ». On peut ainsi supposer que le prénom « Olivia » a en Argentine une connotation assez similaire au « Germaine » français : ce doit être un prénom passé de mode, marqué temporellement, voire socialement. Par ailleurs, il semble possible que l’interjection « Cucha » soit un argentinisme –nous n’en trouvons pas trace dans le dictionnaire María Moliner–. Enfin, il convient de remarquer que, malgré ces adaptations, Cortázar veut conserver une étrangeté pour le lecteur argentin : il laisse le « Figaro » tel quel mais en italiques, alors qu’il aurait parfaitement pu le changer en « La Nación », par exemple.

Tout ceci nous renseigne sur le statut de cette traduction : elle appartient pour Cortázar à son œuvre en espagnol, et, comme lorsqu’il écrit directement dans sa langue, il utilise l’espagnol d’Argentine.

Notes
369.

sous la cote RES G-Y2-452.

370.

L’impression est achevée en mai 1966, donc quelques mois avant On déplore la qui sort des presses en octobre de la même année.

371.

Nous verrons plus loin que ce texte a finalement été publié séparément.

372.

Cartas, p. 912. « Julio Silva et moi sommes en train de faire un livre ensemble, un de ces tirages pour bibliophiles, en papier Japon, etc. Julio y met une série de lithographies que j’aime beaucoup , et cet autre Julio que voici s’amuse à y ajouter de petits textes en français, avec des titres comme Le discours du pince-gueule et Comme quoi on est très handicapé par les jaguars. Je pense que le livre paraîtra aux environs de mai et que personne ne l’achètera, mais les deux Jules s’amusent comme des fous. » (Trad. S.P.)

373.

La première édition de ce livre, par siglo XXI editores en 1969, est très intéressante d’un point de vue physique, puisque sous la couverture unique se cachent en réalité deux livres, divisés en « piso alto » (le plus grand) et « piso bajo » (plus petit que le précédent). Cet agencement permet donc de combiner chaque texte du « premier étage » avec tous ceux du « rez-de-chaussée », ce qui entraîne de gigantesques combinaisons de lecture.