Dans un extrait de lettre que nous avons précédemment cité, Cortázar donnait la piste d’un texte écrit directement en français et intitulé « Comme quoi on est très handicapés par les jaguars ». Si l’on en croit ce témoignage, il appartenait originellement à la série des Discours du Pince-Gueule, écrite durant l’été 1965, mais il a finalement été écarté de cette édition. Nous l’avons retrouvé en recherchant cette autre publication mentionnée par Cortázar :
‘ PHASES tiene un texto mío que escribí directamente en francés, y muy buenas reproducciones de cuadros. Los poetas y los artículos son también muy buenos; conozco a casi todos los cronopios que colaboran en esta revista. 374 ’En effet, dans le n°10 de la revue Phases (septembre 1965, onzième année), dirigée par Edouard Jaguer, nous retrouvons page 9 et 10 « Comme quoi on est très handicapé par les jaguars », aux côtés d’un texte de Jean Thiercelin intitulé « Palenqué ».
Une fois encore, nous le retrouvons traduit en espagnol dans Último Round, pages 178-183 du piso bajo, sous le titre « Con lo cual estamos muy menoscabados por los jaguares » et sans indication sur le traducteur, ce qui laisse supposer que c’est là encore l’œuvre de Cortázar lui-même. Comparons le début de ces deux textes (les variations les plus importantes sont notées en caractères gras) :
| Comme quoi on est très handicapé par les jaguars Faut bien le reconnaître, nous sommes vachement handicapés par les jaguars. Chez nous, rue Blomet, c’est du jaguar partout. On ne le croirait guère, car il est rare qu’on en aperçoive, mais dans le fond, c’est bien dans leur manière d’être là, de s’infiltrer. Si je vous disais qu’on en trouve même dans le beurre, le matin ; regardez Hortense, mon épouse, qui tartine si tristement une triscotte, et vous verrez peut-être le mince fil rouge qui fait de la motte de beurre quelquechose entre le nougat de fantaisie et la pâte dentifrice polyvalente. Le jaguar est passé par là, effleurant de surcroit le poignet d’Hortense, et voilà pourquoi si tristement elle tartine. Et qu’est-ce qu’on a comme jaguar sous la douche, cette ancienne caresse qui maintenant peut devenir écorchement en un clin d’eau : j’ai failli être scalpé, on ne m’y reprendra pas deux fois ; je ne me lave plus, un point c’est tout. |
Con lo cual estamos muy menoscabados por los jaguares Hay que reconocer que estamos muy menoscabados por los jaguares. En nuestra casa, en la rue Blomet, hay jaguares por todos lados. No se diría porque raramente se los ve, pero en el fondo ésa es su manera de estar allí y de infiltrarse. Créanme, por la mañana, se los encuentra hasta en la manteca; observen a Hortensia, mi esposa, que unta tan tristemente una tostada, y quizá podrán ver el finísimo hilo rojo que convierte el pedacito de manteca en algo que oscila entre el mazapán de fantasía y una pasta dentífrica polivalente. El jaguar ha pasado por ahí, arañando de paso los dedos de Hortensia, y por eso Hortensia unta tan tristemente su tostada. No digamos la de jaguares que hay bajo la ducha, esa caricia de otros tiempos que ahora puede desollarnos con su zarpazo húmedo. He estado a punto de ser escalpado pero ya sé a que atenderme: no me lavo más y sanseacabó. |
La première difficulté de traduction posée par l’original français est son niveau de langue, sur lequel Cortázar joue sans arrêt afin de créer une voix : la première phrase par exemple (« Faut bien le reconnaître, nous sommes vachement handicapés par les jaguars ») est marquée par l’élision du sujet et par l’adverbe familier « vachement ». Ces marques d’oralité sont perdues en espagnol. Toutefois, Cortázar essaie de rendre cela à d’autres endroits, comme lorsqu’il traduit « Si je vous disais » par « créanme » et une syntaxe un peu saccadée, comme dans une phrase orale. Plus frappant encore est le « sanseacabó » final, qui traduit « un point c’est tout ». Un autre problème est celui des réalités françaises qui n’existent pas en Argentine : ainsi, le nougat devient « mazapán », la motte de beurre n’est plus qu’un « pedacito de manteca » et la marque « triscotte » finit en simple « tostada », mais dans ce dernier cas, Cortázar conserve l’allitération en [t] (« tartine si tristement une triscotte »/ « unta tan tristemente una tostada »). Il ira même jusqu’à renforcer ce jeu lorsqu’un peu plus bas il écrit en espagnol « Hortensia unta tan tristemente su tostada », alors que l’original disait seulement « si tristement elle tartine ». Cela semble compenser un peu la perte de « en un clin d’eau » –jeu de mot bien intraduisible en espagnol. Sur un autre plan, nous pouvons remarquer que Cortázar adapte le nom de son personnage et qu’il donne à son texte un référent argentin, puisque le beurre est traduit par « manteca » et non par « mantequilla ». Il est d’ailleurs étrange qu’il laisse tel quel « la rue Blomet », sans soucis d’adaptation. Enfin, on remarque qu’il n’hésite pas à modifier le sens du texte : « effleurant de surcroît le poignet d’Hortense » devient « arañando de paso los dedos de Hortensia ». L’auto-traduction lui permet donc toutes sortes de libertés, qui font du texte espagnol une réelle adaptation, une recréation du texte français pour un autre public, argentin, celui-là.
Lettre de 1965 à Paul Blackburn. Cartas, p.969. « Dans Phases, il y a un de mes textes, écrit directement en français, et de très bonnes reproductions de tableaux. Les poètes et les articles sont eux aussi très bons –je connais presque tous les Cronopes qui participent à cette revue. » (Trad. S.P.)