On déplore la / « Ya no quedan esperanzas de »

On trouve dans la Réserve de la BNF 375 , un curieux livre qui porte la mention « texte inédit de Julio Cortazar » (sic, sans accent). Il s’agit d’un texte en français intitulé On déplore la, illustré par des bois originaux de Guido Llinas et mis en page par Robert Altmann, pour une édition luxueuse et très limitée (70 exemplaires numérotés et quinze hors commerce). L’entreprise Brunidor se charge de l’impression, qui s’achève le 15 octobre 1966.C’est un grand in-quarto de 33 cm pour 39 pages. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’aucun nom de traducteur n’apparaît : ce texte inédit a tout l’air d’avoir été écrit directement en français par Cortázar.

Quelques trois ans plus tard, en 1969, paraît dans Último Round (piso bajo pages 112 à 124) une version de ce texte en espagnol, sans les illustrations, et sous le titre « Ya no quedan esperanzas de ».

Nous reproduisons ici ces textes entièrement car ils constituent un véritable conte fantastique bilingue, extrêmement réussi et où toutes les phrases restent en suspens. Nous proposons ces deux textes côté à côte et notons en caractères gras les plus grandes variations entre l’un et l’autre (la mise en page des deux textes a été modifiée par des sauts de lignes visant à les ajuster et donc à favoriser le confort de la lecture).

ON DÉPLORE LA
Chez nous le living-room est assez grand, mais de là à s’imaginer que Robert
Nous n’avons pas trop de meubles, ce qui nous laisse beaucoup de place pour recevoir parents et amis quand ils nous
Moi dans le fauteuil à côté de la lampe et ma femme presque toujours sur le guéridon qui lui permet de
Il n’y a qu’une table, étroite et longue, dont nous nous servons pour
On peut circuler à son aise, regarder les étagères de la bibliothèque et s’asseoir sur la banquette adossée à
Il me semble que Robert allait précisément s’y installer quand, au centre du living où
Il devait être dix heures du soir, peut-être dix heures dix, là-dessus les Mounier sont d’un même avis tandis que ma femme
Disons qu’il était dix heures cinq, pour ne pas
Justement on venait de servir le café et Robert disait quelque chose à madame Cinabre qui
Je crois me souvenir qu’il avait pris une cigarette et tout en allant vers la banquette
En tout cas il portait sa cigarette aux lèvres quand il échoua et
Nous entendîmes le fracas et ma femme leva les yeux de son tricot et regarda Robert comme si elle ne pouvait pas
Quant aux Mounier qui s’étaient assis par terre près de la cheminée
Et moi qui tenais à la main la tasse de
Un fracas sourd et Robert sombrant qui regardait ses pieds comme si c’était une chose tellement
Ma femme avait toujours affirmé que là au milieu du living il pouvait se
Paul pas, Paul était sûr que jamais il ne
En ce qui me concerne je ne voulais pas m’en mêler mais je dois dire que Robert aurait pu tout de même
Bien que j’admette que, comme ça, à l’improviste, il est tout à fait explicable qu’un homme
Cela devait lui sembler très bizarre la cigarette aux lèvres, car il la retira et la tint entre deux doigts pendant que
C’était à croire que madame Cinabre ne trouvait rien d’autre à faire que des vagues signaux avec
Les Mounier qui étaient à même le sol voyaient mieux et ils échangeaient leurs impressions comme si
Apparemment il s’agissait du pied gauche puisque Robert se jeta en arrière en s’appuyant sur
– Il faudrait, dit ma femme après que
Attendons quand même que, conseillais-je, moi qui, par principe
Des fois tout semble si terrible et puis à la fin
– Qui sait la profondeur qu’il peut y avoir dans cette zone du, chuchota Paul comme si nous ne
J’ai été toujours fasciné par le mot toise, depuis l’époque où
– Jetez votre cigarette du moment que, conseillèrent les Mounier en montrant
Et aussi par balises, alidades, galerne, misaine et
Probablement par peur d’un incendie qui ne ferait que
Il n’était même pas dix heures et demie et Robert pouvait encore attendre un
Mais qui aurait pensé à l’approcher avec une
Surtout en tenant compte que déjà il
– Un fracas comme si, dit Paul qui de nous était le moins
D’où ils se trouvaient les Mounier pouvaient suivre la montée de la
Je crois qu’il hurla une ou deux fois, mais dans des cas pareils il est difficile de
– Il faudrait lui jeter une, dis-je sans trop de
A moins d’essayer avec cette
Si simple en apparence, mais un living où
– N’importe quoi pourvu, dit madame Cinabre avec une certaine

Elle nous dit cela littéralement, comme si nous
D’ailleurs les Mounier étaient déjà sûrs que les deux pieds
– Je doute fort qu’elles fonctionnent sans, dit Paul qui de nous tous était le plus
J’en déduisis qu’il parlait des pompes car, en effet la
En dernière extrémité il s’était décidé à jeter sa cigarette, vraisemblablement pour être en mesure de
On la distinguait comme un tout petit bâton blanc qui tanguait et
En des cas pareils on pense à une mouette, jamais à l’halcyon qui serait
– S’il a eu le temps de faire connaître sa latitude à, dit Paul comme si
Il me revenait l’expression « télégraphie sans fil » qui de nos temps est tombée en
Ma femme avait l’impression que les genoux de
Moi aussi, mais à quoi bon semer la frayeur quand il ne s’était pas encore
Peut-être téléphoner, mais s’il fallait se mettre à expliquer que
Les Mounier semblaient vouloir l’aider en lui tendant le bout d’une
Ils ne se décidaient cependant pas, ce qui était tout naturel vu
On est assez liés avec les Mounier mais pas au point qu’ils puissent prendre des
– Elle lui arrive déjà presqu’à la, dit Paul avec cette façon de
Ma femme planta les aiguilles dans l’écheveau et me regarda en attendant peut-être que je
Ce n’était pas si facile que ça, d’abord, il fallait tenir compte de
Nous essayions tous de ne pas peiner Robert, quoique
D’autant plus qu’il n’était pas question que la bonne
On sait trop bien qu’une fois dans le coup, ces gens-là
Paul courut s’assurer que la fenêtre et les portes ne laissaient passer aucun
L’ennui c’était que les hurlements devenaient de plus en plus
– Ce sont sûrement des albatros comme à, disait madame Cinabre avec cet accent nostalgique que toujours
Un des Mounier se mit à faire des mouvements natatoires sans se rendre compte que
L’autre plus consciente du
Je fus ému par leur courage, car dans une maison de gens bien élevés
– On se demande s’il ne serait pas mieux une fois pour toutes que, dit ma femme en esquissant un geste qui nous
Elle exprimait le sentiment unanime de
Il faut avouer qu’on ne pouvait voir sans un certain soulagement
Pas pour nous évidemment mais pour lui, car enfin le pauvre


Le mot ce serait borborygme et même
Ce n’est pas un beau mot mais l’honnêteté oblige à
– On dirait une méduse que la houle a, finit par dire madame Cinabre dont les images
Un peu, oui, car les cheveux
Comme d’innombrables doigts minuscules s’ouvrant et se refermant sur des
Ma femme sortit en portant délicatement avec elle la tasse de café non bue, et il nous sembla
Cette sorte de gestes mérite en vérité une reconnaissance muette, n’était-ce que par
Après tout dans une maison comme la nôtre qui
Personne ne pourra dire qu’on a pas fait de son mieux pour 
YA NO QUEDAN ESPERANZAS DE
El líving de casa es muy grande, pero de ahí a pensar que Roberto
Hay pocos muebles y eso deja mucho espacio para moverse cuando los parientes y amigos vienen a tomar una
Yo en el sillón al lado de la lámpara y mi mujer casi siempre en la silla baja cerca de la
Mesas no hay más que una, larga y angosta, que usamos para
Se puede circular cómodamente, mirar los estantes de la biblioteca y sentarse en la banqueta adosada a la
Creo que Roberto iba precisamente a sentarse cuando en la mitad del líving

Serían las veintidós o las veintidós y diez, Pablo y los Mounier dicen una cosa y mi mujer
Serían las veintidós cinco para no
Lo que importa es que precisamente en ese momento Roberto iba a decirle algo a la señora de Cinamomo, como si
Había sacado un cigarillo [sic] y se lo estaba poniendo en la boca cuando encalló y

Todos oimos el golpe y mi mujer levantó la vista del tejido y miró a Roberto como si no pudiera
Los Mounier que estaban sentados en el suelo cerca de la chimenea
Yo que tenía en la mano la copa de
Un golpe sordo y Roberto ancallado y mirándose los pies como si fuera algo tan
Mi mujer siempre había dicho que ahí en el medio del líving podía
Pablo no, Pablo estaba seguro de que nunca
Por mi parte no me gusta meterme, aunque debo decir que Roberto hubiera podido muy bien
Reconozco con todo que sin previo aviso es comprensible que un hombre

Debía ser muy raro con el cigarrillo en la boca, porque se lo sacó y lo sostuvo entre dos dedos mientras
La señora de Cinamomo no parecía haber encontrado nada más inteligente que hacer señas con
Los Mounier desde el suelo podían ver mejor y cambiaban impresiones en voz
Parecía ser el pie izquierdo porque Roberto se echaba hacia atrás apoyándose en
– Habría que –dijo mi mujer después de
Esperá un poco por si –aconsejé yo que por principio
A veces todo parece tan grave y al final
– Quién sabe la profundidad que puede haber en esta parte del –dijo Pablo, como si nosotros no
A mí siempre me ha fascinado la palabra toesas, desde
– Tire el cigarillo [sic], porque –sugirieron los Mounier mostrando
Y también balizas, escollera, bajamar, galerna, mesana y
Probablemente por miedo a un incendio que no haría más que
No eran todavía las diez y media y Roberto podía confiar en
Pero a nadie se le iba a ocurrir acercársele con la bandeja del café, máxime cuando ya
– Fragor, como si –dijo Pablo que de todos era el menos
Desde donde estaban, los Mounier podían juzgar el avance de
Yo creo que gritó una o dos veces, pero en esos casos es difícil

– Habría que echarle un cabo –dije yo que en esos casos– o tal vez si le alcanzáramos el mango de una
Parece tan simple, pero en un líving
– Cualquier cosa para –dijo la señora de Cinamomo, mientrasporque lo importante es hacer algo a fin de que
Dijo eso, exactamente, como si nosotros
Ya para entonces los Mounier estaban seguros de que los dos pies
– No creo que funcionen, se ve que –dijo Pablo, que de todos nosotros era el más
Pensé que hablaba de las bombas de achicar, porque en efecto la
Al final se había decidido a tirar el cigarrillo, probablemente para poder

Se lo veía como un bastoncillo blanco que oscilaba y
En esos casos se piensa siempre en una gaviota, nunca en el alción que es
– Si ha tenido tiempo de transmitir la latitud a –dijo Pablo como si
Yo pensaba en dos palabras: mensaje inalámbrico, que en estos tiempos ya no
A mi mujer le parecía que las rodillas
A mí también, pero para que alarmar cuando todavía
Tal vez telefoneando, pero si había que explicar que
A los Mounier se les había ocurrido alcanzarle una silla aunque debía parecerles un poco
Con los Mounier nos conocíamos, pero no había tanta confianza como para

– Le llega a la cintura, y eso que –dijo Pablo, con esa manera de
Mi mujer clavó las agujas en el ovillo y me miró, tal vez para que yo

No era tan fácil, en primer lugar había que comprender las
Todos disimulábamos para no afligir más a Roberto, aunque
Además no era cosa de que escuchara la sirvienta, porque ya se sabe que los de fuera no


Desgraciadamente los aullidos eran cada vez más
– Son los albatros, me acuerdo de una vez en –decía la señora de Cinamomo y señalaba hacia
Uno de los Mounier empezó a hacer movimientos natatorios sin darse cuenta de que
El otro, más consciente de
Yo aprecié el gesto, porque en una casa de gente educada
– Uno se pregunta si no valdría más que una vez por todas –dijo mi mujer mirando a
Expresaba el sentimiento unánime de


Pablo fue a cerrar mejor la ventana y las puertas, porque si
Aunque se notaba cada vez
La palabra sería borborigmo
No es una bella palabra, aunque la sinceridad obliga a una
– Se diría una medusa que empieza a –murmuró la señora de Cinamomo que siempre
Un poco, sí, porque el pelo
Como finísimos dedos abriéndose y cerrándose con
Mi mujer salió llevando la taza de café sobrante, y a todos nos pareció

Son esos gestos que uno agradece sin palabras, porque

Al fin y al cabo en una casa como la nuestra en que
Nadie podrá decir que no se hace lo posible para

Il faut en premier lieu remarquer qu’il y a un fort remaniement entre le texte en français et celui en espagnol, ce qui nous montre clairement qu’il s’agit bien d’une auto-traduction ; en effet, un traducteur qui ne serait pas à la fois l’auteur ne pourrait jamais produire de telles variations –cela serait considéré comme un véritable manquement au texte. Nous voyons par conséquent que le statut d’auteur du texte original permet au traducteur qu’est Cortázar de recréer le texte en même temps qu’il le traduit.

Nous notons par exemple qu’il ajoute en espagnol des membres de phrase absentes du français (« les Mounier sont d’un même avis » devient « Pablo y los Mounier dicen una cosa ») ; qu’il en retranche (« en portant délicatement » devient seulement « llevando ») ; qu’il modifie le sens entre l’un et l’autre des textes (« Justement on venait de servir le café » est remplacé par « Lo que importa es que precisamente en ese momento ») ; qu’il soude des phrases distinctes dans l’original et les traduit très librement (« Les Mounier semblaient vouloir l’aider en lui tendant le bout d’une / Ils ne se décidaient cependant pas, ce qui était tout naturel vu » devient « A los Mounier se les había ocurrido alcanzarle una silla aunque debía parecerles un poco »).

Il est d’autant plus clair qu’il s’agit ici de recréation que certains épisodes sont déplacés dans la chronologie de l’histoire : l’intervention de Paul (« Paul courut s’assurer que la fenêtre et les portes ne laissaient passer aucun ») se situe en français au moment où Robert est enfoncé jusqu’à la ceinture, alors qu’en espagnol l’action « Pablo fue a cerrar mejor la ventana y las puertas, porque si » se passe au moment où Roberto finit de se « noyer », ce qui modifie le cours et le sens de l’histoire racontée.

Nous pensons que la raison de ces modifications est à chercher dans la particularité du texte, dans son principe-même. Son fonctionnement se fonde en effet sur l’incomplétude des phrases qui illustre la force du non-dit dans une certaine bourgeoisie où l’apparente bienséance prime sur toute autre considération. Ce procédé crée aussi un grand mystère quant à l’action elle-même (Que s’est-il réellement passé ? Pourquoi Robert s’enfonce-t-il ainsi au beau milieu du salon ?) qui amène un effet extrêmement fantastique. Mais le plus notable est encore l’activité très forte que ce texte propose à son lecteur : il s’agit d’une sorte de charade, une devinette qui oblige le lecteur, à chaque phrase, à imaginer la fin de la phrase sur la base des informations –toutes circonstancielles– qu’il vient de recevoir. Tout comme dans « La Araña » 376 où le nom des personnages est remplacé par un blanc textuel, le lecteur est ici obligé de pousser au maximum son effort d’inférence, ce qui le rend éminemment actif. Toutefois, cette inférence ne travaille pas du tout « à vide » : Cortázar élabore pour son lecteur des « rails », en créant un cadre contextuel ou en employant des expressions lexicalisées tronquées. Ainsi, lorsque tout bon lecteur francophone lira « on déplore la », il pensera évidemment à cette expression, si fréquente dans les chroniques nécrologiques : « On déplore la tragique disparition ». Et c’est bien là la grande difficulté de traduire un tel texte. Ce qui prime n’est plus le sens exprimé, mais celui sous-entendu, ces sortes de flèches vers un sens absent de la lettre du texte et qui constitue pourtant l’ossature réelle de ce conte fantastique. Ainsi, « Ya no quedan esperanzas de » renvoie le lecteur hispanophone à l’expression journalistique « Ya no quedan esperanzas de encontrar sobrevivientes », et, même si ce titre s’éloigne fortement de la lettre du titre français (« On déplore la »), le sens d’une disparition tragique et mystérieuse est recréé, tout comme l’est l’effet sur le lecteur.

C’est encore l’effet qui prime pour la traduction des noms des personnages : Paul et Robert deviennent logiquement Pablo et Roberto, et Mme Cinambre est transformée en « la señora de Cinamomo ». Ici, Cortázar semble avoir voulu conserver le sentiment de familiarité du lecteur envers les personnages, ce qui lui permet de ne pas le distraire, de ne pas parasiter son effort d’inférence et donc de conserver la montée progressive du conte bref 377 . Il est à remarquer que les Mounier ne changent pas de nom, et ceci est sans doute à mettre en parallèle avec le « esperá » tout argentin –c’est un voseo– que l’on trouve dans le texte espagnol. En effet, en Argentine, suite à l’émigration, on trouve beaucoup de noms de famille français et Mounier étant un nom très fréquent, il ne doit pas déranger un lecteur argentin.

Les deux versions de ce petit conte nous apprennent donc que Cortázar maniait à merveille le français, au point de pouvoir construire un texte sur des expressions lexicalisées sous-entendues. L’effort de traduction que nous avons analysé nous renseigne aussi sur les effets poursuivis et techniques mises en œuvre par Cortázar. Enfin, ceci nous oblige à revoir le jugement porté sur le texte en espagnol paru dans Último Round : il était jusqu’alors perçu et présenté comme un texte original, appartenant de plein droit à la production de Cortázar. Nous avons montré qu’il s’agit en fait d’une traduction réalisée par l’auteur lui-même. L’existence même de ces deux versions nous amène à affirmer avec force que les traductions ont donc droit de cité dans l’œuvre de Cortázar.

Par ailleurs, ce texte nous montre à quel point le lecteur est sollicité : afin de combler les « trous » du texte, il doit avoir sans cesse recours à l’inférence. C’est grâce à cet effort qu’il va reconstruire le sens du texte incomplet qu’il déchiffre ou du moins qu’il va en créer une interprétation. C’est en cela que l’activité exacerbée du lecteur dans certains textes de Cortázar nous rappelle fortement celle d’un traducteur, qui doit inférer le sens puis le recréer.

Notes
375.

sous la cote RES G-Y2-431.

376.

Texte fondateur de Rayuela, voir l’édition critique de Archivos, p. 531-538.

377.

Voir le texte de Laure Bataillon que nous avons précédemment cité, in Traduire, Ecrire, p. 56.