Traduire pour faire lire

On le sait, traduire, c’est permettre l’accès d’un texte à des lecteurs pour lesquels ce dernier n’a pas été écrit. En un mot, traduire, c’est donner à lire. Or, Cortázar est un excellent lecteur, un boulimique, un passionné et surtout quelqu’un qui cherche à transmettre d’un texte ce qu’il en lit. Voyons pour mémoire ce témoignage :

‘Julio me enseñó cosas, qué sé yo, por ejemplo, a leer bien, entre líneas. Un día yo estaba leyendo una nota en un diario francés. Tema político, claro, referido a nuestro país. Y me volví loco: ¡Mirá estos hijos de puta!, gritaba yo. Entonces me sacó el diario y se puso a leer. Cuando terminó me dijo: “Tata, ¿vos sabés leer? ¿No te das cuenta que es todo al revés? Están diciendo la verdad”. Leí otra vez y tenía razón. 379

Ainsi, il est fréquent que, dans ses oeuvres, Cortázar donne à lire des textes allographes ou plutôt qu’il donne à lire sa lecture de ces textes. Et bien souvent, il s’agit de textes écrits en français ou en anglais, qu’il traduit en espagnol pour les faire partager à son lecteur de référence –qui reste toujours, nous l’avons vu, le public argentin–. Dans La vuelta al día en ochenta mundos, par exemple, page 100 du tome I, on trouve un extrait en espagnol de Autour de la Lune de Jules Verne, qui n’est en rien relié avec ce qui précède ou ce qui suit. L’extrait vaut en soit, comme trace d’une lecture fantastique de ce passage par Cortázar. Il raconte la découverte de l’apesanteur par les personnages et l’extrait finit par ces mots :

‘De pronto Michel, tomando cierto impulso, se despegó del fondo y permaneció suspendido en el aire como el monje en La cocina de los ángeles, de Murillo. Sus dos amigos le imitaron al instante y los tres, en el centro del proyéctil, figuraban una ascención milagrosa. 380

Et l’on imagine aisément à quel point l’incongruité de cette attitude (mimer La cuisine de anges de Murillo en plein voyage spatial) a pu plaire à Cortázar. C’est finalement du Cortázar que l’on lit ici, bien plus que du Jules Verne, ce qui n’est pas sans nous rappeler le Pierre Menard de Borges. La traduction correspond donc ici à une nécessité (il faut bien traduire pour donner à lire à un lecteur argentin), mais c’est aussi un acte d’appropriation du texte, qui se trouve alors intégré dans un texte plus vaste, ici La vuelta al día en ochenta mundos.

De même dans Último Round, on trouve un texte intitulé « De cara al ajo » 381  : outre le titre donné par Cortázar, ce texte n’est autre qu’une traduction d’un article paru dans Le Monde (Cortázar précise à la fin : « Traducido de Le Monde, París, 12-13 de mayo de 1968. »). C’est le récit d’une messe donné en Espagne pour que l’âme d’Adolphe Hitler repose en paix… Il est là encore évident que Cortázar donne à lire sa lecture de l’événement –avec une pointe ironique, puisque l’article, écrit en plein mai 68, se termine par ces mots : « La policía estuvo presente, pero no intervino para nada » 382 .

Certains textes proposent également des traductions, mais cette fois, elles s’intègrent au texte de Cortázar à la manière d’une citation et ne valent plus en soi. C’est le cas par exemple de l’extrait de lettre d’Artaud à Henri Parisot que l’on trouve traduite dans « Muerte de Antonin Artaud » 383 . La fonction de la traduction est ici celle d’illustrer le propos de Cortázar, mais elle sert aussi à faire connaître un corpus (ici les lettres d’Artaud à Parisot) alors qu’elles n’ont pas encore été traduites en espagnol.

C’est une fonction un peu similaire, celle de faire connaître l’inédit, qui anime l’acte de traduction dans « Noticias del mes de Mayo » 384 , où est relatée la période de mai 68 à Paris. En effet, le texte a été envoyé par Cortázar à la revue cubaine Casa de las Américas dès juillet 1968 385 , dans le but de donner une idée de l’événement aux lecteurs cubains et plus largement latino-américains. Ici, le processus est inversé par rapport à « Muerte de Antonin Artaud » : ce sont les slogans de mai 68 traduits en espagnol qui donnent naissance au texte –et ils cessent alors d’avoir une fonction illustrative ; ils sont véritablement le moteur du texte, le liant du collage réalisé par Cortázar. Là encore, il y a un lien avec la lecture sélective, puisque l’auteur du texte s’est promené dans les rues pour lire et noter les slogans, qu’il a ensuite traduits et autour desquels il a construit son texte. L’auteur devient alors un véritable passeur d’histoire, comme l’explique Cortázar :

‘He escrito un texto, una especie de « collage » donde recojo y traduzco algunas de las maravillosas inscripciones anónimas estampadas por estudiantes y obreros en la Sorbona, en el Odéon, en los muros de las calles; lo he enviado a la revista Casa de las Américas, de modo que si se deciden a publicarlo ya verás allí un mal reflejo de esto que te cuento. 386

Notes
379.

« El Tata Cedrón y aquella noche mágica entre chicos y empanadas », entrevue de Juan “Tata” Cedrón par Carlos Ferreira paru le 1/11/94 dans La Maga, dans le numéro Homenaje a Cortázar. Cet article est accessible sur Internet à l’adresse http://www.lamaga.com.ar/ . (« Julio m’a appris des trucs, je sais pas, par exemple à lire bien, entre les lignes. Un jour, j’étais en train de lire une note dans un journal français –un sujet politique, évidemment, sur l’Argentine. ça me rendait fou : « Regarde ces fils de pute ! », que je criais. Alors il m’a pris le journal et il a lu. A la fin, il m’a dit : « Tata, tu sais lire ? Tu te rends pas compte que c’est le contraire ? C’est la vérité qu’ils disent. » J’ai relu et il avait raison. » (Trad. S.P.)

380.

« Soudain Michel, prenant un certain élan, quitta le fond, et resta suspendu en l'air comme le moine de la Cuisine des Anges de Murillo./ Ses deux amis l'avaient rejoint en un instant, et tous les trois, au centre du projectile, ils figuraient une ascension miraculeuse. » Jules Verne, Autour de la lune, chapitre VIII : « A soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues ».

381.

Último Round, piso bajo, p. 150.

382.

« La police était présente mais n’est pas intervenue. » Trad. S.P.

383.

Texte écrit en 1948, originellement publié dans la revue Sur. On le trouve aussi p. 153-155 de Obra Crítica 2.

384.

Último Round, piso alto, p. 47-62.

385.

Voir Cartas, p. 1249. (Toutefois, la publication dans cette revue n’aura lieu qu’en mars-avril 1969, dans le n°53.)

386.

ibid. « J’ai écrit un texte, une sorte de collage qui compile et traduit quelques-unes des merveilleuses inscriptions anonymes, écrites par des étudiants, des ouvriers, à la Sorbonne, à l’Odéon, sur les murs des rues ; je l’ai envoyé à la revue Casa de las Américas, ce qui te permettra, s’ils se décident à le publier, d’y voir un reflet approximatif de tout ce que je te raconte. » (Trad. S.P.)