Penchons-nous à présent un peu plus longuement sur un volume de Cortázar où la traduction occupe une place très importante. On trouve en effet dans Imagen de John Keats de très nombreuses traductions. En règle générale apparaît d’abord le texte original, suivi de sa traduction en espagnol, et ce, pour des citations de l’anglais (de Keats bien sûr, mais aussi d’autres auteurs anglophones), du français et même de l’allemand. Le volume s’ouvre d’ailleurs sur une note concernant ces traductions :
‘Con excepción de dos poemas, el autor considera provisionales todas sus traducciones, y sujetas a una revisión total. En la mayoría de los casos, se trata sólo de la equivalencia de sentido lógico, sin ninguna preocupación formal. De editarse alguna vez este libro, el autor emprendería la tarea de ajustar definitivamente sus versiones de poemas (y cartas) de Keats. 387 ’Cette mise en garde s’explique par le fait que, du vivant de Cortázar, ce texte est resté à l’état de manuscrit inédit. Ce n’est qu’en 1996 que Aurora Bernárdez le confie aux éditions Alfaguara, pour publication. Dans cette édition, on trouve en note pour le texte qui précède, cette précision :
‘Siguiendo el criterio de literalidad por el que Cortázar optó expresamente, se ha intentado ajustar las traducciones de cartas y poemas. (Aurora Bernárdez) 388 ’Les traductions parues dans le volume d’Alfaguara sont donc toutes revues suivant ce critère. On le voit, ceci ne tient pas compte des deux poèmes dont Cortázar estime la traduction achevée 389 et qui sont ici revus dans une traduction littérale. Par ailleurs, nous estimons, après consultation du manuscrit original, qu’il y a une erreur d’appréciation quant à la mise en garde de Cortázar : selon nous, il ne s’agit pas d’un choix express en faveur de la littéralité, mais bien plutôt d’un constat d’échec. Certaines des traductions ne sont une « équivalence de sens logique » que dans la mesure où Cortázar estime ne pas avoir assez rendu leur valeur poétique. Nous pensons ainsi que la révision prévue visait plutôt à rendre plus littéraire, plus poétiques et donc moins littérales ces traductions.
En effet, le manuscrit original de Imagen de John Keats –conservé à l’Université de Harvard 390 –, nous montre que certaines des traductions réalisées originellement par Cortázar obéissent à un grand soucis de littérarité et font montre d’un beau travail rythmique, produisant par exemple des alejandrinos 391 . Au contraire, on trouve dans le manuscrit d’autres traductions où le travail métrique est absent 392 . Il fallait donc bien uniformiser ces traductions, mais nous pensons que si Cortázar avait vraiment opté pour la littéralité, il ne se serait pas donné la peine de traduire certains poèmes en vers (ce qui demande un effort important) pour ensuite revenir à une traduction littérale.
Penchons-nous maintenant sur le manuscrit, afin de comprendre la place que Cortázar donnait à la traduction dans la conception de l’œuvre. A plusieurs reprises, il commente cette activité, en note ou dans le corps du texte. Ceci et la mise en garde initiale nous montrent assez que ces traductions lui importent : elles ne sont pas des béquilles étrangères à l’œuvre ; leur qualité préoccupe au contraire Cortázar, qui ne semble pas considérer le volume achevé tant que ces traductions ne seront pas « ajustées ». La première mention se trouve page 36 du manuscrit –c’est une note qui suit deux vers traduits sans métrique – :
‘Culto lector: agota tu inglés en la lectura del texto original, y no consultes estas tristes versiones más que en caso de dificultad insuperable, y aun así hazlo rápidamente y huye. Te lo digo con vigencia para todo lo que sigue. 393 ’Cortázar déclenche par cela une communication directe avec son lecteur. Il est intéressant de remarquer qu’il s’adresse au « lecteur cultivé », celui qui connaît l’anglais et peut lire couramment cette langue ou presque. Toutefois, un autre lecteur est là, en filigrane, et c’est celui qui, en fin de compte, motive cette préoccupation pour les traductions de Keats : celui qui ne lit pas l’anglais, celui à qui la beauté de la poésie de Keats est jusqu’alors inaccessible. Et nous verrons plus loin que l’auteur va même jusqu’à consacrer une partie du livre à ce lecteur –ce sera « Puentes y caminos »–. Ceci souligne que, pour Cortázar, ce travail sur Keats est surtout un travail sur la communication : il veut communiquer son amour pour cet auteur, il veut le faire sans les barrières académiques d’usage 394 , et, surtout, il veut donner à Keats la place qu’il mérite et contribuer à sa diffusion dans le monde hispanophone. On le voit, même s’il qualifie ses traductions de « tristes versions » desquelles il faut fuir, il est très conscient de leur nécessité, et cela ne l’empêche pas non plus d’avoir un haut degré d’exigence vis-à-vis d’elles.
Mais pourquoi Cortázar semble-t-il déprécier à ce point son travail de traduction sur ces poèmes ? Il parlera plus tard de la difficulté de « rescatar en español el misterio de una poesía impenetrable a toda versión » 395 . Mais quel est donc ce mystère ? Nous trouvons une réponse à cela au début du chapitre « Puentes y caminos » 396 :
‘Ayer (…) vi con demasiada claridad que de las odas de John Keats no puede comunicarse otra cosa que la periferia circunstancial, pero que a la vezLe problème est à présent mieux défini : ce qui gêne Cortázar, ce qu’il estime ne pas pouvoir rendre dans ses traductions, c’est, comme nous l’avons vu plus haut à propos des traductions poétiques, l’aspect lyrique de la poésie –autant dire sa musique incantatoire, sa texture formelle qui empêche absolument de remplacer un mot par un autre au risque de perdre l’analogie éclairante. Ceci n’est pas sans nous rappeler les propos de Brémond dans La poésie pure ; pour Cortázar, « l’enchantement », le noyau dur de la poésie, cède dans la traduction. Il continue en disant :
‘¿Traducir? Sí, hay traducciones que usaremos. Pero los traductores sabemos qué desaliento de ceniza y manos sucias espera al amanecer, cómo traducir se parece a amar, cómo los pequeños triunfos parciales no consuelan de la vasta derrota. Etcétera, etcétera. Me gustaría otra cosa, adelantarle al lector de cuando en cuando un sistema de sustituciones, una materia semejante, un eco de esa música original que lo alcance alto y ceñido. Can you read English? Nada nuevo aprenderás entonces aquí. Armo para los hispanoparlantes esa trama de encuentros, la copia de resonancias que nace con cada lectura de las Odas, la entera caracola de mi tiempo keatsiano. (...) Así, por ser la lírica la forma elemental de la poesía, surge análoga en las tierras y los tiempos varios, y es caso obvio señalar que el lector español, asomándose al mejor de su lírica nacional, se aproximará más al espíritu de la Odas de Keats que si se confía a cinerarias traducciones. 398 ’Voilà un nouveau jour fort intéressant : la traduction, cet amour patient toujours déçu, est bel et bien à penser en continuité avec la lecture. Si le traducteur est finalement vaincu devant la poésie, c’est surtout par ce qu’il lit plus dans l’original que ce qu’il ne peut rendre dans sa version ; il est vaincu car il est forcément meilleur lecteur que traducteur. (Il est intéressant de remarquer qu’un peu plus loin, Cortázar critique vertement une traduction espagnole de Keats, mais ce qu’il met finalement en avant, c’est l’incapacité de la traductrice, à sentir, à saisir et donc à lire cette poésie 399 .) Il propose ici au contraire un jeu de lectures comme un jeu de miroirs, sorte de traduction hors des mots, hors du sens, visant à rendre, à communiquer, à traduire cet intraduisible pour le lecteur hispanophone. Ici, la lecture, la traduction et l’écriture ne font qu’un et procèdent toutes ensemble à la genèse d’Imagen de John Keats.
Mais nous allons aussi voir que Cortázar produit son effort de traduction en fonction de la démonstration en cours, ce qui montre encore que la traduction et le texte propre sont étroitement liés. Ainsi, pages 88-89 du manuscrit, il propose une version sans métrique de certains vers d’Endymion et reprend le cours de son texte en disant :
‘John me perdone poner en plúmbea prosa escalonada esta secuencia de Endymion, pero de lo que se trata es de aprehender la correlación de la oneness enunciada en el poema con los párrafos de la carta de Bailey. 400 ’L’analyse que produit Cortázar dans cette partie étant avant tout sémantique, il concentre son effort de traduction sur le sens et non sur la forme. On voit encore que la traduction s’adapte aux nécessités démonstratives dans un autre fragment, page 105-106 du manuscrit :
‘ Endymion se abre con versos famosos –en cuya traducción traté de salvar algo más que el mero sentido intelegible. 401 ’Et en effet, il traduit ensuite magistralement les 24 premiers vers d’Endymion par des alejandrinos assonants, car ici, c’est bien de la qualité poétique d’Endymion dont il parle : l’orientation de la traduction dépend donc bien de ce qui est à démontrer. Mais il faut aussi comprendre par ce biais que traduire un texte permet de l’éclairer singulièrement, de sentir au mieux sa particularité et, donc, de le commenter plus pleinement. Ainsi, ne pas arriver à traduire un texte peut aider à mieux le qualifier, comme dans cette remarque, page 288 du manuscrit :
‘Renuncio a traducir los tres versos siguientes, de valor absolutamente encantatorio 402 :Nous pensons donc qu’un constant mouvement de va-et-vient unit l’analyse et les traductions dans Imagen de John Keats. On le voit, la traduction est essentielle à la production de ce volume : elle est un acte de communication et de diffusion, elle est le résultat d’une grande finesse de lecture, elle sert aussi de soutien à l’analyse et s’intègre au texte avec le même naturel qu’une gestuelle accompagne et souligne la parole.
« A l’exception de deux poèmes, l’auteur considère provisoires toutes ses traductions ; elles sont sujettes à une révision totale. Dans la majorité des cas, il ne s’agit que d’une équivalence de sens logique, sans aucune préoccupation formelle. Si ce livre devait un jour être édité, l’auteur entreprendrait d’ajuster définitivement les traductions des poèmes (et lettres) de Keats. » (Trad. S.P.)
« Les traductions des lettres et des poèmes ont été ajustées en obéissant au critère de littéralité pour lequel Cortázar a opté expressément. (Aurora Bernárdez) » (Trad. S.P.)
Il s’agit des versions de « On a Grecian Urn » (« Acerca de una urna griega ») et de « Ode on Melancholy » (« La Melancolía »), respectivement pages 242-244 et 178-279 du manuscrit. Ces traductions rimées et versifiées s’efforcent de maintenir le rythme de l’original. Il est à noter que la première de ces traductions a d’abord été publiée en 1946 dans Revista de Estudios Clásicos, sous le titre « A una urna griega », dans l’article « La urna griega en la poesía de John Keats » (voir Obra crítica 2, p. 50-53. Seule diffère la mise en page.)
Sous la cote MS Span 116, Houghton Library, Harvard University.
Voir par exemple : « Alzando todavía el agua con sus dedos /En donde un tembloroso diamante nunca dura. » (p. 48 du manuscrit.) On voit clairement que Cortázar produit un travail rythmique dans sa traduction (pour obtenir un alejandrino, il ne faut pas faire la synalèphe à la césure du premier vers). Comparez avec l’original : « Still scooping up the water with my fingers /In wich a trembling diamond never lingers. » et avec la traduction parue dans Alfaguara : « Alzando siempre el agua con mis dedos /donde un trémulo diamante nunca dura. » (p. 61).
Voir par exemple « El hábito malogra las delicias estivales, / Y el goce de la primavera / Se desvanece como su floración… » (p. 180 du manuscrit.) Comparez avec l’original : « Summer’s joys are spoilt by use, /And the enjoying of the spring /Fades as doth its blossoming… » et avec la version parue dans Alfaguara : « La costumbre malogra las delicias estivales, /y el goce de la primavera / se desvanece como su floración… » (p. 203-204).
« Lecteur cultivé : épuise ton anglais en lisant le texte original et ne consultes ces tristes versions qu’en cas de difficulté insurmontable, et même dans ce cas-là, fais-le vite et fuis. Je te le dis aussi pour tout ce qui suit. » (Trad. S.P.)
Voir « Metodología », p. 19 à 21 de Imagen de John Keats.
In « Tombeau de Mallarmé », La vuelta al día en ochenta mundos, p. 171.
Les deux citations qui suivent proviennent des pages 226 et 227 du manuscrit.
« Hier, (…) j’ai compris trop clairement que dans les odes de Keats, on ne peut transmettre autre chose que la circonstance périphérique, mais qu’en même temps/ sa condition de lyrique absolue/ de poème des poèmes, d’enchantement,/ consent à une proximité parallèle, à une danse autour du coffre, à un jeu de/ similitudes amies/ brillant entre les mots/ (Valéry, Aurore)/ et que de cette manière peut-être, de cette manière magique de ne pas regarder de front, d’opposer un miroir pour atteindre par le reflet l’image la plus aiguë,/ ainsi les odes de mon poète céderaient à l’espagnol, à ce beau langage différent, son projet, son dessin, son contact. » (Trad. S.P.)
« Traduire ? Oui, il y a des traductions que nous utiliserons. Mais nous, les traducteurs, nous savons quelle désespérance de cendres et de mains sales nous attend à l’aube, nous savons à quel point traduire ressemble à aimer, à quel point les petits triomphes partiels ne consolent pas de l’immense défaite. Etc., etc. J’aimerais autre chose, j’aimerais proposer au lecteur un système de substitutions, une matière approchante, un écho de cette musique originale qui puisse le toucher, hautement, sobrement. Can you read english ?Alors tu n’apprendras rien de plus ici. Je monte pour les hispanophones cette trame de rencontres, un reflet de résonances qui naît à chaque lecture des Odes, la spirale entière de mon temps keastsien. (…) Ainsi, puisque la lyrique est la forme élémentaire de la poésie, elle apparaît analogue à différents moments, en différents pays, et il est presque évident de souligner que le lecteur espagnol, se penchant sur le meilleur de sa lyrique nationale, s’approchera davantage de l’esprit des Odes de Keats que s’il s’en remet à des traductions qui ne renferment que des cendres. » (Trad. S.P.)
Voir l’édition d’Alfaguara, p. 267-268. « conozco una hórrida versión (…) en la cual la evidente buena voluntad no basta para evitar errores elementales de sentido (…). Hay otro reparo más grave ; es una versión cómodamente libre de metro y rima, ¿cómo se puede incurrir en un pedestre e incesante prosaismo? El cantado, melodioso comienzo de la tercera estrofa (...) se convierte en esta masa informe: (...). Desde el estúpido prólogo a las versiones –que muestran además una crasa ignorancia selectiva– es una mala faena que le han hecho a Keats en España, y que llevará a tanto lector desprevenido a figurarse al poeta como una especie de réplica masculina de la señora Miró [la traductora]. » Cette traductrice est présentée comme mauvaise lectrice du sens et de la mélodie des poèmes, et même de l’ensemble de l’œuvre, puisqu’elle ne sait ni la présenter ni procéder à une sélection cohérente. La traduction est finalement pensée comme une « contagion de lecture », puisque ce que recevra le lecteur espagnol, ce sera la lecture de la traductrice. (« Je connais une atroce version (…) où l’évidente bonne volonté ne suffit pas pour éviter des erreurs élémentaires sur le sens (…). Une autre objection plus grave : c’est une traduction commodément libérée du mètre et de la rime, comment peut-on tomber dans un prosaïsme aussi stupide ? Le début chanté et mélodieux de la troisième strophe (…) devient cette masse informe : (…). Tout, du prologue aux traductions –qui en plus révèlent une ignorance crasse en matière de sélection–, est un mauvais coup fait à Keats en Espagne et qui amènera nombre de lecteurs mal informés à se représenter le poète comme une espèce de réplique masculine de Mme Miró [la traductrice]. » Trad. S.P.)
« Que John me pardonne de plomber cette séquence d’Endymion, de la mettre en prose et de la présenter en escalier, mais il s’agit ici d’appréhender le rapport entre la oneness énoncée dans le poème et les paragraphes de la lettre à Bailey. » (Trad. S.P.) Nous remarquons dans l’édition d’Alfaguara que le texte a été modifié en trois endroits, sans raison apparente : « John me perdone el poner en plúmbea prosa esta secuencia de Endimión, pero de lo que se trata es de aprehender la correlación de la oneness enunciada en el poema con los párrafos de la carta de Bailey » (p. 107).
« Endymion s’ouvre sur ces fameux vers –où, dans la traduction, j’ai tenté de sauver un peu plus que le simple sens intelligible. » (Trad. S.P.)
« Je renonce à traduire les trois vers suivants, qui ont une valeur absolument incantatoire. » (Trad. S.P.)