D’autre part, nous allons voir que dans certains romans de Cortázar les personnages eux-mêmes traduisent, ce qui représente une mise en fiction de la traduction, en dehors de tout élément biographique. C’est le cas notamment au début de 62, modelo para armar : le livre s’ouvre sur une erreur de traduction faite par Juan, dont le métier est celui d’interprète de conférence. Il entend un client du restaurant dire « Je voudrais un château saignant » –où « château » est l’abréviation de « châteaubriand », c’est-à-dire steak–, ce qu’il traduit automatiquement par « Quisiera un castillo sangriento ». Voici ce qu’en dit le texte :
‘Desde luego Juan debía ser el único parroquiano para quien el pedido del comensal tenía un segundo sentido; automáticamente, irónicamente, como buen intérprete habituado a liquidar en el instante todo problema de traducción en esa lucha contra el tiempo y el silencio que es una cabina de conferencias, había hecho trampa, si cabía hablar de trampa en esa aceptación (irónica, automática) de que saignant y sanglant se equivalían y que el comensal gordo había pedido un castillo sangriento, y en todo caso había hecho trampa sin la menor conciencia de que el desplazamiento del sentido en la frase iba a coagular de golpe otras cosas ya pasadas o presentes de esa noche, el libro o la condesa, la imagen de Hélène, la aceptación de ir a sentarse de espaldas en una mesa del fondo del restaurante Polidor. 406 ’La traduction n’a donc pas ici une fonction subalterne dans l’économie du récit : c’est elle qui permet au lecteur de rentrer dans la problématique du livre. La mise en scène de l’interlangue est en effet une manière de figurer La Ciudad, cet état demi-conscient où les rencontres les plus étranges font sens, en marge de tout schéma rationnel.
Par ailleurs, dans Libro de Manuel, Cortázar a également recours à la traduction pour les coupures de presse en français qui sont reproduites en marge. Ici, ce sont les personnages, et notamment Susana, qui sont en charge de traduire oralement les articles français vers l’espagnol (et c’est une fiction de traduction orale puisque nous lisons bien le texte de la traduction). Mais cela dépasse le simple « truc » narratif, puisque le fait de devoir traduire met en contexte les personnages : ce sont des latino-américains vivant à Paris, c’est-à-dire dans une autre langue. D’autre part, la traduction est souvent entrecoupée par des réflexions des personnages sur le fond ou sur la forme du texte, comme dans cet exemple :
‘–Susana, traducile esa parte a dos columnas que te pasó Monique con la yerba.On remarque que la traduction n’est pas neutre ici : plusieurs tournures « sentent » le français, et, même si elles ne sont pas incorrectes, elles ne sont pas les plus fréquentes et seraient certainement corrigées dans une traduction écrite (« que habita en Grenoble » là où on attendrait « que vive en Grenoble », « me paseaba » là où on attendrait « paseaba », « fui invitado a asistir » là où on attendrait « me invitaron a asistir »). Il y a donc un vrai travail d’écriture pour forger cette fiction d’oralité dans la traduction : Susana a ici une syntaxe espagnole « contaminée » par la syntaxe française, ce qui est une mise en scène très efficace et économique de sa situation particulière de bilinguisme. Par ailleurs, on remarque que les réalités quotidiennes sont aussi traduites, comme la marque « Dorothée Bis » qui devient dans ce passage « Dorotea Bis », ou ailleurs le slogan « ponga un tigre en su motor » 408 , qui n’a pas de sens tel quel en espagnol, sans référence à la publicité française « mettez un tigre dans votre moteur ». Un autre extrait nous montre aussi à quel point la traduction est un questionnement identitaire :
‘Conviene que se amenen, como decimos en Francia, porque seguro que Marcos tiene noticias frescas de Grenoble y de Marsella donde anoche hubo una de palos entre los gauchistas y la poli.Le rapport au langage est donc forgé par les expériences de la vie, et la traduction tend alors un miroir déformant. La situation de bilinguisme de Patricio déforme aussi son lexique espagnol, traversé de gallicismes plus ou moins maîtrisés : si d’un côté, il a conscience d’utiliser un néologisme comique avec le « verbe » <*amenerse> (il en a conscience puisqu’il dit « como decimos en Francia »), au contraire, lorsqu’il dit « traducir gauchistas por izquierdistas », il calque automatiquement et littéralement « gauchistes » par « gauchistas », qui lui semble alors rester du français (sans quoi, il dirait « traducir gauchistes par izquierdistas ») ; la limite entre les deux langues est donc floue. Ce qu’il y a d’intéressant ici, c’est la réaction de Fernando, qui est étranger à cette modalité francisée de l’espagnol : il comprend « gauchistas » selon la seule référence approchante qu’il ait, c’est-à-dire les gauchos argentins.
On le voit, dans Libro de Manuel,Cortázar fait un usage très fin de la traduction comme mise en scène dramatique : elle sert bien sûr à communiquer le contenu de l’article au lecteur, mais elle permet aussi de caractériser les personnages individuellement et de présenter leurs rapports. C’est un véritable ressort narratif.
62, modelo para armar, p. 10. Nous ne notons pas la traduction française pour les citations suivantes, puisque leur intérêt repose sur les usages de l’espagnol.
p. 43-44.
p. 84.
p. 21.