Conclusion provisoires

Nous avons donc démontré, au cours de cette partie, que la traduction et l’écriture sont bien à penser en continuité dans l’œuvre de Julio Cortázar. Lorsqu’il traduit des poèmes, il le fait en ayant une très haute idée de la poésie et une très bonne connaissance de l’auteur. Ceci l’amène à avoir une exigence extrême vis-à-vis de son travail : il cherche à rendre dans ses versions non pas le sens du poème mais bien sa qualité poétique, sa musique, qui sert l’intention analogique et permet ainsi de renouveler la perception du monde. Aussi traduit-il en vers et en mètre, avec par conséquent une contrainte formelle très importante. Il essaie également de recréer l’image poétique, en travaillant notamment sur sa précision et sur les nuances du texte d’arrivée. Pour ce faire, il a recours à maintes reprises à des procédés qui semblent plus proches d’une écriture que d’une « simple » traduction.

Nous avons vu ensuite que traduire signifie aussi être un passeur, un lien entre deux mondes différents qu’il faut unir par sa traduction. Ceci implique, c’est évident, une identité mouvante, où le bilingue se rêve autre dans et par l’autre langue. Il ne semble être vraiment chez lui que dans cette petite Babel intérieure, à la frontière des mondes et des sens : c’est en bonne part là que prendra racine l’œuvre de Cortázar.

C’est aussi dans cette dynamique qu’il faut comprendre la production par Cortázar de textes en français qu’il traduira ensuite dans sa langue, l’espagnol d’Argentine, pour ses lecteurs de prédilection : ses compatriotes. Mais s’auto-traduire signifie aussi pouvoir remodeler à loisir le texte en le traduisant : là encore, la traduction est un acte de création, puisqu’elle modifie en profondeur le texte original.

Enfin, nous avons vu que Cortázar, pris entre deux cultures (ou trois, en comprenant la littérature anglophone) doit aussi traduire lorsqu’il écrit. Lui qui lit en français et en anglais sans aucun effort doit traduire les passages qu’il aime pour pouvoir les citer, les faire partager à son lecteur. C’est ainsi que, par les traductions insérées dans ses propres œuvres, Cortázar donne à lire sa lecture, qui devient alors partie prenante du texte. Au contraire, la traduction est parfois incapable de transmettre ce qu’il lit dans le texte original ; il lui faudra alors écrire pour expliquer et illustrer sa propre lecture, comme dans Imagen de John Keats. Enfin, la traduction apparaît aussi comme ressort narratif dans les textes de Cortázar : on y voit l’auteur en train de traduire, ou même ses personnages. Cortázar transmet alors au lecteur, par ce moyen détourné, toute la complexité de leur psychologie.

Traduction et écriture se mêlent donc dans l’œuvre de Julio Cortázar, qui ressemble alors bien à un Janus aux deux visages.

C’est toutefois oublier son troisième visage, fondamental et fondateur, celui d’un Cortázar lecteur, qui servira de référence à la projection du lecteur modèle dans ses œuvres.