Les traductions de fait dans Rayuela

Dans la seconde partie de ce travail, nous avons montré que l’œuvre de Cortázar était traversée par des traductions : il en va de même pour Rayuela. En effet, on trouve cette note dans une lettre de Cortázar :

‘El libro [Rayuela] tiene un solo lector: Aurora. Por consejo suyo, traduje al español largos pasajes que en un principio había decidido dejar en inglés y en francés. 410

Cortázar insère donc dans son texte des traductions de l’anglais et du français. Ceci nous est confirmé par cette autre lettre de l’auteur :

‘I’m looking now for the ten texts I translated from the English. I hope find them, and send them to Greg [Gregory Rabassa, traducteur de Rayuela en anglais] with the latest batches. 411

A quoi correspondent donc ces « longs passages » traduits en espagnol dans la Rayuela finale ? Nous trouvons un élément de réponse dans une lettre inédite de Cortázar, adressée à Françoise Rosset, l’une des traductrices de Rayuela en français. Mme Rosset a eu en effet l’extrême amabilité de nous donner accès aux lettres que Cortázar lui a écrites : il s’agit d’un corpus inédit constitué de 11 lettres rédigées entre le 19 avril 1964 et le 20 mars 1966. Elles sont de toute première importance pour comprendre l’implication de Cortázar dans la traduction de Rayuela en français, sous le titre Marelle. Il y propose sa collaboration et instaure le système suivant : la traductrice lui envoie progressivement les pages traduites afin qu’il puisse les revoir pas à pas et apporter conseils et opinions sur le travail en cours. Les remarques de Cortázar sur la traduction ou les réponses aux questions posées par Mme Rosset sont très didactiques et constituent une véritable lecture, une explicitation de Rayuela par son auteur, une reconstitution de son dessein initial ou du sens qu’il met sous tel mot, telle formule ou telle structure. On le voit, il y a là un corpus d’un intérêt capital 412 .

Sur un feuillet non daté, mais qui accompagnait sans doute la lettre en date du « 1 de junio de 1965 », on trouve ces mots écrits à la main et en français par Cortázar :

‘Chère amie,
Voici le texte à ajouter au chapitre 62. Je vous prie de le garder –peut-être un jour m’exigera-t-on des « documents » !
Bien à vous,
Cortázar.’

Il est émouvant de remarquer que Cortázar prévoit par cela « l’inquisition » critique que nous sommes en train de mener. Cela montre aussi qu’il sait l’importance que ce texte pourra avoir, en tant que reflet de la genèse de Rayuela. Le reste du feuillet est constitué d’un montage réalisé à partir d’un article de presse en français : c’est l’original de la note du chapitre 62, intitulée « L’Express, París, sin fecha » et qui porte sur la découverte des connexions chimiques dans le cerveau humain. Il convient de noter que le texte n’est pas traduit dans son intégralité par Cortázar. Il réalise en effet une lecture sélective du texte de L’Express, qui aboutit à des coupes : le texte coupé est celui qui sera ensuite traduit. Mme Rosset, dans sa traduction, recopie en réalité la lettre du texte original français que lui a envoyé Cortázar, mais en respectant les coupes présentes dans la version espagnole. On le voit, le tour de passe-passe est complexe : ce qui serait censé être l’original –c’est-à-dire le texte du chapitre 62 de Rayuela en espagnol– est en fait une traduction réalisée par Cortázar –du français vers l’espagnol–. Lorsque Mme Rosset « traduit » ce texte en français, elle rétablit en fait l’original, mais en conservant la « pâte » de Cortázar, c’est-à-dire sa lecture sélective. Dès lors, le texte de la note du chapitre 62 paru dans la traduction française (Marelle) peut être considéré comme l’original de la version en espagnol dans Rayuela.

On peut donc supposer sur cette base que les textes de Rayuela tirés d’articles de journaux anglais et français ont tous été traduits en espagnol par Cortázar. En poussant la même logique jusqu’au bout et en supposant qu’il ait à chaque fois gardé l’original et qu’il l’ait systématiquement envoyé à ses traducteurs, on peut émettre l’hypothèse que, dans Marelle, on trouvera les transcriptions des originaux français et dans Hopscotch, celles des originaux anglais. 413

De même, les « capítulos precindibles » regorgent de citations de textes littéraires écrits originellement en français et en anglais, avec des auteurs comme Lowry, Artaud, Bataille, etc 414 . On peut encore émettre l’hypothèse que Cortázar a pu les traduire en espagnol pour les intégrer dans Rayuela. Il semblerait en effet logique que, lui qui lit quotidiennement dans ces deux langues, n’ait possédé que les versions originales : il aurait alors été plus simple de les traduire lui-même plutôt que de rechercher la même citation dans une traduction allographe et éditée en espagnol. Afin d’étayer cette hypothèse, prenons un exemple parmi les lettres à Françoise Rosset : sur un feuillet non daté mais accompagnant sans doute la lettre du 22 juin 1965, on trouve cette question de la traductrice (tapée à la machine) suivie de la réponse à la main de Cortázar (que nous transcrivons en italiques) :

Pouvez-vous me donner les références pour : (le nom de l’ouvrage)
(…) ch. 116 : Georges BATAILLE, la citation de l’Abbé C.
Le livre s’appelle « L’Abbé C ». La citation est textuelle, donc on peut la laisser telle quelle. Si le livre vous intéresse, je vous le passerai.’

Le texte de Bataille au chapitre 116 est cité directement en français dans Rayuela : le problème d’une traduction ne se pose donc pas ici, mais cela montre bien que Cortázar lisait Bataille directement dans le texte. Au contraire, dans le Cuaderno de Bitácora de Rayuela 415 (le cahier préparatoire où Cortázar notait les plans pour les scènes à venir ou relevait les extraits des livres qui l’intéressaient pour tel ou tel chapitre), on trouve une citation en anglais d’Anaïs Nin qui sera ensuite complétée et traduite en espagnol pour être enfin intégrée dans le chapitre 110 de Rayuela 416 . Ceci nous montre donc bien que Cortázar lit ce texte en langue originale et qu’il le traduit ensuite sur le conseil de son épouse.

Par ailleurs, dans la lettre datée du 1er juin 1965, issue du même corpus inédit, on trouve cette note qui nous éclaire aussi sur ce problème des traductions insérées dans Rayuela :

‘Cap. 71, p. 3. La referencia a « nous ne sommes pas au monde » es una alusión a una frase de Rimbaud. Si se puede, sustituya « sur terre » por « au monde ». 417

On le voit, Cortázar connaît la citation de Rimbaud par cœur et en français, mais, lorsqu’il le cite en passant, de manière tacite, il le fait en espagnol, comme une traduction « automatique » en quelque sorte. Toutefois, il tient à ce que la phrase originale soit rétablie littéralement dans la traduction française, afin que l’allusion puisse continuer à fonctionner pour le lecteur francophone.

Ces trois exemples nous montrent bien à quel point la lettre du texte de Rayuela en espagnol est parcourue par des traductions réalisées par Cortázar.

Par ailleurs, il faut remarquer que notre auteur avait au départ décidé de laisser ces citations dans leur langue originale. Il les traduit dans un second temps, sur le conseil de son épouse. Il faut sans doute penser cela avec la problématique du lecteur : Aurora Bernárdez a dû estimer que demander d’emblée au lecteur de pouvoir lire en trois langues (espagnol, anglais, français), c’était déjà exclure un trop grand nombre de lecteurs. Si le fait d’être bilingue voire trilingue était assez commun en Argentine dans la génération de Cortázar, était-ce encore le cas de tous les lecteurs de 1963 ? Nous pouvons en tout cas penser que ce n’est pas le cas de la majorité des lecteurs actuels et que le fait d’avoir traduit toutes ces citations a pu contribuer à pérenniser la lisibilité de Rayuela auprès d’un public relativement large. De plus, le livre peut être vu comme un ouvrage difficile par un certain nombre de lecteurs ; qu’en eût-il été s’il avait été partiellement trilingue ? La traduction est donc là encore un moyen de communiquer, de maintenir le contact avec sa langue et avec le lecteur de référence, le lecteur argentin.

Notes
410.

Cartas p. 483. « Le livre [Marelle] n’a qu’un seul lecteur : Aurora. Sur son conseil, j’ai traduit en espagnol de longs passages que j’avais d’abord décidé de laisser en anglais ou en français. » (Trad. S.P.)

411.

Cartas p. 895. « Je cherche maintenant les dix textes que j’ai traduits de l’anglais. J’espère les retrouver pour les envoyer à Greg [Gregory Rabassa, traducteur de Rayuela en anglais] avec la dernière série de traductions. » (Trad. S.P.)

412.

Nous souhaitons, dans l’avenir, réaliser une étude complète de ce corpus, augmenté d’autres sources, afin de mettre à jour la conception de Rayuela par son auteur, à la lumière des diverses traductions qu’il commente.

413.

Les citations de journaux anglais concerneraient les chapitres : 114, 119, 130, 146 et 150. Les citations de périodiques français concerneraient les chapitres 62 et 134.

414.

Les chapitres où apparaissent des citations d’auteurs anglophones portent les numéros : 89, 110, 117, 118. Ceux où apparaissent des citations d’auteurs francophones sont les chapitres : 59, 89, 128, 136, 152.

415.

p. 114 du cahier (soit p. 500 de l’édition critique de Rayuela par Archivos).

416.

On retrouve le même procédé pour le texte de Meister Eckhardt cité en espagnol au chapitre 70 : il se trouve en français p. 116 du Cuaderno de Bitácora (p. 500 chez Archivos). La traduction de Cortázar serait donc une traduction en cascade : Eckhardt semble écrire en allemand, mais Cortázar le lit dans une traduction française qui sera la base de sa propre version.

417.

Cette citation de Rimbaud au chapitre 71 intervient dans une très longue phrase où il est également fait référence à Kant, entre autres. Nous citons le passage qui correspond : « además estos sujetos creen con otros locos que no estamos en el mundo, que nuestros gigantes padres nos han metido en un corso a contramano del que habrá que salir si no se quiere acabar en una estatua ecuestre o convertido en abuelo ejemplar (…). » (« ces individus croient encore, avec d’autres fous, que nous ne sommes pas au monde, que nos géants de pères nous ont placés dans une course à contre-courant, d’où il faudra sortir si nous ne voulons pas finir en statue équestre ou en grand-papa modèle (…). » Marelle, p. 392, Trad. F.R.)