Mais la traduction touche encore Rayuela sur un autre plan : celui de la fiction. En effet, pour qui y prête attention, les dialogues, qui tiennent une si grande part dans le livre, ont de quoi surprendre dans « Del lado de allá ». Il s’agit là de la première partie de Rayuela qui se déroule à Paris et où les personnages principaux viennent tous d’horizons différents : Horacio est argentin, la Maga uruguayenne, Ronald et Babs étasuniens, Wong chinois, Etienne français, Perico espagnol et Gregorovius est présenté comme ayant une origine incertaine, probablement austro-hongroise 418 . Ces personnages ont tous choisi de vivre à Paris et, pour la plupart d’entre eux, hors de leur langue maternelle. Or, dans Rayuela, tous les personnages s’expriment non seulement en espagnol, mais encore en espagnol d’Argentine, voseo à l’appui. Ceci suppose qu’ils aient donc l’espagnol d’Argentine pour langue de communication. Cela semble un peu étrange car, en toute logique, on attendrait plutôt que ce soit le français, étant donné leur situation d’étrangers à Paris. Mais la contradiction va plus loin : le texte affirme à propos de certains personnages censés s’exprimer parfaitement en espagnol d’Argentine, qu’ils n’ont aucune notion concernant ce pays. Ainsi, au chapitre 26, on trouve ce dialogue entre Gregorovius et la Maga :
‘– (…) Cuando conocí a Horacio lo clasifiqué de intelectual aficionado, es decir intelectual sin rigor. Ustedes son un poco así por allá, ¿no? En Matto Grosso, esos sitios.Gregorovius méconnaît donc complètement le Río de la Plata, ce qui ne l’empêche pas, au chapitre 29, de dire :
‘Ahora que nos tuteamos por culpa tuya, se me hace más difícil decirte algunas cosas. Paradoja evidente, pero es así. Probablemente porque es un tuteo completamente falso. Vos lo provocaste la otra noche. 420 ’Et dans la suite du texte, Gregorovius manie sans difficulté un voseo tout argentin…
Il en va de même au chapitre 96, au moment où les personnages du Club vont entrer chez Morelli en l’absence d’Horacio : c’est une vraie Babel contradictoire. Ce chapitre propose une typographie très particulière, à la façon d’un dialogue de théâtre désaligné où il faudrait attribuer chaque réplique à l’un des personnages, sans qu’il soit précisé lequel. Voici le passage en question :
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Babs Ronald Etienne Etienne Wong PERICO Ronald |
Se apagó la luz. Alguno que saque el yesquero, coño. Tu pourrais quand même parler français, non? Ton copain l’argencul n’est pas là pour piger ton charabia. Un fósforo, Ronald. Maldita llave, el viejo la guardaba dentro de un vaso con agua. Mon copain, mon copain, c’est pas mon copain. No creo que venga. No lo conocés. Mejor que vos. Qué va, wanna bet something? |
Si l’on joue le jeu et que l’on essaie d’attribuer les répliques aux personnages, on peut aboutir à la solution suivante : c’est clairement Perico qui proclame « Alguno que saque el yesquero, coño » puisqu’on lit ce « coño » typique de l’espagnol d’Espagne. Quelqu’un lui répond en bon argot parisien « Ton copain l’argencul n’est pas là pour piger ton charabia » et ce ne peut être que le français de la bande, à savoir Etienne. « Un fósforo, Ronald. » pourrait très bien être dit par Babs, la petite amie de Ronald, justement. Il est moins évident de savoir qui peut dire « Maldita llave, el viejo la guardaba dentro de un vaso con agua », mais en réfléchissant, on se souvient que seuls Horacio et Etienne sont allés voir Morelli à l’hôpital, ce sont donc les seuls à connaître ce détail ; Horacio étant absent, il ne peut s’agir que d’Etienne. Après s’être vu reprocher de parler espagnol, Perico répond en français à propos d’Horacio : « Mon copain, mon copain, c’est pas mon copain ». Enfin, il y a une controverse entre deux personnages : le premier dit « No creo que venga », le second répond « No lo conocés », puis le premier reprend « Mejor que vos », ce à quoi le second réplique à nouveau « Qué va, wanna bet something? ». Il semble donc que le second des deux locuteurs soit anglophone, puisqu’il dit « wanna bet something? » : nous pensons qu’il s’agit de Ronald. Le premier interlocuteur est plus flou : cela pourrait néanmoins être Etienne, qui est assez proche d’Horacio pour pouvoir dire « No lo conocés ».
Si nous acceptons cette solution, nous sommes de nouveau face à une importante contradiction : Etienne reproche à Perico de parler espagnol car, Horacio étant absent, personne dans l’assemblée ne comprend cette langue… Il faut donc en conclure que Perico et Horacio ont l’habitude de se parler en espagnol, ce qui est logique puisqu’ils sont tous deux hispanophones 421 . Toutefois, il faut également comprendre que la langue globale dans laquelle communiquent habituellement les personnages du Club n’est pas l’espagnol mais le français… Et pourtant, juste après, Ronald et Etienne se répondent en parlant parfaitement l’espagnol d’Argentine (« No lo conocés. Mejor que vos. Qué va »), comme dans le reste du livre… On le voit, la problématique de la traduction commence à affleurer.
En continuant sur le même problème, on remarque que tous les parisiens rencontrés par Horacio s’expriment comme des Argentins : Berthe Trépat, la clocharde Emmanuèle, et même l’infirmière de l’hôpital, qui dit :
‘– Par là –dijo la enfermera.Voilà bien un personnage qui a le don des langues : le temps d’une réplique, l’infirmière a appris à parler espagnol ! Mais le texte donne la clé de ce mystère au détour d’une phrase du chapitre 76 :
‘– Oh, usted sabe –contestó Pola–. El miedo no es mi fuerte.On reconnaît ici une traduction du français vers l’espagnol –et la syntaxe française semble en effet « pousser » sous l’espagnol dans ce passage : Pola a certainement ajouté « la peur n’est pas mon fort ». Le texte semble donc nous « avouer » ici que tous les dialogues que nous lisons dans la première partie de Rayuela ont en fait eu lieu en français, et que ce que nous lisons dans le livre n’en est que la traduction vers l’espagnol d’Argentine…
Il en va de même pour la langue de Morelli. En quelle langue écrit-il donc les textes littéraires dont parlent tant les personnages du Club ? A première vue, Morelli est un nom italien, ce qui pourrait parfaitement faire de lui un Argentin, vu le très grand nombre d’immigrés italiens en Argentine aux XIX° et XX° siècles. Mais n’oublions pas que beaucoup de Français portent aussi des noms d’origine italienne. Au chapitre 154, on apprend que ce personnage a vécu à Paris et à Vierzon, mais là encore, cela ne prouve rien : on peut parfaitement vivre dans un pays qui n’est pas le sien et continuer à écrire dans sa langue maternelle.
Il y a pourtant trois indications plus nettes dans Rayuela : tout d’abord, une fois rentré en Argentine, Horacio fait connaître les théories de Morelli à Traveler et à Remorino :
‘De paso y mucho más en serio, discutían el systema de Cerefino Piriz y las ideas de Morelli. Como a Morelli se lo conocía mal en la Argentina, Oliveira les pasó los libros y les habló de algunas notas sueltas que había conocido en otro tiempo. 423 ’Il faut donc écarter l’hypothèse que Morelli soit argentin.
D’autre part, les derniers mots de Morelli, sans doute peu avant sa mort, sont donnés en français :
‘Trop tard pour moi. Crever en Italien, voire en Occidental, c’est tout ce qui me reste. Mon petit café crème le matin, si agréable… 424 ’Enfin, lorsqu’il confie le soin à Horacio et Etienne de remettre en ordre son dernier manuscrit, Morelli leur enjoint de l’envoyer à un éditeur :
‘Después hacen un paquete con todo, y se lo mandan a Pakú. Editor de libros de vanguardia, rue de l’Arbre Sec. 425 ’La rue de l’Arbre Sec se situe dans le premier arrondissement de Paris, tout près du Pont Neuf. Nous pouvons donc penser avec quelque raison que si le livre est envoyé à un éditeur français, c’est parce qu’il est écrit en français, justement. Ceci serait alors cohérent avec ce que nous avons vu plus haut : si la « véritable » langue de communication des personnages du Club est le français et qu’ils lisent tous Morelli avec passion, il semble alors probable qu’ils le lisent en français. Ceci signifierait donc que tous les textes de Morelli que nous lisons dans Rayuela auraient été traduits du français vers l’espagnol par un traducteur non déterminé…
Ce recours pourrait donc être analysé de la manière suivante : l’action de Rayuela est sensée se dérouler au moins partiellement en français, elle est ensuite médiatisée bien sûr par un narrateur qui rapporte les faits, mais aussi par un traducteur qui va présenter les dialogues de la première partie et les textes de Morelli dans un espagnol très argentin 426 . Si le lecteur est attentif aux contradictions linguistiques et socioculturelles du texte, il en arrive donc à formuler l’hypothèse que, pour la première partie de Rayuela, il ne lit qu’une traduction vers l’espagnol d’un pseudo texte original ou, du moins, de l’action originale se déroulant en français.
On le voit, il ne s’agit pas ici d’une traduction de fait, mais d’un recours à une fiction de traduction visant à complexifier le rapport du lecteur au texte lu.
On peut à présent affirmer que la problématique de la traduction touche Rayuela de trois manières distinctes : ce livre est d’abord très influencé par les traductions littéraires réalisées par Julio Cortázar dans les deux décennies qui précèdent sa production. Par ailleurs, entre le premier manuscrit et la version définitive de Rayuela, Cortázar a traduit un certain nombre de textes qu’il citait au départ en anglais ou en français : il y a donc des traductions de fait dans le texte espagnol que nous lisons aujourd’hui. Enfin, Cortázar a recours à une fiction de traduction pour la partie du livre se déroulant à Paris : le lecteur a l’impression de ne lire qu’une traduction de ce qui s’est réellement passé ou de ce qui s’est réellement écrit, ce qui l’incitera, nous le verrons plus loin, à produire toute une série d’hypothèses aberrantes concernant l’auteur du texte.
Voir le chapitre 65.
Rayuela, p. 144. Dans le même registre, Gregorovius ignore ce qu’est la caña au chapitre 28, p. 156, et demande si c’est « ce qu’on appelle la grapa ». (« Quand j’ai connu Horacio, je l’ai classé parmi les intellectuels amateurs, c’est-à-dire sans rigueur. Vous êtes un peu comme ça par là-bas, n’est-ce pas ? Dans le Matto Grosso et autres savanes ?/ –Le Matto Grosso est au Brésil./ –Le Parana alors. » Marelle, p. 144, Trad. L. G.-B.)
Nous ne notons pas la traduction pour les citations suivantes, puisque leur intérêt repose sur les usages en espagnol.
De même, il serait logique qu’Horacio et la Maga communiquent aussi dans leur langue maternelle respective : l’espagnol.
Rayuela, p. 394.
Rayuela, chapitre 127, p. 499. « Après quoi ils passaient aux choses sérieuses et discutaient du système de Zéphyrin Piriz et des idées de Morelli. Comme Morelli était encore mal connu en Argentine, Oliveira leur passa ses livres et leur parla de quelques documents et manuscrits qu’il avait eus autrefois entre les mains. » Marelle, p. 521.
Rayuela, chapitre 61, page 366.
Rayuela, chapitre 154, page 555. « Après vous faites un paquet du tout et vous l’envoyez à Pakú. Éditeur de livres d’avant-garde, rue de l’Arbre Sec. » (Marelle, p. 583-584.)
Ce procédé nous rappelle bien sûr Don Quijote, à la différence près qu’il n’est jamais dit explicitement dans Rayuela qu’une partie du livre soit issue d’une traduction.