Nous avons dit, montré et analysé que Julio Cortázar était un traducteur. Il est temps d’expliquer que cela a une importance capitale pour sa conception de la lecture. Nous avons vu au travers de l’analyse de ses traductions littéraires qu’elles étaient le reflet d’une lecture très fine et très poussée du texte original. Nous allons à présent essayer de comprendre pourquoi et comment les problématiques de la lecture et de la traduction se rejoignent. Pour ce faire, nous allons nous pencher sur la démarche de la traduction littéraire à la lumière de la psychologie cognitive de l’attention.
Commençons par remarquer que tous les traducteurs ont une manière de travailler qui leur est propre : il n’y a pas de démarche standard. Pourtant, nous allons voir que beaucoup d’entre eux soulignent l’importance capitale de la lecture dans l’acte de traduction. Nous prenons trois exemples de traducteurs rapportant leur démarche : Laure Bataillon, Philippe Bataillon, son époux (tous deux traducteurs de l’espagnol vers le français) et Ros Schwartz (traductrice du français vers l’anglais). La première écrit :
‘Opérations successives que représente une traduction :Le mot « lecture » ou « relecture » apparaît déjà 6 fois dans ce texte, mais il faut aussi le voir sous « encadrer les mots », « marquer d’un trait », « encadrer les passages » et sous « vérification du texte » : il s’agit là de relectures le crayon à la main, mais ce n’en sont pas moins des lectures. Il semble ainsi que, pour traduire, tout passe par et se passe dans la lecture, qui intervient à toutes les étapes.
Concentrons-nous à présent sur l’étape du processus qui précède le premier jet, grâce à ces informations recueillies lors d’un entretien avec M. Philipe Bataillon, le 9 juin 2001. Avant de traduire un texte, il nous a dit procéder à trois lectures distinctes du texte original. La première est une lecture rapide, une lecture du mouvement et du plaisir. Dans la seconde lecture, il repère des structures : oppositions ou similitudes entre divers passages, relations logiques, formules rituelles, etc. ; ces repérages font l’objet de fiches de références, notamment pour les expressions qui se répètent dans le texte. Enfin, la troisième lecture est une lecture du mot, une lecture crayon en main afin d’essayer de repérer les difficultés précises qu’il rencontrera en traduisant. 428
Nous soulignons le fait qu’une lecture de plaisir semble nécessaire avant toute traduction : le souvenir de ce plaisir, de sa qualité littéraire, constituera le plus souvent la base des choix du traducteur. Il est intéressant aussi de remarquer que dans les deux lectures suivantes, il y a une orientation volontaire de l’attention : les points relevés seront très souvent ceux qui demanderont le plus d’effort ou de finesse pour être traduits.
Voyons enfin ce dernier témoignage de Ros Schwartz 429 :
‘Voici comment je travaille : je commence par lire le livre, j’essaie de m’en imprégner, de me faire une idée du niveau de langue que je vais devoir gérer, du genre de difficultés auxquelles je vais devoir réfléchir. Je garde ces problèmes dans un coin de ma tête. (…) Et puis je me lance : j’entame un premier jet. J’ai besoin de m’en débarrasser aussi rapidement que possible –je tends à travailler vite–, sans m’occuper des difficultés. A ce stade, je ne fais aucun choix décisif. (…) Une fois le premier jet terminé, j’imprime le texte et le relis. A ce stade, j’ai encore la version française à côté de moi ; je compare les deux textes point par point pour m’assurer que tout y est et que ma traduction dit bien ce que dit le français. S’agissant des problèmes non résolus, je reviens à mon travail et l’imprime à nouveau. Je lis alors la traduction de bout en bout comme je lirais un texte anglais, sûre que tout y est, qu’elle est fidèle dans la mesure où elle dit au plus près ce que dit le français. J’en suis à ce moment que j’appelle « trouver une voix » : le texte doit tenir tout seul, comme s’il avait été écrit en anglais (…). Je fais alors des modifications radicales et audacieuses car désormais je suis plus sûre de moi, j’ai l’impression que le texte est mien. Je l’imprime de nouveau et le relis une fois encore pour m’assurer qu’il est cohérent. Sur épreuves, je fais encore quelques corrections mineures (…).On voit ici encore à quel point la lecture est capitale dans l’acte de traduction : Ros Schwartz souligne avec justesse que le fondement, le moyen et le résultat d’une traduction est intimement lié à des phénomènes de lecture.
Essayons à présent de synthétiser ces trois témoignages : même si les démarches sont distinctes, on peut arriver à tisser un canevas général des séquences où la lecture intervient. Il y a d’abord lectures avant l’acte même du traduire, c’est-à-dire avant le passage d’une langue vers l’autre. Il y a ensuite une seconde forme de lecture qui a lieu pendant l’exercice même du traduire, c’est-à-dire dans le passage complexe et obscur d’une langue à une autre, d’un texte littéraire à l’autre. Il y a enfin lectures dans la correction du texte (en confrontation avec le texte original puis en lisant la traduction de manière autonome).
Nous allons à présent essayer de détailler et de distinguer les processus cognitifs qui entrent en jeu lors de ces trois phases. Nous le ferons en nous servant du cadre conceptuel fourni par les études cognitives sur l’attention 430 : cela nous enseigne la possibilité et l’utilité de séquencer les tâches distinctes requises pour la réalisation d’une tâche complexe nécessitant beaucoup d’attention (ce qui est le cas de la lecture littéraire et la traduction).
En premier lieu, définissons les termes de notre approche. Nous entendons par lecture non seulement le mouvement des yeux sur la page qui vise au déchiffrement du code écrit, mais encore l’élaboration d’un sens, et plus particulièrement d’un sens littéraire. Ainsi, lors de la lecture d’un poème par exemple, nous tenons pour appartenant en propre au phénomène de lecture le moment où les yeux se lèvent de la page, où le lecteur se répète le vers qu’il vient de lire et y trouve une jouissance esthétique 431 . Ainsi, dans la lecture littéraire, outre les tâches automatisées de déchiffrement du code écrit 432 , interviennent notamment des tâches de rappel, de détection, d’identification et de reconnaissance qui formeront ensemble le plaisir esthétique. La lecture littéraire est donc une tâche multiple, complexe, qui est très consommatrice d’attention.
Pour ce qui est de la traduction littéraire, nous proposons de distinguer la démarche traduisante (celle qui nous est rapportée par Ros Schwartz par exemple et qui comprend de nombreuses phases dont les lectures préliminaires et les corrections) de l’exercice de la traduction (qui comprend la lecture de l’original et le passage d’une langue à l’autre) et du traduire seul qui ne recouvre que le moment même du passage d’une langue à une autre.
Penchons-nous maintenant sur le canevas général de la démarche traduisante, en essayant de distinguer pour chacune des trois phases que nous avons identifiées quelles sont les tâches les plus importantes qui entrent en jeu 433 :
lectures avant la traduction :
On le voit, lorsqu’un traducteur « s’attaque » au texte qu’il aura à traduire, il fait plusieurs lectures. On l’a dit, la lecture de plaisir est essentielle. Les lectures suivantes obéissent à trois propos : elles permettent d’abord au traducteur de s’approprier le texte, en l’annotant et en le reconstruisant par son orientation volontaire de l’attention. Nous ne sommes donc déjà plus dans une lecture traditionnelle et cette phase peut se rapprocher de la lecture d’étude, crayon en main, que l’on réalise pour commenter un texte. Par ces lectures, le traducteur poursuit aussi un second objectif : il se dégage de la linéarité du texte. Contrairement au lecteur « traditionnel », qui se contente de suivre l’action ou le propos, il fait un effort pour conceptualiser la globalité de l’œuvre ainsi que les recours récurrents mis en œuvre par l’auteur. Il s’agit donc d’une lecture littérairement très fine. C’est un peu comme s’il essayait, à partir du texte, de retrouver l’intention de l’auteur précédant la production de celui-ci : quelles fins poursuit-il ? quelles réactions attend-il de son lecteur ? quels procédés met-il en œuvre pour provoquer ces réactions ?… Enfin, le traducteur poursuit un troisième objectif : il cherche à anticiper les problèmes de traduction qu’il va rencontrer. Cet exercice est très difficile car, bien souvent, une forme ou un procédé qui semblait d’abord évident devient extrêmement difficile à traduire : telle métaphore anodine ne fonctionne pas dans l’autre langue, telle description se rapporte à une réalité ou à un fait historique inconnu des lecteurs de l’autre langue… Ici, c’est le métier qui parle : plus le traducteur a d’expérience, mieux il parvient à anticiper ces problèmes.
Il est fréquent (mais pas obligatoire) qu’une fois ces lectures réalisées, le traducteur procède à des recherches 434 : il lit d’autres livres du même auteur, d’autres ouvrages littéraires, historiques, etc., en fonction des difficultés rencontrées.
Il commence ensuite à traduire :
pendant l’exercice de la traduction :
simultanément ou conjointement (mouvement de va-et-vient entre le texte original et la traduction en cours) :
On le voit assez : le moment du passage d’une langue vers l’autre, d’un texte vers l’autre, demande une gestion optimale des ressources attentionnelles. Par ailleurs, l’inférence, l’orientation volontaire de l’attention, la mémoire de travail et surtout l’analogie sont utilisées d’une manière très poussée. Cette tâche est complexe et difficile, elle est surtout très particulière vis-à-vis des activités cognitives habituelles d’un sujet.
Une fois le premier jet de la traduction effectué, le traducteur va corriger son texte afin qu’il devienne un texte littéraire à part entière. Pour ce faire, il réalise des recherches, consulte l’auteur, ses ayant-droit ou des textes spécialisés. Nous ne traitons pas ici ce phénomène d’un point de vue cognitif car il nous semble difficile à généraliser : les pratiques apparaissent comme diverses d’un texte à l’autre et d’un traducteur à l’autre.
Par ailleurs, pour ce qui est de l’élaboration littéraire de la traduction, là aussi, les pratiques sont très variées : certains traducteurs réalisent le premier jet très rapidement, sans grand souci de la littérarité de leur production, et « repassent » leur texte plusieurs fois ; c’est ce qu’expliquait Ros Schwartz. D’autres, au contraire, réalisent le premier jet beaucoup plus posément et avec, déjà, un grand souci de la qualité littéraire de leur traduction. Les corrections seront donc beaucoup moins importantes dans ce cas-là. Les différences entre ces deux pratiques nous semblent comparables aux techniques d’écriture propres à chaque écrivain lorsqu’il compose son texte, et nous savons que ces techniques sont très variées d’un écrivain à l’autre. En conséquence, nous ne proposons qu’un canevas très général de cette séquence :
relectures et corrections :
Ce détour vers une analyse cognitive des ressources attentionnelles nécessaires à la démarche traduisante nous montre bien, d’une part, à quel point la lecture et la traduction s’entremêlent, et, d’autre part, la complexité et la multiplicité des tâches mises en jeu pour traduire un texte littéraire. Très souvent, l’apprenti traducteur éprouvera une grande difficulté à gérer ensemble ces différentes tâches, ce qui lui donnera une grande sensation d’effort. C’est qu’il a atteint à ce moment sa « capacité limite de traitement », c’est-à-dire le moment où il ne parvient plus à réaliser correctement la tâche globale, du fait de l’interférence entre toutes ces tâchesparticulières 435 . Il faut noter que le seuil ainsi atteint peut être repoussé par l’entraînement : plus l’exercice sera répété, plus la gestion de la multiplicité des tâches se fera simplement et mieux l’apprenti-traducteur arrivera à traduire. De plus, l’attention étant une ressource cognitive qui entre en ligne de compte dans maints autres domaines, dont la lecture, sa progression en traduction littéraire l’amènera aussi, par exemple, à mieux lire un texte littéraire, hors de toute démarche traduisante.
Mais revenons à notre Cortázar-traducteur : tout ce qui précède signifie surtout pour nous que, Cortázar étant un « traducteur vétéran » comme il le dit lui-même 436 , il est aussi un champion de la gestion attentionnelle dans une tâche multiple. Par ailleurs, son expérience de traducteur littéraire l’a amené à développer une manière de lire bien particulière qui, nous l’avons vu, ne peut se cantonner à la traduction puisqu’il s’agit d’une compétence cognitive. Dès lors, on peut conclure que le fait d’être traducteur influence aussi sa pratique et sa conception de la lecture en général.
Or, lorsque Cortázar écrit, il a une conception bien particulière de son Lecteur Modèle. Umberto Eco définit comme suit cette instance de la littérature :
‘Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit se référer à une série de compétences (…) qui confèrent un contenu aux expressions qu’il emploie. Il doit assumer que l’ensemble des compétences auxquelles il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement. (…) Donc, prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement espérer qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire. 437 ’Nous verrons en effet, tout au long de cette dernière partie, que le texte de Rayuela postule un Lecteur Modèle très particulier et capable d’avoir face au texte des réactions peu fréquentes dans une lecture littéraire traditionnelle.
Par ailleurs, dans le Cuaderno de bitácora, Cortázar écrit :
‘Mi lector soy yo mismo, en el acto de tomar conciencia o inconciencia 438 .’Donc, en toute logique, si le Lecteur Modèle de Rayuela est une projection de Cortázar lui-même « dans l’acte de prendre conscience ou inconscience » (c’est-à-dire dans un processus cognitif où l’attention a une place essentielle 439 ), le fait que Cortázar soit un traducteur littéraire (c’est-à-dire un champion de la lecture et de la gestion attentionnelle dans une tâche multiple) devrait avoir une importance notable dans l’élaboration de ce Lecteur Modèle.
Pour cette dernière partie de notre étude, nous partons donc de l’hypothèse que le rôle du lecteur dans Rayuela a été influencé par le fait que Cortázar soit traducteur.
L. Bataillon : « Les chemins de l’art de traduire », in Traduire, écrire, p. 19.
M. Philippe BATAILLON a approuvé le résumé de son propos en ces termes-ci.
In « Intervenir… jusqu’où ? », Translittérature n 21 (revue des associations ATLF-ATLAS), p. 40-41. (Traduit de l’anglais par V. Buhl et M. Lévy-Bram)
Voir en particulier l’étude fondamentale de J.-F. Richard : L’attention, PUF le psychologue, 1980, ainsi que J.P. Mialet : L’attention, Que sais-je ? n° 3488, PUF, 1999. Nous précisons ici que nous ne sommes en aucun cas spécialiste de la psychologie cognitive de l’attention : nous ne prétendons pas reproduire ici la démarche expérimentale de ces auteurs, mais nous profitons simplement de la perspective très éclairante que cette discipline fournit pour l’étude de phénomènes d’une grande complexité, tels la lecture et surtout la traduction. Nous pensons en effet que les études littéraires ont énormément à apprendre de l’approche cognitive.
Voir en cela cette définition de Rifaterre : « la seconde phase de lecture [après la lecture linéaire de la signification], phase herméneutique, est rétroactive : tandis qu’il progresse au fil du texte, le lecteur se rappelle ce qu’il vient de lire et en modifie sa compréhension à la lumière de ce qu’il décode maintenant. Il effectue ainsi un décodage structural : tandis qu’il avance dans le texte, il en vient à reconnaître que des énoncés successifs sont en fait équivalents. » (M. Rifaterre : « L’illusion référentielle », Littérature et réalité, ouvrage collectif sous la direction de G. Genette et T. Todorov, Le Seuil, 1982, p. 97.)
Chez un lecteur n’étant pas en phase d’apprentissage du code écrit, bien sûr.
Nous soulignons une fois encore que, notre but n’étant pas de produire une étude de psychologie cognitive, nous ne nous appuyons pas sur une démarche expérimentale, mais plutôt sur une réflexion sur notre propre pratique de la traduction ainsi que sur notre expérience d’enseignement de la traduction littéraire à l’Université et sur les analyses de critique de la traduction vues en I. Notons aussi qu’il ne s’agit que d’un canevas général qui ne prétend pas rendre compte de la complexité et de la diversité de chaque pratique de la traduction.
Cela dépend en particulier du temps dont dispose le traducteur, en fonction de la date de remise du manuscrit fixée par l’éditeur.
C’est notamment le cas lorsqu’en version sur table, en temps limité et sans dictionnaire, les étudiants francophones écrivent dans leur copie en français des barbarismes surprenants pour le correcteur.
doublé d’un interprète de conférence (métier qui demande là encore de savoir gérer des tâches multiples). Voir en cela D. Gile : Basic concepts and models for interpreter and translator training, J. Benjamins Pub. Co., 1995.
U. Eco : Lector in fabula, p. 68-69.
p. 128 de cahier ; p. 508 de l’édition d’Archivos. « Mon lecteur c’est moi, dans l’acte de prendre conscience ou inconscience. » (Trad. S.P.)
Voir en cela Richard : « Attention et prise de conscience » p. 217-222 opus cit., ainsi que Mialet : « De l’attention à la conscience », p. 115-117 opus cit..