Nous parlions du lecteur dans Rayuela : il occupe à coup sûr une place prépondérante dans la genèse de l’œuvre. Au chapitre 97, Cortázar met ces mots sous la plume du personnage de Morelli :
‘Por lo que me toca, me pregunto si alguna vez conseguiré hacer sentir que el verdadero y único personaje que me interesa es el lector, en la medida en que algo de lo que escribo debería contribuir a mutarlo, a desplazarlo, a extrañarlo, a enajenarlo. 440 ’Modifier quelque chose, le déplacer, le rendre étrange et étranger, n’est-ce pas là ce que fait un traducteur avec le texte qu’il traduit ? Nous allons voir maintenant que l’on peut concevoir la littérature comme le lieu où, métaphoriquement bien sûr, le lecteur est modifié, transformé, en un mot traduit par le texte qu’il lit.
Voyons ceci dans un prologue écrit par Cortázar à propos du Don Felipe de son ami Jean Thiercelin 441 :
‘Con un texto como el de Don Felipe sólo cabe aceptar su imperio, la posesión inmediata que ejerce sobre el lector, y sobre todo acatar y favorecer su acción más honda : la de trasladarnos. No hablo de un traslado metafísico o místico, sino de ese desplazamiento de la memoria, de la asociación, de los circuitos indefinibles de la experiencia más profunda, por el cual ciertas lecturas privilegiadas nos sitúan en esa zona interior desde la cual, como lo vio André Breton, « lo real y lo imaginario, el pasado y el futuro, lo comunicable y lo incomunicable, lo alto y lo bajo cesan de ser percibidos contradictoriamente. » Zona central de la que toda lógica establecida queda excluida, puesto que el principio de identidad y las categorías del entendimiento ceden allí a un elástico acuario de permutaciones y de metamórfosis (…). 442 ’Le texte s’ouvre sur cette idée qu’un texte peut « trasladar » un lecteur : on pourrait dire littéralement qu’il le « déplace », mais ne vaut-il mieux pas penser au mot anglais « to translate », à savoir qu’un texte peut traduire son lecteur ? Nous trouvons ensuite une définition qui nous rappelle en effet fortement le tâches nécessaires à toute traduction : ce qui entre en jeu, c’est une fonction particulière de la mémoire et de l’association qui, par une pensée analogique, va permettre de faire que A soit égal à B, qu’un texte puisse en devenir un autre tout en restant le même texte…
Dans cette dernière partie de notre étude, nous partirons aussi de l’hypothèse que Rayuela traduit métaphoriquement son lecteur, c’est-à-dire l’aide à devenir autre. Nous avons vu qu’en traduction, il n’y a rien de magique, mais un long, un patient travail de l’ombre sur le texte pour le faire arriver à ce second état qu’est la traduction. Il en va exactement de même pour le lecteur : pour le faire passer de l’état initial (A) à l’état final (B), il faut utiliser une série de techniques cachées ; c’est ce que nous allons étudier ici.
Rayuela, p. 439. « Je me demande, quant à moi, si je parviendrai une bonne fois à faire comprendre que le véritable et l’unique personnage qui m’intéresse c’est le lecteur, dans la mesure où un peu de ce que j’écris devrait contribuer à le modifier, à le faire changer de position, à le dépayser, à l’aliéner. » Marelle, p. 454-455.
Ce texte nous a été aimablement fourni par Mme Raquel Thiercelin, épouse de l’auteur et traductrice de Don Felipe en espagnol.
Prólogo a Don Felipe, ediciones Júcar, Madrid 1974, p. 7-8. « Face à un texte comme celui de Don Felipe, on est obligé d’accepter son emprise, la possession immédiate qu’il exerce sur le lecteur, et surtout obligé de se soumettre et d’encourager son action la plus profonde : celle qui nous « translate », nous déplace. Je ne parle pas d’un transport métaphysique ou mystique, mais de ce déplacement de la mémoire, de l’association, des circuits méconnus de l’expérience la plus profonde, par lesquels certaines lectures privilégiées nous installent dans cette zone intérieure d’où, comme le notait André Breton, ‘le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus de manière contradictoire.’ De cette zone centrale, toute logique établie reste exclue, puisqu’ici le principe d’identité et les catégories de l’entendement cèdent la place à un aquarium élastique fait de permutations et de métamorphoses. » (Trad. S.P.)