Nous disions plus haut que Rayuela est une expérience de lecture très particulière ; nous allons à présent essayer de montrer en quoi les effets produits par cette œuvre sur le lecteur sont remarquables. Il faudra ici distinguer plusieurs étapes : le moment du choix entre les deux ordres de lecture proposés, les particularités de la lecture physique, les effets ressentis pendant la lecture et, enfin, ceux qui se manifestent après avoir fini de lire. Il faudra encore préciser pour chaque étape les particularités de la lecture linéaire et celle de la lecture par sauts.
Le choix.
Lorsque le lecteur ouvre Rayuela, il trouve ce texte :
‘TABLERO DE DIRECCIÓNLe lecteur est surpris et déstabilisé par ce texte liminaire, car à travers lui, il entre déjà dans un jeu tout abstrait : le livre unique qu’il a en main devient deux livres dans sa pensée. C’est déjà pour le lecteur une entrée dans la fiction, c’est le premier vertige que lui propose le livre. Ce texte est une règle du jeu, un arbitraire auquel il faut obéir afin de pouvoir lire, c’est-à-dire jouer. Obéir, c’est ici choisir, et choisir, c’est déjà répondre au livre et à l’auteur. Dès le « Tablero », s’amorce donc une communication véritable, une lecture réactive.
Le choix sera fait pour des motifs divers, qui peuvent dépendre du temps dont dispose le lecteur, de son état d’esprit ou d’autres éléments indépendants du livre en lui-même. Nous pensons cependant que le lecteur fait surtout son choix en fonction de ses attentes vis-à-vis de la littérature en général. En effet, l’alternative proposée impose un certain retour sur soi en obligeant le lecteur à se demander : « de quoi as-tu envie ? ». Nous reviendrons plus tard sur les enjeux du choix de lecture, mais notons dès à présent que, si le lecteur accepte les termes du « contrat », il accepte aussi de lire autrement qu’à l’habitude 451 .
Lecture physique.
La première conséquence de ce choix va toucher la lecture physique. Si le lecteur a choisi l’ordre linéaire, ses mouvements ne seront pas très différents de la normale durant la lecture, mais la fin, elle, sera efficace : arrêter de lire un livre au beau milieu d’un volume 452 est déconcertant, à plus forte raison lorsque l’histoire nous plait. Cette frustration du lecteur l’amènera à méditer sur l’arbitraire que représente cette fin, comme s’il était injuste que le livre s’arrête là, comme si l’histoire pouvait et devait continuer dans la suite des pages imprimées. La tentation d’enfreindre les règles du jeu en continuant à lire est très pressante, mais cela reviendrait à plonger dans l’absurde. 453
Commencer à lire Rayuela dans l’ordre du Tablero représente d’abord une grande étrangeté. Le laps de temps entre chaque chapitre est nettement plus long que dans une lecture normale puisque le lecteur doit chercher activement le chapitre suivant, ce qui a pour effet, dans un premier temps, d’augmenter le « suspens » : le lecteur veut savoir la suite au plus vite. Au fil des pages, il aura de plus en plus tendance à anticiper la suite de l’histoire pendant ce temps « mort ». L’imagination du lecteur continue donc à travailler sur la base des dernières informations reçues, et, parfois, en reprenant la lecture, il aura l’impression que le texte recommence après ce qu’il a anticipé, comme si ce travail inférentiel faisait partie du livre. Un autre fait marquant de la lecture par sauts est la peur de se perdre dans le livre en se trompant dans les renvois, comme si la marelle devenait un labyrinthe. L’idée d’un livre infini, fait de toutes les combinatoires possibles, donne le vertige au lecteur. Ce fut aussi le cas de Cortázar au moment de la correction des épreuves :
‘si un lector distraído se confunde y emboca con un número equivocado, se produce de immediato una de dos: a) un lío padre y la pérdida de todo sentido del libro; b) un hueco o salto en el orden de lectura que a lo mejor beneficia al libro. 454 ’Cette dernière hypothèse effleure aussi le lecteur : il peut facilement se tromper sans s’en rendre compte, et donc court-circuiter une partie plus ou moins importante du livre. Cette idée est renforcée par le fait qu’on ne sache jamais où l’on en est dans la progression du livre : le lecteur est dans le livre, comme il est absorbé par l’histoire, mais il n’a pas le repère de se dire « il me reste 100 pages à lire ». Là aussi, le livre peut sembler infini, et c’est pourquoi la fin est si efficace : le lecteur ne s’attend pas à retrouver deux fois le même chapitre, et cela le désarçonne. La frustration, là encore, est très grande : en toute logique, le livre ne termine jamais, il est la répétition sans fin de deux mêmes chapitres 455 , c’est donc le lecteur qui abandonne, qui jette l’éponge face à cette fin qui n’en est pas une.
Pendant la lecture.
Durant la lecture linéaire, le lecteur se sent déstabilisé par la diversité des voix de narration et par la focalisation variable : on ne sait pas très bien qui parle, qui est le responsable de la narration, laquelle pourtant, par son oralité, a quelque chose de très familier. Il semble par ailleurs qu’il y ait des incohérences temporelles dans le déroulement de la narration : le lecteur sent que les chapitres n’apparaissent pas dans l’ordre chronologique, mais il n’a pas ou très peu d’éléments qui lui permettent de reconstituer l’action telle qu’elle a dû se passer ; ce temps « mou » est assez vertigineux. Le langage a aussi de quoi déconcerter : cette oralité dont nous parlions se transforme parfois en une langue imaginaire (le « Glíglico ») sans pour autant faire obstacle. Le lecteur comprend du sens, même au travers de mots qui n’existent pas. Le décalage face au langage se transforme alors en une sorte « d’hypnotisme », où le lecteur semble pris par l’impression de « vivencia » qui se dégage du style. D’autre part, et peut-être à cause de ce que nous venons de montrer, le lecteur ressent une très grande fascination pour les personnages, il veut savoir la suite et vit sa lecture comme une aventure. Il aimerait même parfois prévenir les personnages qui semblent courir à leur perte, alors que lui, le lecteur, voit venir l’issue tragique. Ceci lui procure une grande conscience de l’impuissance de sa position de lecteur face au schéma actantiel déjà écrit. Par ailleurs il a la sensation de devoir sans cesse produire des analogies pour pouvoir comprendre le déroulement du livre, comme s’il devait lui donner une cohérence qu’il n’a pas.
Dans la lecture par sauts, les impressions décrites ci-avant sont également présentes, mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Le lecteur a d’abord l’impression de faire des liens inattendus, d’associer le sens différemment, de comprendre différemment, peut-être moins rationnellement que d’habitude. Dans sa lecture, tout semble faire signe : l’étrangeté de certains textes allographes des chapitres « prescindibles » (coupures de presse…) est abolie par le contexte. La narration semble tout absorber en plaçant les éléments hétérogènes dans une perspective éclairante. D’autre part, l’impression décrite plus haut d’une grande complicité avec les personnages est renforcée par une plus grande présence de leurs jeux auxquels le lecteur participe, car il s’agit en bonne part de jeux de lecture (comme au chapitre 133, où les personnages lisent le texte d’un aliéné, Ceferino Piriz). Enfin, et c’est sans doute ce qui frappe le plus, le lecteur est pris par le vertige métalittéraire que représente le personnage de Morelli, qui est le pseudo-auteur de certains chapitres qui postulent un livre idéal. Le lecteur a l’impression que cette mise en abîme est une ouverture métaphysique : il ne sait plus trop si Morelli, le pseudo-auteur, parle de son pseudo-livre idéal ou s’il parle en fait de celui que le lecteur a entre les mains, il ne sait plus s’il lit Morelli ou Cortázar, et si ce sont les personnages du Club qui remettent en ordre les papiers de Morelli ou si c’est lui, dans sa lecture par sauts, qui le fait. Une sorte de confusion se met en place entre la réalité du lecteur et l’histoire racontée ; parfois, le lecteur a l’impression absurde que les personnages vivent plus que lui. Ceci n’est pas sans rappeler cette phrase de Cortázar lui-même :
‘Estos días ando muy habitado por Oliveira, y hasta le tengo envidia. Yo, con mi casita y mi pasar... 456 ’On le voit, ce sont là des effets qui ne se donnent pas traditionnellement dans le genre romanesque et il faudra essayer de comprendre pourquoi ils sont à l’œuvre dans Rayuela.
Après la lecture.
Ce qui est réellement frappant lorsque l’on discute avec des personnes qui ont lu Rayuela, dans un sens ou dans l’autre, c’est qu’elles ont l’impression que quelque chose s’est passé pendant leur lecture et que ce « quelque chose » a eu une influence durable sur leur vie. Les éléments qui reviennent le plus souvent sont les suivants : après la lecture, il semble que l’on ait acquis une plus grande attention au détail. Par ailleurs, on ne lit plus les autres textes littéraires de la même manière, comme si l’on avait appris d’autres comportements de lecture et pris conscience de sa liberté de lecteur. Enfin, et surtout, les lecteurs rapportent que Rayuela a influencé leur manière de regarder le monde, leur manière de marcher dans une ville, leur manière de penser et de se penser. Voici le témoignage d’une lectrice rapporté par Cortázar :
‘Un día recibí una carta de los Estados Unidos, de una niña, una chica de diecinueve años, encantadora, que escribía muy bien, poeta. Me decía: “Dear Mr. Cortázar, le escribo para decirle que su libro Hopscotch me ha salvado la vida”. Cuando leí esa primera frase, me quedé..., porque es terrible sentirse responsable de la vida de los demás, ¿no? Me decía: “mi amante me abandonó hace una semana. Yo tengo diecinueve y es el único hombre que había conocido, lo amaba profundamente y cuando me abandonó, decidí suicidarme. (...) Pasé dos días en casa de una amiga y encima de la mesa había un libro que se llamaba Hopscotch. Y entonces, empecé a leerlo. Yo me iba a matar al día siguiente y había comprado las pastillas. Leí el libro, lo seguí leyendo, lo leí toda la noche y cuando lo terminé, tiré las pastillas (...) voy a tratar de vivir”. 457 ’Même si ce témoignage est un cas très particulier, il permet de souligner le fait que Rayuela a un impact dans la vie du lecteur, que ses effets transcendent les limites de la fiction.
Pour conclure, on peut dire qu’il existe bien un effet-Rayuela dont la conséquence la plus surprenante est un renouvellement de la perception de soi et du monde. Il s’agit d’un livre actif qui est le lieu d’un apprentissage. Cela n’a rien à voir avec le plaisir pris à lire une fiction, plaisir qui s’arrête dès que l’illusion prend fin. Quelque chose, une sorte d’élan, se poursuit hors-livre, dans un rapport de transformation du réel, comme le souligne Francisco Porrúa :
‘Lo que me enmudece es ese mundo que hace Oliveira con una libertad absoluta tendiendo piolines o poniendo tablones y que es al fin la realidad del mundo. 458 ’Nous essaierons ici de comprendre pourquoi et comment ce phénomène se donne.
Cette dernière phrase est absente de notre édition de référence à savoir la trente-sixième édition de Sudamericana (mai 1995). Elle est également absente dans la lettre à F. PORRÚA du 21/05/63 (Cartas, p. 572) où apparaît le « Tablero » pour la première fois. Nous la notons cependant car Cortázar décide de la rajouter dès la seconde édition du livre, afin de d’éviter toute confusion possible : l’auteur ne demande pas au lecteur de lire le livre deux fois. Voir en cela la lettre à F. Porrúa du 18/08/64, Cartas, p. 749.
nous ne copions pas la liste entière.
« MODE D’EMPLOI./ A sa façon, ce livre est plusieurs livres, mais en particulier deux livres :/ Le premier livre se lit comme se lisent les livres d’habitude et il finit au chapitre 56, là où trois jolies petites étoiles équivalent au mot Fin. Après quoi, le lecteur peut laisser tomber sans remords ce qui suit./ Le deuxième livre se lit en commençant au chapitre 73 et en continuant la lecture dans l’ordre indiqué à la fin de chaque chapitre. En cas d’incertitude ou d’oubli, il suffira de consulter la liste ci-dessous :/ 73-1-2-116- (…) 58-131- / Afin de situer rapidement les chapitres, leur numéro est répété en haut de chaque page. » (Trad. L. G.-B. et F.R., Marelle, p. 7).
Le mode d’emploi suggère que, outre les deux ordres de lecture proposés, d’autres sont encore possibles. Nous n’étudions ici que les deux ordres expressément définis par l’auteur.
Dans notre édition de référence, la fin linéaire se situe p. 355, alors que le volume comporte 562 pages.
Il semble probable que de nombreux lecteurs aient cédé à la tentation ou même qu’ils n’aient pas vu les trois étoiles et aient continué. Par ailleurs, K. HOLSTEN (« Notas sobre el « Tablero de dirección » en Rayuela de Julio Cortázar », in Revista iberoamericana n°84-85, juillet-décembre 1973, p. 684) note que certains critiques ont lu le livre linéairement, de la première à la dernière page, au mépris du Tablero. Il s’agit alors non d’une infraction aux règles, mais d’une négation du jeu.
Cartas, p. 482. (Voir aussi p. 573 à ce propos). « Si un lecteur distrait perd le fil et tombe sur le mauvais chapitre, se produit immédiatement : soit a) une sacrée embrouille et la perte de tout sens global ; soit b) un trou ou un saut dans l’ordre de lecture qui peut même profiter au livre. » (Trad. S.P.)
Le dernier chapitre de la liste du Tablero (n°131) propose en fin de texte un renvoi au chapitre 58. Le lecteur s’y reporte et se rend compte qu’il l’a déjà lu : il s’agit en réalité de l’avant-dernier chapitre, qui lui-même renvoyait au chapitre 131. Le livre n’a donc pas de fin à proprement parler : les deux derniers chapitres renvoyant l’un à l’autre, comme dans un cercle vicieux.
Cartas, p. 467. « Ces jours-ci, je me sens très habité par Oliveira, et je l’envie, même. Moi, avec ma maison et mes promenades… » (Trad. S.P.)
in « Cortázar por Cortázar », entretien avec E. PICON-GARFIELD, p. 781 de Rayuela, édition Archivos. « Un jour, j’ai reçu une lettre des États-Unis, d’une petite, une jeune de dix-neuf ans, charmante, qui écrivait très bien, un vrai poète. Elle me disait : « Dear Mr. Cortázar, je vous écris pour vous dire que votre livre Marelle m’a sauvé la vie ». Quand j’ai lu la première phrase, je suis resté… parce que c’est terrible de se sentir responsable de la vie des autres, non ? Elle me disait : « mon amant m’a abandonné il y a une semaine. J’ai dix-neuf ans et c’est le seul homme que j’ai connu ; je l’aimais profondément et quand il est parti, j’ai décidé de me suicider. (…) J’ai passé deux jours chez une amie et sur la table, il y avait un livre qui s’appelait Marelle. Alors, j’ai commencé à le lire. Je voulais me tuer le lendemain et j’avais déjà acheté les médicaments. J’ai lu le livre, j’ai continué à le lire, je l’ai lu toute la nuit et quand je l’ai fini, j’ai jeté les médicaments (…) ; je vais tenter de vivre. » (Trad. S.P.)
Cité par Cortázar dans Cartas, p. 511. « Ce qui me coupe le souffle, c’est ce monde que fabrique Oliveira avec une liberté absolue, en tendant ses fils et ses ponts, et qu’en fin de compte, ce soit la réalité du monde. » (Trad. S.P.)