Nous allons à présent tenter de voir comment naît le projet qui deviendra Rayuela. Grâce à la correspondance et à un cahier de travail mené conjointement à la rédaction du texte (le Cuaderno de bitácora), on peut dater le début du projet à 1958, environ 459 . Penchons-nous sur le cahier : la première page semble avoir été laissée en blanc et n’avoir été remplie qu’à la fin, puisqu’on y lit le principe de la double lecture, apparu bien plus tard dans le cahier. Les pages 3 à 7 contiennent une petite narration autonome. Les premières lignes qui concernent la future Rayuela apparaissent aux pages 9, 11 et 13. Il s’agit d’une réflexion générique sur la place de la poésie en occident. Voici le contenu de ces pages 460 :
‘Es exacto que la poesía ha perdido terreno. (Poesía – poema, se entiende) ¿Ha sido remplazada por otra instancia de la poesía? No. “Poetismo” general (novela, cine) pero sin la intensidad de un Rimbaud o de un Vallejo. ¿Qué indica eso? Que el occidente sigue occidentalizándose. Que la razón l’emporte en todos los planos: literatura, arte (ciertos movimientos “concretos”) técnica, ciencia (“ciencia ficción”!!) El occidente renuncia cada vez más al mundo mágico, simpático, analógico. En el país del surrealismo, hoy se aclama a un Robbe Grillet, se olvida un cine de pura poesía, y sólo se acepta lo insólito cuando viene de Becket o Ionesco, es decir disparo por una dialéctica reseca. Joyce, símbolo del siglo: no es un poeta sino un filólogo genial, como Proust es un sociólogo y un psicólogo genial, y Kafka un moralista y un axiólogo genial. Curioso: en el fondo la máxima poesía de este tiempo nace de la filosofía existencial. ¡Extraños avatares! 461 ’Le début de cette réflexion est marqué par un jugement de Cortázar en tant que récepteur : la grande poésie, c’est d’abord l’intensité, le fait qu’une littérature soit active sur son lecteur. Il faut aussi s’arrêter sur un problème de définition : le mot poésie n’est pas ici univoque. Lorsqu’il parle de l’effacement de la poésie, au début, il produit l’équation « Poésie –poème, j’entends » : ce qui a perdu du terrain, c’est donc la « poésie sous forme de poème », le genre poétique, comme on l’entend traditionnellement. Il parle ensuite d’une autre instance de la poésie : il ne s’agit plus alors du genre, et l’on comprend à demi-mots que, pour Cortázar, il y a la poésie (presque un sentiment), qui s’incarne dans diverses instances, dont par exemple le poème. Mais la poésie peut aussi exister au travers d’autres formes ou d’autres genres. Telle est la question qu’il pose : le sentiment poétique, caractérisé par l’intensité, s’est-il réincarné en une autre forme, une autre instance inventée ? Il répond non, et produit une nouvelle distinction entre « poesía » et « poetismo ». Le « poétisme » touche le roman et le cinéma, mais on peut penser qu’il ne s’agit que d’une teinte poétique, qui n’altère en rien les règles de composition ou de lecture du roman ou du cinéma. Dans ce poétisme, la poésie n’est pas essentielle, elle n’est pas constitutive. Mais voilà ensuite, en filigrane, une nouvelle opposition qui se dessine, entre poésie et occident. L’occident, pour Cortázar, c’est la raison, qui, elle, devient constitutive et essentielle dans l’art en général. Face au pôle occident-raison, se dresse un autre réseau sémantique qui éclaire ce que signifie vraiment la poésie pour notre auteur : un monde magique, sympathique, analogique. Nous avons ici une définition des principes fondateurs de la poésie qui transcende tous les genres littéraires : la poésie est un monde, organisé différemment de notre monde habituel, diurne. La logique causale cède, remplacée par une relation magique, qui doit être conçue, au sens plein, comme un ensemble de procédés d’action et de connaissance 462 . Ce monde est aussi sympathique, ce qu’il faut sans doute comprendre de manière étymologique ; c’est un monde du « sentir ensemble », et la poésie est donc aussi un moyen de communication. Enfin, c’est un monde analogique où les relations sont établies par le biais de l’imagination, à partir de ressemblances 463 : les choses cessent d’être exclusivement elles-mêmes, perçues dans une optique utilitaire, pour devenir les signes d’autres choses (et d’autre chose).
A partir de cette définition, Cortázar jette un regard sur d’autres auteurs ou mouvements : si le surréalisme appartient à la poésie, Robbe-Grillet et dans une moindre mesure Beckett et Ionesco obéissent au principe organisateur de la raison. Il prend ensuite trois grands auteurs et cherche pour chacun le principe organisateur qui transcende le genre qu’ils mettent en œuvre : Joyce trouve son principe dans la philologie, Proust dans la sociologie et la psychologie, et Kafka dans la morale ; aucun dans la poésie. Voilà encore une preuve que la poésie n’est pas un genre littéraire pour Cortázar : l’intensité poétique (définie, nous l’avons vu, comme moyen d’action, de connaissance, de communication et de pensée) se donne dans la philosophie existentielle, qui, en bien des aspects s’oppose à la raison. Mais nous allons voir dans la suite du cahier que ce qui importe plus que tout pour Cortázar, c’est le lien entre la poésie et la vie :
‘¿Por qué ha ocurrido esta muerte de la poesía-en-la-vida?Ces quelques lignes nous semblent bien être fondatrice pour le projet de Rayuela : la poésie-dans-la-vie, celle qui implique son lecteur et suppose une révision du monde tel qu’il est conçu, n’existe plus. Autant dire qu’il n’y a plus de littérature efficace, et, qu’en cela, elle a perdu son rôle fondamental : celui d’enraciner, de chercher un centre, de nous permettre d’être plus homme. Au lieu d’une quête du lecteur ou de l’auteur, on n’a plus affaire qu’à la quête des personnages, rigoureusement circonscrite aux pages du roman. Ce qu’il reste, c’est d’être témoin, spectateur au lieu d’être acteur et d’être agi par la littérature. Le poème, la lecture poétique, suppose de se confronter, de se mettre face à face, de se regarder dans ce miroir ; c’est une attitude vitale et une démarche où, depuis la solitude, on se confronte à l’autre. Assister, au contraire, c’est fuir, et c’est surtout perdre le lien essentiel entre la littérature et la vie. Une autre raison de cette mort de la poésie-dans-la-vie est avancée par Cortázar :
‘2) La “kitsch”, la desaforada conquista de la masa por el capitalismo en su última carrera. Las élites mismas sucumben a las formas más altas: long play, la Dauphine que nos devuelve al bosque y a la Arcadia de week-end. La lectura de los poetas es un “lujo” más, no una operación nocturna y grave como la entendían los románticos. 465 ’La lecture de poésie à présent est une activité de classe, un luxe, celui de l’oisif qui a le temps d’avoir cette activité dès lors considérée comme improductive, coupée de la vie, du travail, du rendement. Il fut un temps où la lecture comme quête vitale était une opération, c’est-à-dire un travail en latin. « Operor, ari » signifiait même avoir de l’effet, être efficace…
‘O sea que el occidente sigue su tradición helénica de racionalismo, Apolo gana hoy este round de su lucha secular con Dionisos. Pero el hombre es más que Occidente. Por no querer aceptarlo, el Occidente se está suicidando. La muerte de la poesía es una de sus necrosis.La lecture efficace mettait en jeu l’analogie, la magie, la sympathie, cet autre visage de l’homme que la rationalité nivelle, barrant un accès différent au monde. C’est cette autre façon d’être homme, hors de l’immédiateté, qui est alors condamnée. Cortázar finit par une note d’espoir : il est encore possible d’essayer une autre voie et c’est ce qu’il fera avec Rayuela.
Pour résumer tout cela, on pourrait dire que le projet que formule ici en creux notre auteur, c’est celui de retrouver et de diffuser l’intensité de la lecture poétique, une lecture efficace qui faisait du texte lu un moyen d’action, de connaissance, de communication et de pensée. Il veut aussi retrouver le lien entre la littérature et la vie ; pour cela, il faut renoncer à être spectateur et se plonger dans une confrontation qui rejette le rationalisme. En un mot, il souhaite renouer avec une fonction cognitive de la littérature. Tel est l’enjeu. Mais comment le mettre en jeu ?
Le projet général traite principalement de la lecture : afin de le transformer en projet d’action, il faudra donc mettre le lecteur au centre des préoccupations. Il est habitué à être passif lorsqu’il lit : il faudra donc l’empêcher de lire comme à l’habitude. Cela supposera de rompre la structure confortable de la lecture d’illusion. Il faudra lui montrer d’autres manières de lire afin qu’il puisse recouvrer sa liberté de lecteur. Il faudra enfin l’inciter à chercher quelque chose dans sa lecture, ce qui l’amènera à se redécouvrir et à redécouvrir ses propres facultés hors du rationalisme. La littérature serait alors de nouveau un pont tendu vers la vie. Le programme est vaste, on le voit. Mais de quels moyens dispose le Cortázar de 1958 pour arriver à ses fins ?
Il a des connaissances très étendues sur la théorie de la littérature et sur l’histoire littéraire, que ses activités de professeur d’université et ses textes critiques lui ont permis de structurer. Il a énormément lu, il dispose donc de tout un éventail de références proposant des ruptures similaires avec la convention littéraire. Il sait aussi très habilement manier le fantastique dans ses contes, c’est-à-dire provoquer un effet sur son lecteur dans de courtes unités. Remarquons d’ailleurs que, dans le passage suivant, il glose un texte de Rimbaud et produit une analogie entre la poésie et le fantastique, analogie qui peut tout aussi bien s’appliquer au projet de Rayuela :
‘Tu memoria y tus sentidos serán tan sólo el alimento de tu impulso creador. En cuanto al mundo, cuando salgas, ¿en qué se habrá convertido? En todo caso, nada que ver con las apariencias actuales (Rimbaud, Illuminations, Jeunesse, IV). Si el mundo nada tendrá que ver con las apariencias actuales, el impulso creador de que habla el poeta habrá metamorfoseado las funciones pragmáticas de la memoria y los sentidos; toda la “ars combinatoria”, la aprehensión de las relaciones subyacentes, el sentimiento de que los reversos desmienten, multiplican, anulan los anversos, son la modalidad natural del que vive para esperar lo inesperado. La extrema familiaridad con lo fantástico va todavía más allá (...). 467 ’De plus, il a traduit, c’est-à-dire lu, étudié, recréé, re-mis en œuvre toute une batterie de procédés, de styles et d’histoires qui composent une véritable constellation de savoir-faire littéraires. Enfin, il a en permanence à disposition un très bon lecteur prêt à toutes les expérimentations : lui-même.
Voir la lettre du 17/12/58 à Jean Barnabé (Cartas, p. 387-389) et deux récits de rêve datés respectivement de 1958 et du 7/11/58 ; ils sont notés aux p. 15-21 et p. 23-25 du Cuaderno de bitácora (p.472 et 473 de l’édition Archivos de Rayuela).
Nous ne respectons pas la mise en page « de carnet » et ne notons pas les mots raturés. Ibid. p. 471 et 472.
« C’est vrai que la poésie a perdu du terrain. (Poésie –poème, j’entends) Est-ce qu’elle a été remplacée par une autre instance de la poésie ? Non. « Poétisme » général (roman, cinéma) mais sans l’intensité d’un Rimbaud ou d’un Vallejo. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que l’occident continue à s’occidentaliser. Que la raison l’emporte sur tous les plans : littérature, art (certains mouvements « concrets »), technique, science (« science-fiction » !!). L’occident renonce toujours plus au monde magique, sympathique, analogique. Au pays du surréalisme, on acclame aujourd’hui un Robbe Grillet, on oublie un cinéma de pure poésie et on accepte l’insolite seulement s’il vient de Becket ou de Ionesco, c’est-à-dire quand il tire sur une dialectique archisèche. Joyce, symbole du siècle : ce n’est pas un poète mais un philologue génial, comme Proust est un sociologue et un psychologue génial et Kafka un moraliste et un axiologue génial. Curieux : au fond, la plus grande poésie d’aujourd’hui naît de la philosophie existentielle. Drôles d’avatars ! » (Trad. S.P.)
voir en cela la définition du Petit Robert, 1994, à l’entrée « magie » (p. 1322).
Ibid., entrée « analogie » (p. 78).
« Pourquoi cette mort de la poésie-dans-la-vie s’est-elle passée ? / 1) la centrifugation sans mesure de l’homme : radio, Comet, Spoutnik, haute fidélité, cinémascope, etc. Au lieu de nous enraciner (ce qui est l’attitude, la recherche et la réussite de la poésie), au lieu de chercher le Centre (Eliade), nous nous étendons en tache d’huile, nous nous trivialisons. Un poème exige à chaque fois une solidarisation momentanée pour se confronter. Nous préférons assister aux confrontations des héros de roman ou de cinéma. » (trad. S. P.)
« 2) La « kitsch », l’effrénée conquête de la masse par le capitalisme dans sa dernière ligne droite. Même les élites succombent à ses formes les plus hautes : le long-play, la Dauphine qui nous ramène à la forêt et à l’Arcadie pour le week-end. Lire les poètes est un « luxe » de plus, et non une opération nocturne et grave comme l’entendaient les romantiques. » (Trad. S.P.)
« Donc, l’occident poursuit sa tradition grecque du rationalisme, Apollon gagne ce round dans son combat éternel contre Dionysos. Mais l’homme, c’est plus que l’Occident. A ne pas vouloir l’accepter, l’Occident est en train de se suicider. La mort de la poésie est l’une de ses nécroses. / P.S. : Poésie pas morte ! Bien sûr que non. « Tant que le monde…il y aura de la poésie ! » Les baleines ne sont pas mortes non plus, ni les lions, ni les bacilles de Koch, ni le tréponème pâle. Mais, pourtant, ça ne compte presque plus… La mort, dans ce cas, est une conclusion statistique : la poésie retrouve aujourd’hui la dimension de genre littéraire qu’elle a eue à ses pires époques. Le cycle véritable semble être bouclé. » (Trad. S.P.)
La Vuelta al día en ochenta mundos I, p. 71. « Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles. (Rimbaud, Illuminations, Jeunesse, IV). Si le monde n’aura rien des apparences actuelles, l’impulsion créatrice dont parle le poète aura métamorphosé les fonctions pragmatiques de la mémoire et des sens : tout l’ « ars combinatoria », l’appréhension des relations sous-jacentes, le sentiment que les envers démentent, multiplient et annulent l’endroit ; toutes ces choses sont la modalité naturelle de celui qui vit pour espérer l’inespéré. L’extrême familiarité avec le fantastique va même plus loin (…). » (Trad. S.P.)