Saboter le rôle traditionnel du lecteur

Nous allons à présent étudier comment Cortázar réalise le projet de retrouver la fonction cognitive de la littérature. Pour ce faire, nous mettrons à jour, pour chaque point étudié, la norme implicite du roman traditionnel 468 face à laquelle il s’érige, inventant de nouvelles formes de communication littéraire 469 .

Dans un texte narratif, la communication textuelle se fait habituellement autour de trois pôles : il y a tout d’abord une histoire, la diégèse, dans laquelle évoluent des personnages définis par leurs actions –ce sont donc des actants. Cette diégèse est médiatisée par un narrateur qui caractérise les personnages et donne de la cohérence et du sens à leurs actions, ce qui permet de transformer l’action brute en récit lisible et organisé. Enfin, le lecteur déchiffre le récit afin d’en retirer du plaisir. Toutefois, il ne le fait en aucun cas au hasard : le récit est construit de telle façon que ses réactions et ses interprétations seront majoritairement prévues dans la structure du texte. Ce dernier est élaboré comme une stratégie visant à guider le lecteur sur des rails prédéterminés : plus il empruntera ces rails, plus ses attentes vis-à-vis du texte seront satisfaites et plus il trouvera de plaisir à lire. Voici, présenté de manière très schématique, le rôle traditionnel du lecteur dans de très nombreux romans. C’est justement ce que critiquait Cortázar dans le passage du Cuaderno de bitácora que nous venons d’étudier : le texte prévoit son lecteur à un point tel que ce dernier n’a pas ou très peu d’effort à fournir. Tout à sa contemplation, il est reclus dans un rôle de témoin forcément passif. Ses attentes sont satisfaites, il en a eu pour son argent, il n’a donc aucune raison de se remettre en cause par sa lecture ; tout au contraire, cette dernière le conforte dans son être. La littérature est un passe-temps, en aucun cas une « opération », un travail sur soi.

Si Cortázar veut sortir le lecteur de ce schéma, il doit donc s’attaquer d’abord aux deux mamelles du récit –l’énonciation et la diégèse– afin de le déstabiliser et de le forcer à chercher une autre voie d’accès. Il doit par ailleurs casser le contentement lié à la contemplation, c’est-à-dire le rapport du lecteur aux personnages.

Notes
468.

Pour l’étude qui suit, nous nous basons principalement sur les concepts développés par G. Genette dans Figures III, Seuil, 1972, et par Umberto Eco dans Lector in fabula, Grasset et Fasquelle, 1985.

469.

Notre exposé étant linéaire, nous allons présenter successivement dans les parties C), D) et E) des phénomènes qui se donnent en réalité conjointement dans la lecture.