l’énonciation instable de Rayuela

Rôle traditionnel du narrateur

Dans presque tous les récits, qu’ils soient littéraires ou non, le narrateur sert tout d’abord à organiser l’action : lorsque nous racontons une anecdote qui nous est arrivée, nous n’allons pas le faire d’une manière neutre. Nous allons tout d’abord présenter les personnages d’une certaine manière –dépendant souvent de ce qui est à raconter– puis opérer une sélection, qui fera que nous ne racontons pas tout, mais seulement les épisodes cruciaux pour l’histoire, ceux qui font sens, selon nous. Nous allons par ailleurs procéder à des digressions –raconter des faits extérieurs à l’action, faire un excursus sur le sens ou la portée de l’histoire… Ceci revient à dire que le narrateur produit un fil narratif, une linéarité qui n’est pas forcément celle de l’action. Or la sélection d’où découle cette linéarité n’est en rien neutre : le narrateur est une instance hautement idéologique. Il veut produire un sens et veut que le lecteur adopte son point de vue. Le roman bourgeois, par exemple, va proposer une lecture de la société selon le philtre des classes : la soubrette sera alors présentée par le narrateur selon le canon de la servante vue par le bourgeois –bavarde, fainéante, courant les garçons, etc. Tout autre serait la vision de l’histoire si la soubrette était décrite par quelqu’un de sa classe. Toutefois, il ne s’agirait plus alors d’un roman bourgeois, puisque le lecteur de référence pour ce genre, le bourgeois justement, ne reconnaîtrait plus sa vision du monde dans le portrait de la soubrette. Ce qui nous intéresse ici, c’est que le narrateur doit être perçu comme une instance digne de foi : le lecteur établit avec lui une relation de confiance qui lui permettra d’accepter pour vrai ce qu’il sait par ailleurs n’être qu’une illusion. Le lecteur, en effet, pendant sa lecture, est pris dans une sorte de dénégation : il sait que les personnages du roman n’existent pas dans la réalité, ce qui ne l’empêche pas de considérer le récit comme véridique, ou du moins vraisemblable ; il fait comme si tout cela existait réellement. Dans le roman traditionnel, le narrateur est forcément une instance stable, car de lui dépend, outre le récit, la vision du monde défendue.