Un lecteur choisit de lire Rayuela de manière linéaire. Une fois passés les trois textes liminaires, il commence le chapitre 1 et trouve un récit à la première personne, rapportant d’une manière nostalgique des faits passés auxquels le narrateur a participé. La voix de narration est stable, mais l’histoire racontée, elle, n’est pas linéaire : elle se centre sur « un jeudi de décembre », le soir, où le narrateur-personnage se promène sans parvenir à rencontrer la Maga, mais le récit procède aussi à toute une série de digressions, dont l’épisode du parapluie jeté ou celui du morceau de sucre. La digression la plus importante est celle qui concerne les rencontres réussies entre le narrateur et la Maga ainsi que le portrait de leurs habitudes communes : cela crée une sorte de passé mythique et rayonnant. Plusieurs indices textuels (« había que decirlo en su momento » 471 , « cuando era todavía tiempo » 472 ) permettent de déduire qu’il y a une rupture radicale entre le moment de l’énonciation et celui des faits racontés.
‘Aquí había sido primero como una sangría, un vapuleo de uso interno, una necesidad de sentir el estúpido pasaporte de tapas azules en el bolsillo del saco, la llave del hotel bien segura en el clavo del tablero. 473 ’Le lecteur commence le deuxième chapitre et il retrouve les mêmes repères : un temps mythique que le narrateur homodiégétique raconte depuis un moment d’énonciation radicalement autre. Le critique trouve ici deux indications permettant de situer ces deux moments l’un par rapport à l’autre : il est fait mention de Berthe Trépat (personnage qui apparaît au chapitre 23) et on trouve une allusion voilée à la mort de Rocamadour 474 (qui se situe au chapitre 28). On peut donc symboliser le fonctionnement narratif dans les chapitres 1 et 2 de la manière suivante, où l’axe du temps est le même pour l’énonciation et la diégèse, ce qui permet de situer le moment raconté vis-à-vis du moment de l’énonciation :
Moment racontéMoment de l’énonciation
Temps
Berthe Trépat Mort de Rocamadour
Le lecteur tourne la page et commence le chapitre trois.
El tercer cigarrillo del insomnio se quemaba en la boca de Horacio Oliveira sentado en la cama; una o dos veces había pasado levemente la mano por el pelo de la Maga dormida contra él. 475
Il trouve cette fois une narration fort différente : le narrateur est à présent hétérodiégétique, c’est-à-dire qu’il n’appartient plus à l’histoire et la raconte à la troisième personne. Il rapporte au passé une scène précise 476 –et non plus un temps mythique– qu’il s’attache à rendre pas à pas ; il est donc omniscient. Il explicite longuement pour le lecteur les pensées d’un personnage, Horacio Oliveira, sur lequel il focalise donc son récit : il raconte à partir de ce personnage. Bien que ce ne soit pas dit explicitement dans le texte, le lecteur produit une analogie entre la voix de narration des chapitres un et deux et le personnage d’Horacio Oliveira : c’est lui qui disait « je » auparavant. Dans les deux premiers chapitres, le temps de l’action était un temps mythique, et il semblait y avoir une distance infranchissable entre le moment de la diégèse et celui de l’énonciation nostalgique. Au chapitre trois, au contraire, la focalisation sur Horacio et l’effet de réel des dialogues entre lui et la Maga rendent pour le lecteur l’action beaucoup plus proche et présente que précédemment. Il s’agit donc d’un changement technique important, qui rompt non seulement la stabilité de l’énonciation mais aussi la perception de l’action par le lecteur. On peut noter que, pour la première fois –et cela se répètera sans cesse– il est demandé au lecteur de fournir un effort d’adaptation aux mutations du texte et que les liens entre une partie et une autre ne lui sont pas fournis explicitement, c’est à lui de les inférer. On peut symboliser la technique du chapitre 3 de la manière suivante :
épisode raconté
Temps de la diégèse
?
Temps de l’énonciation
moment de l’énonciation
L’énonciation et la diégèse étant des temps différents, on ne peut plus situer le moment de l’énonciation vis-à-vis de l’épisode raconté.
‘Así habían empezado a andar por un París fabuloso, dejándose llevar por los signos de la noche, acatando itinerarios nacidos de una frase de clochard, de una bohardilla iluminada en el fondo de una calle negra, deteniéndose en las placitas confidenciales para besarse en los bancos o mirar las rayuelas, los ritos infantiles del guijarro y el salto sobre un pie para entrar en el Cielo. 477 ’Le lecteur tourne les pages et lit successivement les chapitre 4, 5 et 6, qui rapportent les débuts de la relation amoureuse entre Horacio et la Maga. Sur cette unité, l’énonciation semble stable et se rapproche techniquement du chapitre 3 : le récit est mené par un narrateur hétérodiégétique, qui pratique la focalisation interne sur Horacio. Toutefois, un glissement a eu lieu quant au moment rapporté : cela se rapproche à présent du temps mythique des deux premiers chapitres, qui rend compte d’une période (les débuts du couple) bien plus que d’un épisode précis. On peut symboliser le procédé ainsi :
Moment raconté
Temps de la diégèse
Temps de l’énonciation
moment de l’énonciation
Ceci intéresse le lecteur car il peut à présent « fusionner » les pratiques narratives des trois premiers chapitres : son inférence, qui visait à assimiler le « je » des chapitres un et deux au personnage d’Horacio, s’en trouve confirmée. Par ailleurs, il est invité à reproduire le schéma d’une rupture radicale entre l’action rapportée et le moment de l’énonciation : si le temps mythique est déchu au moment où le narrateur parle, c’est qu’il s’est produit entre temps un événement capital. Cela, bien évidemment, va créer pour le lecteur une tension dramatique qui va l’inciter à continuer à lire. Là encore, aucune marque explicite du texte n’instaure cette lecture, et pourtant, le lecteur produit une analogie entre les différentes techniques et applique sur le texte ce qu’il a vu auparavant.
Il en arrive ainsi au septième chapitre :
‘Toco tu boca, con un dedo toco el borde de tu boca, voy dibujándola como si saliera de mi mano, como si por primera vez tu boca se entreabriera, y me basta cerrar los ojos para deshacerlo todo y recomenzar, hago nacer cada vez la boca que deseo (…). 478 ’Là, l’instance narrative est de nouveau bouleversée : l’action est rapportée à la première personne et au présent. De plus, ce chapitre propose un destinataire explicite : une deuxième personne également impliquée dans le jeu érotique décrit, mais elle n’est pas nommée. On peut représenter cette technique de la manière suivante :
Épisode raconté
Temps
Moment de l’énonciation
Ce procédé est nouveau pour le lecteur, mais ce dernier ne se trouve pas désarmé. En effet, le premier chapitre proposait déjà une première personne de narration (qui a été assimilée ensuite à Horacio par analogie), mais il contenait aussi un destinataire à la deuxième personne, qui cette fois était nommé explicitement :
‘Oh Maga, en cada mujer parecida a vos se agolpaba un silencio ensordecedor, una pausa filosa y cristalina qua acababa por derrumbarse tristemente, como un paraguas mojado que se cierra. Justamente un paraguas, Maga, te acordarías quizá de aquel paraguas viejo que sacrificamos en un barranco del Parc Monsouris, un atadecer helado de marzo. 479 ’Sur cette base, le lecteur peut inférer que la deuxième personne destinataire est la Maga. Le narrateur a donc encore changé, mais le lecteur s’y adapte grâce à ce qu’il a lu précédemment. Reste le problème du présent : c’est la première fois que le récit est rapporté ainsi. Ceci est d’autant plus problématique que le personnage d’Horacio ne peut pas en même temps écrire ce récit et dessiner la bouche de la Maga, ce serait absurde. Il semblerait tout aussi absurde que le texte soit ce que pense ou dit Horacio durant cette scène : il faut donc exclure l’hypothèse d’un style indirect libre rapporté par le narrateur omniscient. Il ne reste donc pas d’autre solution que de supposer (dans le cadre de la fiction) que ce texte ait été écrit par Horacio a posteriori et qu’il ait utilisé le présent comme artifice littéraire. Cette hypothèse est importante, car elle modifie le cadre de la fiction : Horacio est aussi un auteur et cela constitue une infraction au code narratif, puisqu’il sort alors du cadre de la diégèse. C’est une mise en abîme de l’instance autoriale, qui devient alors double, ce qui amène le lecteur à se demander qui écrit : Julio Cortázar ou Horacio Oliveira ? Ce procédé est appelé la métalepse narrative, il permet de mettre en doute la « fictionnalité » de la fiction face au réel 480 .
‘Ibamos por las tardes a ver los peces del Quai de la Mégisserie, en marzo del mes leopardo, el agazapado pero ya con un sol amarillo donde el rojo entraba un poco más cada día. 481 ’Au chapitre 8, le lecteur se trouve face à une nouvelle rupture narrative, mais moins radicale celle-là : le récit est cette fois régi par une première personne du pluriel, un « nous » qui englobe un « tu » et un « je » sans définition. Grâce au chapitre précédent, il comprend par inférence que le « je » renvoie à Horacio et que le « tu » fait référence à la Maga. L’énonciation est par ailleurs de nouveau au passé, utilisant un imparfait tout mythique. Toutefois il faut remarquer que, lorsque le narrateur décrit le décor (les aquariums du quai de la Mégisserie), il le fait au présent 482 , ce qui incite le lecteur à comprendre que les poissons sont toujours là dans le présent de l’énonciation, mais que le « nous » qui les regardait appartient définitivement au passé, que le narrateur-scripteur Horacio tente de faire revivre par son récit : il se souvient pour deux d’un temps révolu. Nous retrouvons donc un schéma proche de celui du premier chapitre :
Moment racontéMoment de l’énonciation
Temps
Lorsque le lecteur tourne la page et commence le neuvième chapitre, la rupture est radicale :
‘Por la rue de Varennes, entraron en la rue Vanneau. Lloviznaba, y la Maga se colgó todavía más del brazo de Olveira, se apretó contra su impermeable que olía a sopa fría. 483 ’Du soleil, le lecteur passe à la pluie et de la première personne de narration, il passe à la troisième, toujours focalisée sur Horacio, mais avec une place beaucoup plus grande qu’auparavant pour le dialogue. Nous sommes encore au passé, mais il ne s’agit plus là du portrait d’une époque : ici commence un fil narratif précis où la diégèse va courir de manière linéaire sur la majorité des chapitres suivants. Nous sommes à présent vraiment dans l’histoire de « Del lado de allá », la première partie de Rayuela. A partir de ce moment, le narrateur va durablement « coller » à la diégèse et la raconter pas à pas. Voici le schéma de ce système :
fil narratif
Temps de la diégèse
Temps de l’énonciation
moment de l’énonciation
En réalité, ce schéma narratif se rapproche des pratiques traditionnelles du roman. Toutefois, au dixième chapitre, cette technique commence à être rongée de l’intérieur : peu à peu se confondent les points de vue du narrateur hétérodiégétique et d’Horacio 484 .
‘Las nubes aplastadas y rojas sobre el barrio latino de noche, el aire húmedo con todavía algunas gotas de agua que un viento desganado tiraba contra la ventana malamente iluminada, los vidrios sucios, uno de ellos roto y arreglado con un pedazo de esparadrapo rosa. 485 ’Ce chapitre commence comme nous le voyons par une description du temps pluvieux, puis de l’appartement de Ronald et Babs et enfin d’un morceau de jazz qu’est entrain de jouer un tourne-disque. Tout cela est décrit dans une seule coulée, sans marque d’énonciation claire pour les trois longues premières phrases, qui par leur tonalité font penser au personnage d’Horacio. Le lecteur commence donc par attribuer l’énonciation à Horacio. Toutefois, la quatrième phrase le détrompe :
‘Pero después venía una guitarra incisiva que parecía anunciar el paso a otra cosa, y de pronto (Ronald los había prevenido alzando el dedo) una corneta se desgajó del resto (…). 486 ’Ce petit « los » implique que celui qui décrit la scène y soit extérieur (sans quoi on aurait « nos » à la même place) : tout ce qui précède est donc attribuable au narrateur hétérodiégétique. Mais le texte réserve encore des surprises à son lecteur, puisqu’il continue ainsi :
‘Dos muertos se batían fraternalmente, ovillándose y desatendiéndose, Bix y Eddie Lang (que se llamaba Salvatore Massaro) jugaban con la pelota I’m comming, Virginia, y dónde estaría enterrado Bix, pensó Oliveira, y donde Eddie Lang, a cuantas millas una de otra sus dos nadas que en una noche futura de París se batían guitarra contra corneta, gin contra mala suerte, el jazz. 487 ’Cette simple incise pose là encore un problème d’interprétation : elle suggère une focalisation interne sur Horacio, dont les pensées seraient rapportées au style indirect libre. Mais où a commencé la plongée dans l’intériorité d’Horacio ? De ce qui précède, que doit-on lui attribuer ? Quelle est au contraire la part du narrateur hétérodiégétique ? On le voit, il s’opère ici une fusion des points de vue qui va perdurer dans la suite du texte : le lecteur croyait avoir affaire à présent à une instance narrative plus stable qu’auparavant et donc avoir moins d’effort à produire, mais il n’en est rien. La difficulté d’attribution de l’énonciation va se reporter sur la confusion des points de vue, qui sert en quelque sorte à brouiller la netteté de l’image : là encore, le lecteur devra s’adapter.
En étudiant seulement les dix premiers chapitres dans la lecture linéaire de Rayuela, nous avons montré que l’énonciation y est extrêmement et anormalement instable. Le lecteur est sans cesse amené à produire un effort d’adaptation aux mutations de la voix narrative et pour cela, il a recours principalement à l’inférence : à partir des systèmes qu’il a déjà lus dans les chapitres précédents, il établit des analogies avec le procédé nouveau auquel il est confronté. Cela l’amène à attribuer hypothétiquement tel fait narratif à telle instance ou à tel personnage (Horacio pour le « je », la Maga pour le « tu » indéterminé…). De même, cela l’incite à formuler l’hypothèse aberrante qu’un personnage est l’auteur du texte qu’il est en train de lire 488 , ce qui entraîne un vertige métaleptique : le réel semble contaminé par la fiction. Par ailleurs, lorsqu’une voix narrative se stabilise, c’est pour mieux se confondre avec le point de vue du personnage.
Notons au passage que ces phénomènes, qui obligent le lecteur à être actif face au texte qu’il lit (par l’inférence, l’analogie, l’attribution hypothétique, en produisant des hypothèses d’interprétation…), se donnent dans la lecture linéaire. Cela nous semble suffisant pour réfuter d’emblée l’appréhension ordinaire du concept du « lector-hembra » par une certaine critique, qui a tenu pour équivalents le choix de la lecture linéaire et la passivité du « lector-hembra ». Voyons par exemple cette affirmation :
‘Cortázar ofrece dos lecturas en su tablero (…). De estas dos lecturas, la primera, dirigida al « lector-hembra », es la lectura corrida desde el primer capítulo hasta el capítulo 56. (…) La segunda lectura, la del « lector-cómplice », comienza con el capítulo 73, sigue según el orden del tablero de dirección y abarca a saltos las tres partes. 489 ’ou cette autre :
‘Aplicando esta distinción entre « lector-hembra » y « lector cómplice » al problema del tablero, es claro que el primer requisito para incluirse en esta última categoría es el de tomarse la molestia de leer la novela de la segunda manera indicada por el autor (i.e., según la lista incluida en el tablero). 490 ’Nous pourrions ainsi multiplier les exemples qui soutiennent explicitement ou implicitement cette thèse 491 . La première objection que l’on peut y faire tient du sens commun : comment Cortázar aurait-il réussi la gageure d’inclure les chapitres narratifs à la fois dans une lecture qu’il voudrait passive et dans une lecture qu’il voudrait active ? Ne lit-on pas à chaque fois ces mêmes textes ? D’autre part, Cortázar aurait-il la vanité de taxer de passivité le fait qu’on lise un texte linéairement ? Cela reviendrait à condamner toute la littérature, qui est destinée dans son intégralité ou presque à être lue de cette manière ! Nous pensons dès lors qu’il faut distinguer clairement lecture linéaire et passivité.
Nous allons essayer de comprendre d’où vient cette représentation faussée. L’expression « lector-hembra » prend racine dans le chapitre 79 de Rayuela où il est question de la place théorique du lecteur selon Morelli. Ce texte est bien évidemment fondamental pour la conception du livre, mais il a souvent été mal compris. Remarquons en premier lieu que les textes attribués au personnage de Morelli ne sont pas la théorie qui régirait la praxis des chapitres narratifs : si par moments le texte narratif imite les principes des « morellianas », à d’autres moments il les commente, en prend le contre-pied ou le parodie même 492 . Les rapports sont donc beaucoup plus complexes et les textes attribués à Morelli peuvent fonctionner comme un miroir déformant pour la critique. Il nous semble ainsi prudent de ne pas se laisser prendre à ce jeu de miroir et donc de ne pas utiliser tels quels les termes des « morellianas » pour étudier Rayuela (ce qui à notre sens rend impossible toute critique objective et autonome). Par ailleurs, il ne faut jamais perdre de vue que les textes attribués à Morelli font partie intégrante de la fiction : il ne s’agit en aucun cas de textes écrits séparément par Cortázar à propos de Rayuela ; il faut donc les étudier au même titre que les chapitres narratifs, puisque c’est de leur dynamique conjointe que naît la lecture par sauts.
Mais revenons à l’expression de « lector-hembra » dans le chapitre 79. Cortázar définit ici deux notions : celle d’un lecteur actif, complice, opposé à un lecteur passif, « femelle ». Le lecteur complice est celui qui accepte d’être modifié, d’être remis en question et d’être agi par le texte qu’il lit. Le « lecteur-femelle » est celui qui ne comprend pas ce jeu-là, celui pour qui la littérature est un passe-temps. Le texte utilise à deux reprises le terme :
‘Escritura demótica para el lector-hembra (que por lo demás no pasará de las primeras páginas, rudamente perdido y escandalizado, maldiciendo lo que le costó el libro), con un vago reverso de escritura hierática. 493 (…)’ ‘En cuanto al lector-hembra, se quedará con la fachada y ya se sabe que las hay muy bonitas, muy trompe-l’œil, y que delante de ellas se puede seguir representando satisfactoriamente las comedias y las tragedias del honnête homme. 494 ’On le voit : en aucun cas, Cortázar ne parle ici de son propre livre ; il propose au contraire une généralité quant aux comportements de lecture face à n’importe quel texte. Par ailleurs, il est dit littéralement qu’un lecteur passif « ne dépasserait pas les premières pages » du livre idéal imaginé dans ce chapitre par Morelli, autrement dit qu’un tel lecteur n’aurait pas sa place dans un tel livre, qu’il ne le lirait pas. En admettant que le livre idéal rêvé par le personnage de Morelli puisse ici se rapprocher de Rayuela, il faut comprendre que dans Rayuela il ne peut y avoir de lecteur passif, ou autrement dit que quelque soit l’ordre de lecture choisi, le lecteur est forcément actif. Et c’est précisément ce que nous avons démontré en étudiant l’énonciation dans les dix premiers chapitres linéaires de Rayuela. Concluons cette digression en disant que, dans ce travail, nous considérons les deux ordres de lectures possibles comme valides et légitimes. Nous souhaitons donc rendre compte de l’activité du lecteur dans les deux Rayuela.
Rayuela, p. 15 (« Allais-je trouver la Sibylle ? », Marelle, p. 11, Trad. L. G.-B.)
« Il aurait fallu le dire au moment voulu » Marelle, p. 13.
« Quand il était encore temps » Marelle, p. 14.
Rayuela, p. 23 (« Ici, cela avait été d’abord comme une saignée, une bastonnade interne, la nécessité de sentir dans sa poche le stupide passeport à la couverture bleue, la clef de l’hôtel bien à l’abri sur son tableau. », Marelle, p. 19, Trad. L. G.-B.)
P. 27 : « No quiero escribir sobre Rocamadour, por lo menos hoy, necesitaría tanto acercarme mejor a mi mismo, dejar caer todo eso que me separa del centro. » (« Je ne veux rien écrire sur Rocamadour, du moins pas aujourd’hui, j’aurais tellement besoin de m’approcher mieux de moi-même, de laisser tomber tout ce qui me sépare du centre. » Marelle, p. 23) et l’association d’idée : « La muerte, el muñequito. (…) Rocamadour, la ética, el muñequito, la Maga » (« La mort, la boulette. (…) Rocamadour, l’éthique, la boulette, la Sibylle. » Ibid.).
Rayuela, p. 28 (« La troisième cigarette de l’insomnie brûlait aux lèvres d’Horacio Oliveira assis sur le lit ; une ou deux fois déjà, il avait passé légèrement sa main sur les cheveux de la Sibylle endormie contre lui. », Marelle, p. 24, Trad. L. G.-B.)
« La madrugada del lunes », p. 28.
Rayuela, p. 33 (« C’est ainsi qu’ils avaient commencé à flâner dans un Paris fabuleux, se laissant conduire par les signes de la nuit, saisissant des itinéraires nés de la phrase d’un clochard, d’une mansarde éclairée au fond d’une rue noire, s’arrêtant pour s’embrasser sur les bancs ou regarder les marelles, rites enfantins du caillou et du saut à cloche-pied pour entrer dans le Ciel. », Marelle, p. 29, Trad. L. G.-B.)
Rayuela, p. 45 (« Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître à chaque fois la bouche que je désire (…). », Marelle, p. 41, Trad. L. G.-B.)
p. 15, mais le phénomène se répète aussi p. 16, 17, 18. (« O Sibylle, sur chaque femme qui te ressemblait se précipitait comme un silence assourdissant, une pause aiguisée et cristalline qui finissait par retomber tristement comme un parapluie mouillé qui se referme ! Et à propos de parapluies, Sibylle, tu te rappelles le vieux pépin que nous avons jeté dans un ravin du parc Montsouris par une soirée glaciale de mars ? » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 12).
C’est en réalité techniquement le pendant de l’artifice de Morelli dans l’autre ordre de lecture.
Rayuela, p. 46 (« L’après-midi, nous allions voir les poissons du quai de la Mégisserie, c’était en mars, le mois léopard, le mois tapi, mais déjà, dans son soleil jaune, le rouge s’avivait un peu plus chaque jour. », Marelle, p. 42, Trad. L. G.-B.)
« Sacan las peceras, los grandes bocales a la calle, y entre turistas y niños ansiosos y señoras que coleccionan variedades exóticas (550 fr. pièce) están las peceras bajo el sol con sus cubos, sus esferas de agua que el sol mezcla con el aire (…). » p. 46. (« On sort les aquariums, les grands bocaux, sur le trottoir, et là, parmi les touristes, les enfants pleins de désirs et les dames qui collectionnent les espèces exotiques (550 francs pièce), les aquariums reposent au soleil, leurs cubes, leurs sphères d’eau que le soleil mêle à l’air (…). » Trad. L. G.-B., Marelle, p. 42)
Rayuela, p. 48 (« Laissant la rue de Varenne, il prirent la rue Vanneau. Il bruinait, la Sibylle se suspendit plus fort au bras d’Oliveira et se serra contre son imperméable qui sentait la soupe froide. », Marelle, p. 44, Trad. L. G.-B.)
C’est ce qui fait dire à C. Henderson : « el narrador jamás es neutro : narra a partir de la conciencia del personaje », in Estudios sobre la poética de Rayuela, Pliegos, 1995, p. 104. (« Le narrateur n’est jamais neutre : il raconte à partir de la conscience du personnage. » Trad. S.P.)
Rayuela, p. 52 (« Les nuages rouges et aplatis sur le Quartier latin, la nuit, l’air humide et les gouttes de pluie qu’un vent incertain jette contre la fenêtre faiblement éclairée, les vitres sales, l’une cassée et barrée de sparadrap rose. », Marelle, p. 48, Trad. L. G.-B.)
p. 52. C’est moi qui souligne. « Mais après venait une guitare incisive qui semblait annoncer autre chose et soudain (Ronald les avait avertis en levant un doigt) un cornet se détacha de l’ensemble (…). » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 48)
p. 52. C’est moi qui souligne. « Deux morts se battaient fraternellement, s’élançant puis s’ignorant, Bix et Eddie Lang (qui s’appelait Salvatore Massaro) jouaient à la balle I’m comming, Virginia, et où était-il enterré Bix, maintenant, pensa Oliveira, et Eddie Lang, à combien de miles l’un de l’autre leurs deux néants qui, en une nuit future de Paris, se battaient guitare contre cornet, gin contre déveine, le jazz. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 48)
Ce phénomène est repris et amplifié dans la lecture par sauts, notamment au chapitre 84, raconté à la première personne et au présent, avec une mise en page rappelant le carnet : le lecteur attribue ce texte à Horacio, qui en serait donc l’auteur.
R. GNUTZMANN : Rayuela, Julio Cortázar, Alhambra, col. « Guía de lecturas », 1989, p. 79-80. Le contre-sens est d’autant plus gênant que ce texte se donne comme guide de lecture de Rayuela, notamment pour des étudiants. « Cortázar propose deux lectures dans son mode d’emploi (…). De ces deux lectures, la première, destinée au « lecteur-femelle », est la lecture linéaire depuis le premier chapitre jusqu’au chapitre 56. (…) La deuxième lecture, celle du « lecteur-complice », commence au chapitre 73, continue dans l’ordre du mode d’emploi et parcourt en sautant les trois parties. » (Trad. S.P.)
K. HOLSTEN : « Notas sobre el « Tablero de dirección » en Rayuela de Julio Cortázar », in Revista iberoamericana n° 84-85, julio-dec 1973, p. 685. (Le reste de l’article est pourtant judicieux.). « Si l’on applique cette distinction entre « lecteur-femelle » et « lecteur-complice » au problème du mode d’emploi, il est évident que la première exigence pour s’inclure dans cette dernière catégorie est de prendre la peine de lire le roman de la seconde manière indiquée par l’auteur (c’est-à-dire lire dans l’ordre de la liste du mode d’emploi). » (Trad. S.P.)
On remarque en effet que nombre de critiques très sérieux étudient l’activité du lecteur exclusivement dans la lecture par sauts, ce qui implique tacitement que la lecture linéaire n’est pas une lecture active. (Voir par exemple J. ALAZRAKI : « Rayuela : estructura », p. 629-638 de l’édition critique de Rayuela par Archivos.)
Voir S. PROTIN : Rayuela, une mise en scène de la lecture (mémoire de DEA, Lyon II, 1998) et plus particulièrement p. 11-22, partie intitulée « Un livre qui dialogue avec lui-même : la transcendance textuelle dans Rayuela ». On y trouvera détaillés les rapports intertextuels entretenus par les chapitres théoriques et narratifs.
p. 400. « Écriture démotique pour le lecteur-femelle (qui d’ailleurs, fortement dérouté et scandalisé, ne dépassera pas les premières pages et regrettera l’argent que le livre lui a coûté), avec un vague envers d’écriture hiératique. » (Trad. F. R., Marelle, p. 411)
p. 402. « Quant au lecteur-femelle, il se contentera de la façade, et nous savons qu’il en est de fort jolies, très en trompe-l’œil, et que devant elles on peut continuer à représenter avec succès les comédies et les tragédies de l’honnête homme. » (Trad. F. R., Marelle, p. 413)