Le lecteur face à l’histoire

Nous avons vu que la diégèse dans Rayuela n’est pas rapportée de manière linéaire et que le lecteur doit fournir un effort important pour reconstruire l’histoire. Par exemple, dès le chapitre 84 (le cinquième dans l’ordre de lecture par sauts), apparaît le personnage de Pola avec qui Horacio trompe la Maga : ce chapitre étant écrit à la première personne et au présent, sur le mode du carnet, on suppose que l’auteur fictionnel en est Horacio. Mais quand l’a-t-il écrit ? Par conséquent, à quel moment de la diégèse débute la relation entre Horacio et Pola ? Le texte ne nous permet pas de situer cela chronologiquement.

Par ailleurs, il faut bien remarquer que l’histoire de Rayuela est plutôt pauvre en évènements capitaux : mis à part la dispute d’Horacio et de la Maga, la mort de Rocamadour et le retour d’Horacio en Argentine –scènes traitées d’une manière bien spéciale, nous le verrons–, que font les personnages ? Plus qu’autre chose, ils lisent, se promènent, discutent, écoutent des disques, vont à des concerts, boivent le maté… Cela est bien loin d’une trame narrative traditionnelle. Par ailleurs, les épisodes cruciaux de l’histoire, ceux qui vont faire sens durablement, définir des enjeux entre les personnages et orienter la suite de l’intrigue sont la plupart du temps dénués de sens commun. Prenons l’exemple de la scène du « tablón » au chapitre 41. C’est l’un des épisodes les plus longuement racontés (il court sur 29 pages) et il est véritablement capital pour la fin du livre : il met en scène les trois protagonistes principaux de cette partie du livre, expose leurs relations dans toute leur ambiguïté (ce qui sera le ressort pour la suite), a des échos durables (au chapitre 45 par exemple, qui est le versant nocturne de la même scène)… En un mot, il sert ici de climax dramatique. Pourtant, que raconte cette scène ? Un après-midi, Horacio manque de clous et de « yerba maté ». Il demande à Traveler, qui habite juste en face, de lui en faire passer. Puisqu’il fait très chaud, ils n’ont pas envie de traverser la rue et décident de construire un pont fait de planches pour unir leurs deux fenêtres. Talita monte à cheval sur ce fragile pont pour passer le maté et les clous à Horacio. Gekrepten arrive dans la pièce où se trouve Horacio et se mêle à la conversation. Sur le pont de fortune, Talita est prise de panique et regagne sa fenêtre. Elle a fait tomber son chapeau, que Gekrepten descend chercher dans la rue.

Pour le sens commun, cette scène n’a rien d’un climax dramatique, elle est au contraire parfaitement absurde. Qu’on repense en contraste aux climax des tragédies grecques, au meurtre du père dans l’Œdipe Roi de Sophocle, par exemple. Ce décalage n’est pas sans relation avec l’activité du lecteur, nous allons le voir.

Lorsqu’un lecteur choisit de lire un roman, qu’attend-il en général ? Tout d’abord, qu’on lui raconte une histoire, comme on le fait à un petit enfant. Il attend de pouvoir fabuler, d’être témoin d’une action imaginaire qui met en jeu des rapports humains souvent complexes. Il attend de pouvoir faire comme si tout cela était réel et c’est en cela que la lecture se rapproche du jeu 495 . En lisant, en jouant donc, le lecteur vit par procuration des scènes que son expérience vitale ne lui fournit pas. En lisant Antigone, il se rebelle contre le pouvoir ; en lisant Robinson Crusoe, il vit seul sur une île déserte…

‘Le jeu ne s’oppose jamais à la connaissance : au contraire, il est un des moyens les plus importants d’acquisition des différentes situations vitales, d’apprentissage de types de comportement (...) ; il permet de modéliser des situations dans l’insertion desquelles un individu non préparé serait menacé de mort ou des situations dont la création ne dépend pas de la volonté de l’enseigné. (...) Il aide à surmonter la peur face à des situations identiques et forme des structures d’émotions indispensables pour l’activité pratique. 496

C’est pour cela que, dans la majorité des romans, les situations sont exemplaires, critiques, palpitantes… beaucoup plus que dans la vie. Or, que se passe-t-il pour le lecteur lorsqu’il est confronté à un texte dont l’action ne correspond pas à ses attentes, dont le climax dramatique ressemble à la scène du « tablón » de Rayuela ? Il est déstabilisé, bien entendu, puisqu’il ne peut rapprocher l’action d’aucune situation vitale ou d’aucune situation fictionnelle qu’il connaisse déjà. Il reconnaît la structure du climax, mais pas son contenu. Il doit chercher le sens autrement (et notamment symboliquement et analogiquement, nous le verrons).

Par ailleurs, dans Rayuela, il y a des faits qui se rapprochent plus des attentes du lecteur, tels que la dispute d’Horacio et de la Maga, la mort de Rocamadour et le retour d’Horacio en Argentine, comme nous l’avons mentionnés plus haut. Voyons à présent comment Cortázar traite ces scènes, d’aspect bien plus classique dans le roman. Notons d’abord que, par leur sujet, elles se rapprochent de divers topoï : ce sont respectivement la rupture (comme dans tant de séries télévisées), la mort de l’enfant (comme dans L’ i mmoraliste, par exemple) et l’expulsion du héros (Adam chassé du paradis). Ce sont diverses situations que le lecteur a déjà lues, pour lesquelles il a déjà en tête un modèle de base, qu’Eco nomme le scénario intertextuel 497 . Eco propose ici un exemple très parlant :

‘Prenons l’exemple d’une situation typique : la slapstick-comedy « dispute à la cuisine ou pendant une fête avec une tarte dans la figure ». Les prescriptions sont très claires : la tarte doit être à la crème (toute autre pâtisserie étant interdite), elle doit venir s’écraser sur le visage de la cible, la personne touchée doit essuyer la crème de ses yeux avec les mains, puis doit à son tour atteindre son agresseur en lançant une seconde tarte (mais c’est facultatif). 498

Dès qu’il reconnaît le scénario qui est en train de se jouer, le lecteur infère ses modalités et son déroulement au regard des scènes identiques qu’il connaît déjà : dès l’apparition de la tarte à la crème sur l’écran, le lecteur sait toute la suite de la scène. C’est ainsi souvent par ce biais inférentiel que le lecteur va trouver de la saveur à ce qu’il lit : il va deviner la fin de l’histoire par exemple, ou goûter la portée d’un écart par rapport à ce scénario de base (c’est notamment le principe de nombreux effets comiques). Or, lorsque Cortázar aborde ce genre de scènes, il s’applique à déposséder le lecteur de son rôle habituel.

En ce qui concerne le retour d’Horacio en Argentine, la technique est bien simple : les scènes-clés que représentent les circonstances de l’expulsion et le retour en bateau sont purement et simplement éludées. Cortázar semble dire ici : lecteur, puisque tu connais si bien cette histoire, raconte-la tout seul. Le récit reprend après cette ellipse, au moment où Horacio descend du bateau, à Buenos Aires. Ceci empêche clairement le lecteur de comparer le traitement de la scène à son scénario de base et donc, d’en tirer du plaisir : cette technique fait bien sûr penser à celle du roman comique qui vise à frustrer le lecteur. A d’autres moments, Cortázar va même plus loin dans l’effacement des scènes-clés, puisque au détour d’une phrase, Gekrepten annonce : « Lo que pasa es que querían darle un poco de yerba a mi marido y entonces… » 499 . Gekrepten et Horacio se sont donc mariés ? Le mariage du héros d’un roman est-il un événement si anodin qu’on ne lui consacre pas une seule ligne ? n’est-ce pourtant pas un topos ? Le lecteur est d’autant plus surpris par cette nouvelle qu’Horacio ne cesse de manifester son mépris pour Gekrepten, qui semble bien être aux antipodes de son idéal féminin. L’histoire est donc là encore insatisfaisante puisque les personnages ne réagissent absolument pas comme on pourrait l’attendre. Au contraire, le texte construit un horizon d’attente (Horacio n’aime pas et méprise même Gekrepten) qui laisse supposer que leur relation n’ira pas loin : on attend la rupture, et au lieu de cela, on apprend que ces deux personnages se sont mariés. L’ellipse se double donc d’un effet de brouillage face aux attentes du lecteur.

Ce dernier phénomène se retrouve, de manière nettement amplifiée lors de la mort de Rocamadour, au chapitre 28. Nous avons déjà largement étudié ce chapitre dans la première partie de ce travail 500 . Contentons-nous de rappeler que, lorsque quelqu’un meurt –et a fortiori un enfant–, il existe, dans la réalité comme dans le roman, un scénario très codifié auquel il faut répondre : lorsque la mort est découverte, on fait de son mieux pour réconforter les proches du défunt, on prévient ensuite les autorités pour faire constater la mort par un médecin, on organise la veillée du corps puis l’enterrement, qui répond lui aussi à un protocole strict 501 –commande du cercueil et achat de la concession au cimetière, préparation du mort, faire-part de décès, couronnes de fleurs, vêtements de couleur sombre…–. Dans le chapitre 28 de Rayuela, au lieu du lecteur, c’est Horacio qui convoque ce scénario, décide de ne pas le suivre et apprécie par là-même ce décalage face au topos :

‘La mano de Horacio se deslizó entre las sábanas, le costaba un esfuerzo terrible tocar el diminuto vientre de Rocamadour, los muslos fríos, más arriba parecía haber como un resto de calor, pero no, estaba tan frío. “Calzar en el molde”, pensó Horacio. “Gritar, encender la luz, armar la de mil demonios normal y obligatoria. ¿Por qué?” Pero a lo mejor, todavía... “Entonces quiere decir que este instinto no me sirve de nada, esto que estoy sintiendo desde abajo. Si pego el grito es de nuevo Berthe Trépat, de nuevo la estúpida tentativa, la lástima. Calzar en el guante, hacer lo que debe hacerse en estos casos. Ah, no, basta. ¿para qué encender la luz y gritar si sé que no sirve para nada? Comediante, perfecto cabrón comediante. Lo más que se puede hacer es...” 502

L’effet de ceci sur le lecteur est très important : il est complètement dépossédé de son rôle (c’est le personnage qui pratique le travail inférentiel qui lui aurait servi à se distancier de l’action) ; il subit donc littéralement la scène dans toute son horreur. Par ailleurs, Horacio ne console pas la Maga et n’assiste pas non plus à l’enterrement de Rocamadour –qui est également éludé par le texte–. L’horizon d’attente ouvert par la mort de l’enfant est donc là encore déçu : il semble au lecteur que les scènes traditionnellement les plus importantes sont omises.

Un procédé similaire est également utilisé par Cortázar pour échapper au topos de la scène de rupture, au chapitre 20, où Horacio et la Maga se disputent puis se séparent. Le texte provoque un court-circuit de la coopération textuelle traditionnelle, puisque le lecteur est de nouveau dépossédé de son rôle, au profit des personnages. C’est en effet encore Horacio qui convoque le scénario intertextuel de la scène de rupture :

‘Hablás como en los diálogos de las mejores novelas rioplatenses. Ahora solamente te falta reírte con todas las vísceras de mi grotesquería sin pareja, y la rematás fenómeno. (...) Después fuiste la amiguita / de un viejo boticario / y el hijo de un comisario / todo el vento te sacó... Oliveira canturreaba el tango. (...) Lo bueno de todo esto –dijo Oliveira- es que no le damos calce al radioteatro. (...) Te prometo una cosa : acordarme de vos al último momento para que sea todavía más amargo. Un verdadero folletín, con tapas en tres colores. (...) Lloremos cara a cara, pero no ese hipo barato que se aprende en el cine. (...) Madre mía, desde los tiempos de Zola no se veía una escena semejante. 503

Horacio agit ici exactement comme le ferait le lecteur : il a modélisé ces scénarios par le passé et dès le début de la scène, il les infère et les applique sur l’action. Cela se transforme en ressort narratif puisqu’il s’efforce de s’inscrire hors de ces modèles. C’est très étrange car il semble être dans un jeu de compétition face à ces modèles, et ce tout au long de la scène, à laquelle il semble avoir peine à croire (les protagonistes se tordent de rire pendant leur rupture). La modélisation trouve ici son contre-emploi : elle agit comme un calque opaque qui empêche Horacio d’arriver à une résolution. Il ne remet jamais en cause son inférence erronée de départ (la Maga l’aurait trompé avec Gregorovius) et cela ne lui permet pas d’arriver au dénouement logique, qui serait la réconciliation. Au contraire, il semble assister impuissant au déroulement de la scène, tout comme un lecteur face au schéma actantiel d’un texte déjà écrit. D’ailleurs, de fait, la scène passe par toutes les étapes prévues par le scénario intertextuel : accusation d’infidélité, déni de l’infidélité, (fausse) violence physique 504 , (faux) aveux 505 , larmes, départ du conjoint. Face à Horacio, la Maga a, elle, l’intuition qu’il y a une autre raison cachée à la rupture (ce sont les « fleuves métaphysiques » où se noie Horacio) : après une évocation commune de leurs souvenirs heureux, la Maga procède seule à une nouvelle relecture (« Te tengo lástima (...) ahora me doy cuenta ») de ces souvenirs, c’est-à-dire des chapitres antérieurs, à la lumière de cette véritable raison. Pourtant, malgré cette démarche « juste », elle ne parvient pas à éviter le déroulement du topos.

Quelle est la conséquence de ceci sur le lecteur réel ? On le voit, il est dépossédé par les personnages de son rôle habituel ; il n’a pas à produire d’effort d’interprétation, il n’est que le témoin de cet effort : Horacio convoque pour lui les modèles du scénario intertextuel et les applique sur l’action, quant à la Maga, par la relecture critique de son souvenir, elle fait le lien entre les chapitres antérieurs et la scène présente. Le lecteur assiste à ces efforts d’interprétation et de modélisation tout comme à leur échec ; il est donc bien difficile pour lui de croire en cette illusion romanesque si insatisfaisante, où les personnages se tordent de rire pendant une rupture. D’autant plus que les véritables raisons de la rupture, connues par les personnages, restent pour lui dans le non-dit. Tout se joue dans ces trois répliques elliptiques :

‘- Ah, vos creés que...
- Un poco, sí. Pero mejor no volver a hablar.
- Tenés razón. Bueno, me parece que voy a dar una vuelta.  506
Notes
495.

Voir en cela la grille d’analyse proposée par Michel Picard dans La lecture comme jeu, 1986, Les éditions de Minuit.

496.

Y. LOTMAN, La structure du texte artistique, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1973, 415 pages. La citation est extraite des pages p.105 et 116. (cité par Picard, La lecture comme jeu, p. 264).

497.

U. ECO : Lector in fabula, p. 101 et suivantes.

498.

Ibid., p. 103.

499.

p. 269, c’est moi qui souligne. « Ils ont voulu donner un peu de maté à mon mari et alors… » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 274).

500.

Voir les études de El Inmoralista de Gide et de La Filosofía de la risa y del llanto de Stern.

501.

Tous les écarts face à ce scénario commun se doivent d’être spécifiés (don du corps à la science, crémation, enterrement sans fleurs ni couronnes, avis dans la presse spécifiant « cette annonce tient lieu de faire-part »…).

502.

« Horacio glissa sa main sous les draps, il lui fallut faire un terrible effort sur lui-même pour toucher le petit ventre de Rocamadour, les cuisses froides, plus haut il semblait y avoir un reste de chaleur mais non, le même froid partout. ‘Faire comme tout le monde, pensa Horacio. Crier allumer la lumière, sacrifier au tapage normal et obligatoire. Pourquoi ?’ mais c’est que peut-être il reste encore… ‘Alors ça veut dire que cet instinct ne me sert à rien, cette chose que je sais au fond de moi. Si je pousse un cri c’est de nouveau Berthe Trépat, de nouveau la stupide tentative, la pitié. Suivre le sentier battu, faire ce qu’on doit faire en pareil cas. Ah non, ça suffit. Pourquoi allumer la lumière et crier puisque je sais que cela ne sert à rien ? Comédien, parfait saligaud de comédien. La seule chose qu’on puisse faire c’est…’ » (Trad. L. G.-B., Marelle, p.158-159).

503.

Ces notations courent sur tout le chapitre 20, p. 93-103. La première phrase n’est pas traduite dans l’édition française, nous l’avons rétablie : « Tu parles comme dans les dialogues des meilleurs romans de chez nous. Maintenant, tu n’as plus qu’à rire à gorge déployée tellement tu me trouves grotesque (Trad. S.P.). (…) Después fuiste la amiguita / de un viejo boticario / y el hijo de un comisario / todo el vento te sacó... Oliveira chantonnait le tango (…). Le bon côté de cette histoire, dit Oliveira, c’est qu’elle ne verse pas dans le mélo. (…) Mais je te promets une chose, me souvenir de toi au dernier moment pour que ce me soit encore plus amer. Un véritable feuilleton avec couverture en couleur. (…) Pleurons face à face mais pas ce hoquet bon marché que l’on apprend au cinéma.(…) Juste ciel, depuis le père Zola, on n’avait pas vu pareille scène. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 92 à 100.)

504.

Sans le vouloir, Horacio relève trop brutalement une mèche de cheveux de la Maga ; elle réplique : « Es casi como si me hubieras pegado. » p. 95 (« C’est comme si tu m’avais frappée », Marelle p. 92).

505.

Lors d’une phase de réconciliation provisoire (p. 96-97), Oliveira demande, sur le mode du jeu : « Decime como hace el amor Ossip » (« Dis-moi comment Ossip fait l’amour »), et la Maga répond sur le même mode, enchaînant ensuite sur du glíglico : « Lo hace muy bien » (« Il le fait très bien »).

506.

Rayuela, p. 100. « –Ah, parce que tu crois que…/ –Un peu, oui. Mais il vaut mieux ne pas en reparler./ –Tu as raison. Bon, je crois que je vais faire un petit tour. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 97).