Lorsqu’un auteur écrit une histoire (roman ou nouvelle), il met en jeu des personnages qui seront le support de l’action mais aussi de la croyance du lecteur en ce qu’il lit 507 . Pour que cette croyance fonctionne, il faut que le lecteur puisse reconnaître la singularité de chaque personnage et lui attribuer une série de traits (le plus souvent psychologiques) qui lui permettront de motiver les actions de ce dernier, de les comprendre, de les reconnaître comme cohérentes et parfois même de les anticiper. Ainsi, la caractérisation sert à définir la singularité d’un personnage face aux autres et face au lecteur.
‘La caractérisation axiologique du personnage suit (…) deux voies possibles : elle est directe ou indirecte. Elle est directe lorsque le narrateur nous dit que X est courageux, généreux, etc. ; ou lorsque c’est un autre personnage qui le fait ; ou lorsque c’est le héros lui-même qui se décrit. Elle est indirecte lorsqu’il incombe au lecteur de tirer des conclusions, de nommer les qualités : soit à partir des actions dans lesquelles ce personnage est impliqué ; soit à la manière dont ce personnage (qui peut être le narrateur) perçoit les autres ou dont les autres le perçoivent (…). 508 ’Or, on sait que Cortázar récuse depuis longtemps le « psychologisme » romanesque 509 , comme le montre cette lettre de 1959 :
‘La verdad, la triste o hermosa verdad, es que cada vez me gustan menos las novelas, el arte novelesco tal como se lo practica en estos tiempos. Lo que estoy escribiendo ahora [Rayuela] será (si lo termino alguna vez) algo así como una antinovela, la tentativa de romper los moldes en que se petrifica ese género. Yo creo que la novela « psicológica » ha llegado a su término, y que si hemos de seguir escribiendo cosas que valgan la pena, hay que arrancar en otra dirección. (…) Es cierto que no podemos ya precindir de la psicología, de los personajes explorados minuciosamente ; pero la técnica de los Butor y las Nathalie Sarraute me aburren [sic] profundamente. Se quedan en la psicología exterior, auque crean ir muy al fondo. (…) Ahora bien : para quebrar esa cáscara de costumbres y vida cotidiana, los instrumentos literarios usuales ya no sirven. 510 ’Ainsi, cette « morelliana » du chapitre 116 peut être considérée comme le pendant de cette réflexion :
‘Basta de novelas hedónicas, premasticadas, con psicologías. Hay que tenderse al máximo, ser voyant como quería Rimbaud. El novelista hedónico no es más que un voyeur. Por otro lado, basta de técnicas puramente narrativas, de novelas ‘del comportamiento’, meros guiones de cine sin el rescate de las imágenes. (…) ¿Cómo contar sin maquillaje, sin guiñadas de ojo al lector? 511 ’On le comprend : pour raconter autrement, pour transmettre une psychologie nécessaire sans les ressorts usuels, il faudra à Cortázar réinventer en grande part les procédés de caractérisation des personnages. On comprend aussi qu’il refusera d’emblée la caractérisation directe de même qu’une caractérisation indirecte trop simple et basée sur de simples codes comportementaux, cette manière de faire rougir les jeunes héroïnes pour qu’elles soient timides…
Nous allons voir qu’il aura recours à un changement de support : les personnages ne vont pas être caractérisés en fonction de la diégèse en cours 512 . Cortázar préfère introduire un second plan : celui des lectures des personnages. Ainsi, au lieu de caractériser les personnages par leurs actions, il va le faire indirectement par leur manière de lire, laissant ainsi au lecteur réel le soin de reconnaître dans la singularité de chaque lecture une conscience particulière à l’œuvre.
La notion d’identification du lecteur au personnage a été efficacement renouvelée par Vincent Jouve avec le concept de « l’effet personnage » (L’effet personnage dans le roman, PUF, 1992).
O. DUCROT et J.-M. SCHAEFFER : Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, 1995, p. 758 (entrée « personnage »).
Voir en cela Obra crítica 2, en de maints endroits.
Cartas, p. 396-397. « La vérité, la triste, la belle vérité, c’est que j’aime de moins en moins les romans, l’art romanesque tel qu’il se pratique aujourd’hui. Ce que j’écris en ce moment [Marelle], ce sera (si je le termine un jour) quelque chose comme un antiroman, une tentative de casser les moules où se pétrifie le genre. Je crois que le roman « psychologique » touche à sa fin, et que si nous devons continuer à écrire des choses qui vaillent la peine, il faudra changer de cap. (…) Il est certain que nous ne pouvons plus nous passer de psychologie, de personnages minutieusement explorés ; mais la technique des Michel Butor et des Nathalie Sarraute m’ennuie profondément. Ils se contentent d’une psychologie extérieure, même s’ils croient aller au plus profond. (…) Toutefois, et voilà l’important : pour casser la coquille d’habitudes et de quotidien, les outils littéraires usuels ne servent plus. » (Trad. S.P.)
Rayuela, p. 481. « Assez de romans hédoniques prédigérés, avec de la psychologie. Il faut se tendre au maximum, être voyant comme le voulait Rimbaud. Le romancier hédoniste n’est rien de plus qu’un voyeur. Mais par ailleurs, assez de techniques purement descriptives, des romans « du comportement », simples scénarios de film sans même l’avantage des images. (…) Comment raconter sans cuisine, sans maquillage, sans clins d’œil au lecteur ? » (Trad. F. R. Marelle, p. 501.)
En effet, nous avons vu que l’action est d’une rare pauvreté dans Rayuela.