lecture et caractérisation dans Rayuela

Le procédé commence au chapitre 73, le premier dans l’ordre de lecture par sauts, avec ce paragraphe :

‘En uno de sus libros Morelli habla del napolitano que se pasó años sentado a la puerta de su casa mirando un tornillo en el suelo. Por la noche lo juntaba y lo ponía debajo del colchón. El tornillo fue primero risa, tomada de pelo, irritación comunal, junta de vecinos, signo de violación de los deberes cívicos, finalmente, encogimiento de hombros, la paz, el tornillo fue la paz, nadie podía pasar por la calle sin mirar de reojo el tornillo y sentir la paz. El tipo murió de un síncope, y el tornillo desapareció apenas acudieron los vecinos. Uno de ellos lo guarda, quizá lo saca en secreto y lo mira, vuelve a guardarlo y se va a la fábrica sintiendo algo que no comprende, una oscura reprobación. Sólo se calma cuando saca el tornillo y lo mira, se queda mirándolo hasta que oye pasos y tiene que guardarlo presuroso. Morelli pensaba que el tornillo debía ser otra cosa, un dios o algo así. Solución demasiado fácil. Quizá el error estuviera en aceptar que ese objeto era un tornillo por el hecho de que tenía la forma de un tornillo. Picasso toma un auto de juguete y lo convierte en el mentón de un cinocéfalo. A lo mejor el napolitano era un idiota pero también pudo ser el inventor de un mundo. Del tornillo a un ojo, de un ojo a una estrella… ¿Por qué entregarse a la Gran Costumbre ? 513

Ce chapitre a pour narrateur un « je » qui se définit lui-même comme lecteur : il a lu plusieurs livres d’un auteur nommé Morelli. Dans un de ces livres, il a lu une histoire particulièrement marquante qu’il rapporte dans la suite. La fonction qu’occupe sa lecture est particulière puisque, dans un premier temps, il se souvient de ce qu’il a lu : il ne s’agit donc pas d’une lecture pour passer le temps, dont l’argument sera oublié dès que l’on refermera le livre. Par ailleurs, ce souvenir de lecture est intégré à une réflexion plus vaste : le narrateur n’a pas pour but dans cette partie de parler des livres de Morelli, mais de parler de son rapport au monde. Il se sert donc de son souvenir de lecture comme argument ou comme exemple pour illustrer un discours. Ceci nous éclaire encore sur la fonction de la lecture pour ce narrateur : puisqu’il tire des enseignements de ses lectures, on peut considérer qu’il entretient avec la littérature des rapports cognitifs ; la littérature lui sert à comprendre le monde.

De plus, puisqu’il re-raconte l’épisode qu’il a lu, ce lecteur est à la fois un conteur ou un scripteur : pour lui lecture et écriture vont de paire. En dernier lieu, il raconte la fin de l’histoire telle qu’il l’a lue chez Morelli, il la critique et finit même par la réécrire en donnant une interprétation différente, presque une morale différente, à cette fable. On comprend ici qu’il s’agit d’un lecteur très exigeant vis-à-vis de ce qu’il lit, d’un lecteur très actif qui n’hésite pas à re-raconter à sa manière ce qui lui semble ne pas être satisfaisant dans un texte. On en déduit donc qu’il n’a pas le respect presque mystique qu’ont certaines personnes vis-à-vis de l’œuvre d’art, qui serait intouchable et parfaite : il construit au contraire une sorte de dialogue avec le texte qu’il lit. Pour lui, il semble que la pensée à l’œuvre dans un texte soit plus importante que le résultat final : ce qui lui importe dans la littérature, c’est une fois encore qu’elle serve à comprendre le monde, qu’elle soit une communication.

Ce narrateur est donc un lecteur de la quête ontologique, un lecteur insatisfait et passionné, chez qui pointe aussi le désir de se substituer à l’auteur en écrivant lui-même. On le voit, il s’agit bien ici d’un portrait psychologique de ce lecteur très particulier.

Cette première personne de narration du chapitre 73 va être évaluée par le lecteur comme équivalente à celle du chapitre 1, qui sera elle-même reconnue pour équivalente à la voix d’Horacio Oliveira, nous l’avons vu. Le portrait de lecteur du chapitre 73 est donc perçu comme un portrait d’Horacio Oliveira en tant que lecteur. Le lecteur réel procède ici à une nouvelle analogie et postule que si Horacio lit de cette manière, cela va aussi caractériser son comportement vis-à-vis de l’action. Et, en effet, il sera bien dans la diégèse un personnage de la quête, un personnage insatisfait et passionné, remettant toujours en question son  « pacte » avec le monde.

On le voit, au lieu de caractériser directement Horacio Oliveira (il était grand, maigre, timide…) et au lieu de le caractériser indirectement par un comportement révélateur de sa psychologie (son regard furetait sans cesse comme s’il cherchait quelque chose d’invisible à l’œil nu…), Cortázar le caractérise indirectement mais en tant que lecteur et non en tant qu’actant. Ce sera au lecteur réel d’en tirer les conclusions qu’il estime nécessaires quant à son comportement dans l’histoire.

Pour les autres personnages, il en va de même : Ossip, lors de sa première apparition, est présenté « chargé comme toujours d’une serviette bourrée de bouquins » 514 . C’est un érudit, c’est celui qui a lu, celui en qui la culture est infusée et digérée. Lorsqu’il parle, avec la Maga notamment, on constate l’étendue de sa culture et sa formulation conceptuelle très léchée : il procède par allusions à un bagage culturel qui lui semble naturel et partagé par tous –ce qui n’est pas toujours le cas 515 . Dans le passage suivant,  il est lui-même caractérisé par Horacio, en contraste avec Etienne et toujours en fonction de leur réception (non littéraire, ici) :

‘Por todo eso traigo las hojas secas a mi pieza y las sujeto en la pantalla de una lámpara. Viene Ossip, se queda dos horas y ni siquiera mira la lámpara. Al otro día aparece Etienne, y todavía la boina en la mano, Dis donc, c’est épatant, ça !, y levanta la lámpara, estudia las hojas, se entusiasma, Durero, las nervaduras, etcétera. Una misma situación y dos versiones… 516

On comprend ainsi que, si d’un côté Gregorovius a une culture très étendue qui lui permet de conceptualiser efficacement les choses, il est par ailleurs aveugle au monde. Etienne, quant à lui, n’appréhende pas le monde au travers de ses lectures : il voit d’abord et élabore ensuite une pensée en se servant de ses références intellectuelles (Dürer, dans ce passage), mais ce qui l’intéresse vraiment, c’est surtout le phénomène qu’il a vu au départ. L’opposition entre Etienne et Perico est ainsi évidente :

‘–Explicar, explicar –gruñía Etienne–. Ustedes si no nombran las cosas ni siquiera las ven. Y esto se llama perro y esto se llama casa, como decía el de Duino. Perico, hay que mostrar, no explicar. (…)
–Este animal cree que no hay más sentido que la vista y sus consecuencias –dijo Perico.
–La pintura es otra cosa que un producto visual –dijo Etienne. Yo pinto con todo el cuerpo, en ese sentido no soy tan diferente de tu Cervantes o tu Tirso de no sé cuanto. 517

Par opposition aux autres personnages, Perico semble avoir une culture très universitaire : il ne cite que les classiques espagnols, il lit des essais de Julián Marías 518 , des quantités de vers 519 , et est même présenté lisant (et non consultant) un dictionnaire 520 . Il semble croire que le Verbe peut expliquer le monde et que la Culture a une importance capitale. Il est d’ailleurs amusant de remarquer que le dictionnaire Gredos de l’espagnol d’Argentine note à l’entrée « perico » :

‘Loro, especialmente el doméstico que ha aprendido a hablar. 521

Ronald et Babs, quant à eux, sont caractérisés ainsi par Gregorovius :

‘Le gustaba Ronald por su anarquía, por Babs, por la forma en que se estaban matando minuciosamente sin importárseles nada, entregados a la lectura de Carson McCullers, de Miller, de Raymond Queneau, al jazz como un modesto ejercicio de liberación, al reconocimiento sin ambages de que los dos habían fracasado en las artes. 522

La lecture et la réception en général est donc ici une sorte de compensation face à une vie d’échec : ils s’adonnent à la lecture presque comme à un paradis artificiel.

Enfin, au chapitre 4, la Maga-lectrice est caractérisée en opposition à Horacio-lecteur :

‘Se paraban delante de una vidriera para leer los títulos de los libros. La Maga se ponía a preguntar, guiándose por los colores y las formas. Había que situarle a Flaubert, decirle que Montesquieu, explicarle cómo Raymond Radiguet, informarla sobre cuándo Théophile Gautier. La Maga escuchaba, dibujando con el dedo en la vidriera. (…)
– ¿Pero no te das cuenta que así no se aprende nada? –acababa por decirle–. Vos pretendes cultivarte en la calle, querida, no puede ser. Para eso abonate al Reader’s Digest. 523

On le voit nettement, face à Horacio qui a une grande expérience de la lecture et, par suite, une très bonne connaissance de l’histoire littéraire, la Maga, elle, est présentée comme une lectrice débutante qui ne possède pas les codes et se guide dans la « jungle » de la littérature de manière arbitraire (« par le format et la couleur »). Elle est également présentée comme n’étant pas autonome face au livre : elle a besoin qu’on lui explique didactiquement les repères littéraires, et elle écoute Horacio comme une enfant écouterait un cours. De plus, il semble qu’elle n’ait en rien un rapport cognitif à la littérature : les livres, c’est la culture et il y a un impératif à se cultiver. Tout ceci sera confirmé dans d’autres fragments, comme au chapitre 6 par exemple :

‘Les gustaba desafiar el peligro de no encontrarse, enfurruñados en un café o en un banco de plaza, leyendo-un-libro-más. La teoría del libro-más era de Olievira, y la Maga la había aceptado por pura ósmosis. En realidad para ella casi todos los libros eran libro-menos, hubiese querido llenarse de una inmensa sed y durante un tiempo infinito (calculable entre tres y cinco años) leer la opera omnia de Goethe, Homero, Dylan Thomas, Mauriac, Faulkner, Baudelaire, Roberto Arlt, San Augustín y otros autores cuyos nombres la sobresaltaban en las conversaciones del Club. (…) « Pero es que vos ya lo sabés », decía la Maga, resentida. Entonces él se tomaba el trabajo de señalarle la diferencia entre conocer y saber, y le proporcionaba ejercicios de indagación individual que la Maga no cumplía y que la desesperaban.
De acuerdo en este terreno no lo estarían nunca, se citaban por ahí y casi siempre se encontraban. 524

Nous sommes donc dans une caractérisation négative de la Maga face à la lecture : c’est une mauvaise lectrice qui a un rapport très idéalisé à la littérature. Mais cela caractérise aussi la relation Horacio-Maga : leur terrain commun n’est pas la lecture mais un certain rapport au monde. En réalité, la Maga sert de négatif à la plupart des autres personnages : c’est la seule qui soit mauvaise lectrice, la seule aussi dont la caractérisation en tant que lectrice ne soit pas suffisante : c’est la seule qui ait un contact direct au monde, dans une sorte de rapport poétique qui s’ignore.

A Buenos Aires, les personnages sont encore davantage caractérisés par leurs lectures : tous sont des lecteurs, même les personnages secondaires. Le procédé est donc encore plus systématique. Ainsi, dès le chapitre 37, on trouve un portrait de Talita et de Traveler en lecteurs :

‘Cuando Talita, lectora de enciclopedias, se interesaba por los pueblos nómades, y las culturas transhumantes, Traveler gruñía y hacía un elogio insincero del patio con geranio, el catre y el no te salgas del rincón donde empezó tu existencia. Entre mate y mate sacaba a relucir una sapiencia que impresionaba a su mujer, pero se lo veía demasiado dispuesto a persuadir. 525

Traveler, celui qui n’a jamais voyagé, appréhende ses lectures comme une manière de voyage : il est très cultivé mais la littérature est semble-t-il moins importante que la réalité (il donnerait sans doute tous ses livres contre un voyage en Europe). Face à lui, Talita est une lectrice peut-être moins cultivée mais très curieuse. On voit aussi à d’autres endroits (au chapitre 133 par exemple, lorsqu’ils lisent de concert Ceferino Piriz) que leurs lectures sont communes, comiques et appartiennent en plein à leur relation amoureuse 526 .

Le passage suivant caractérise aussi la longue complicité d’Horacio et de Traveler par le biais de la lecture :

‘A la hora del café con caña Mariposa una tácita reconciliación los acercaba a textos venerados, a números agotadísimos de unas revistas esotéricas, tesoros cosmológicos que se sentían necesitados de asimilar como una especie de preludio a la nueva vida. De piantados hablaban mucho, porque tanto Traveler como Oliveira habían condescendido a sacar papeles viejos y exhibir parte de su colección de fenómenos, iniciada en común cuando incurrían en una bien olvidada Facultad y proseguida por separado. 527

On découvre donc ici un nouveau visage d’Horacio et de Traveler : ce sont des collectionneurs, qui ne « condescendent » à se montrer qu’une partie de leurs trésors : voilà mises en scène aussi bien leur complicité que leur muette rivalité. Dans la suite du texte, Talita-lectrice gagne sa place dans cette relation très exclusive :

‘El estudio de estos documentos les llevaba sus buenas sobremesas, y Talita se había ganado el derecho de participación gracias a sus números de Renovigo (Periódiko Rebolusionario Bilingue), publicación mexicana en lengua ispamerikana de la editorial Lumen, y en que un montón de locos trabajaban con resultados exaltantes. 528

Dès lors, la lecture est le symbole de la relation amoureuse Traveler-Talita, elle est aussi celui de la complice rivalité entre Horacio et Traveler et, enfin, elle est le liant du triangle Traveler-Talita-Horacio.

Mais les personnages secondaires sont aussi des lecteurs : Remorino est un fin connaisseur de Roberto Arlt 529 , Gekrepten lit la revue El Idilio pour passer le temps et pour garder la cohérence de son monde 530 , la Señora de Gutusso lit Confesiones de Ivonne Guitry et aime par-dessus tout posséder les livres 531 , Don Crespo s’essaye à lire Antoine et Cléopâtre de Shakespeare pour s’occuper mais, étant un lecteur peu habitué à l’expression littéraire, il n’en saisit pas un traître mot 532 .

On voit donc clairement que la lecture caractérise les personnages ainsi que leurs relations. Mais cela va plus loin : Cortázar dresse aussi un portrait du monde selon la réception, à la manière de la sociologie de la lecture. Ainsi, on lit au chapitre 6 :

‘A eso Oliveira respondía con un desdeñoso encoger de hombros, y hablaba de las deformaciones rioplatenses, de una raza de lectores a fulltime, de bibliotecas pululantes de marisabidillas infieles al sol y al amor, de casas donde el olor de la tinta de imprenta acababa con la alegría del ajo. 533

Le chapitre 21 est plus complexe : il commence par une caractérisation de la réception d’Horacio en contraste avec les modes parisiennes « actuelles » (c’est-à-dire contemporaines de Rayuela) en matière de littérature :

‘Rodeado de chicos con tricotas y muchachas deliciosamente mugrientas bajo el vapor de los café-crème de Saint-Germain-des-Prés, que leen a Durrell, a Beauvoir, a Douassot, a Queneau, a Sarraute, estoy yo un argentino afrancesado (horror horror), ya fuera de la moda adolescente, del cool, con en las manos Êtes-vous fous ? de René Crevel, con en la memoria todo el surrealismo, con en la pelvis el signo de Antonin Artaud, con en las orejas las Ionisations de Edgar Varèse, con en los ojos Picasso (pero parece que yo soy un Mondrian, me lo han dicho). 534

Quelques lignes plus loin, Horacio se demande quelles sont les lectures et les conversations actuelles chez les jeunes argentins : il se rend compte qu’il n’en a aucune idée, qu’il n’appartient plus à la communauté des lecteurs en Argentine, ce qui met en scène toute la problématique identitaire de ce personnage. Logiquement, quand il revient en Argentine dans la seconde partie, il se « met à jour sans joie en matière de littérature nationale » et nous assistons là encore à une sociologie de la réception à Buenos Aires 535 .

Quel est l’impact de tout ceci sur le lecteur réel ? Dans un premier temps, cela lui permet d’appréhender psychologiquement les personnages de manière très fine sans pour autant avoir eu à lire des portraits psychologiques directs et assez fastidieux. D’autre part, pour pouvoir réaliser cela, le lecteur réel a dû mettre en branle toute son Encyclopédie, c’est-à-dire ses notions d’histoire littéraire et l’appréciation qu’il en a. Ainsi, pour comprendre l’émotion d’Horacio lorsqu’il apprend que Remorino est un fervent lecteur de Roberto Arlt, il faut savoir que cet auteur était bien souvent méprisé par une majorité de lecteurs en Argentine, à cause de son usage du lunfardo et de ses portraits d’un Buenos Aires marginal que personne n’avait envie de regarder en face. Dès lors, savoir que Remorino aime Arlt signifie que ce personnage est curieux, qu’il ne s’en tient pas à l’avis général, qu’il sait aimer ce que les autres méprisent, en un mot, qu’il y a une conscience intéressante qui bat sous ce personnage secondaire.

Il faut pourtant remarquer que tous les lecteurs de Rayuela ne possèdent pas cette référence à Arlt, surtout lorsqu’ils lisent ce livre en traduction (nous pensons par exemple au lecteur francophone qui ne pourra lire Arlt en français qu’à partir de 1981 536 ). Ne pas connaître cet auteur n’implique pas pour autant une illisibilité de ce passage du chapitre 127 : le portrait psychologique de Remorino sera moins complexe, mais ce lecteur comprendra tout de même l’essentiel, à savoir qu’il existe à travers cette lecture une complicité entre lui, Horacio et Traveler. Le recours à l’Encyclopédie n’est donc pas exclusif et ne rend pas Rayuela élitiste ; c’est sans doute pourquoi tant de jeunes lisent ce livre avec passion même s’il ne possèdent pas tous les codes de l’Encyclopédie.

Notes
513.

Rayuela, p. 389. « Dans l’un de ses livres, Morelli parle du Napolitain qui resta des années assis au seuil de sa maison à regarder une vis par terre. La nuit, il la ramassait et la mettait sous son matelas. Cette vis provoqua d’abord les rires, les moqueries, l’irritation dans le quartier, conciliabules entre voisins, cette vis était une évidente violation des devoirs civiques, puis finalement haussement d’épaules, la paix, la vis fut la paix, personne ne pouvait passer dans la rue sans la regarder à la dérobée et sentir qu’elle était la paix. Le type mourut d’une syncope, et la vis disparut dès l’arrivée des voisins. L’un d’eux s’en est emparé, peut-être la sort-il en cachette et la regarde-t-il, puis il la range de nouveau et se rend à l’usine en éprouvant un sentiment qu’il ne comprend pas, une obscure réprobation. Il ne retrouve son calme que lorsqu’il peut la regarder à nouveau, il reste à la contempler jusqu’à ce qu’il entende des pas et doive la cacher. Morelli pensait que la vis devait être autre chose, un dieu ou quelque chose de ce genre. Solution trop facile. Peut-être l’erreur consistait-elle à accepter que cet objet fût une vis par le simple fait qu’elle avait la forme d’une vis. Picasso prend un jouet d’enfant, une automobile, et la transforme en menton de cynocéphale. Le Napolitain était peut-être un imbécile, mais il eût pu aussi bien être l’inventeur d’un monde. Une vis puis un œil, un œil puis une étoile… Pourquoi s’en tenir à la Grande Habitude ? » (Trad. F. R., Marelle, p. 398).

514.

au chapitre 9, Rayuela, p. 50.

515.

Gregorovius et la Maga sont souvent présentés discutant ensemble de littérature (chapitres 11, 17, 25, 26, 28…) et à chaque fois, le scénario de la caractérisation par contraste est le même : Gregorovius fait référence à des auteurs célèbres de manière naturelle ; la Maga ne comprend pas et Gregorovius finit par lui expliquer à contre-coeur. Ce procédé permet de souligner à la fois l’érudition de Gregorovius et l’ignorance de la Maga.

516.

Rayuela, chapitre 84, p. 408. La dernière phrase a été omise dans la traduction ; nous la rétablissons ici. « C’est pourquoi j’emporte les feuilles mortes dans ma chambre et je les fixe sur mon abat-jour. Ossip arrive, reste deux heures et ne remarque rien. Etienne vient, l’autre jour et, le béret à la main : Dis donc, c’est épatant ça, et il soulève la lampe, étudie les feuilles, s’enthousiasme, Dürer, les nervures, etc. [une même situation, deux versions…] » (Marelle, p. 420, Trad. L. G.-B.)

517.

Rayuela, p. 48-49. « –Expliquer, expliquer, grognait Etienne. Vous, si vous ne nommez pas les choses, vous ne les voyez même pas. Et ceci s’appelle un chien, et ceci s’appelle une maison, comme disait l’autre de Duino. Perico, il faut montrer, pas expliquer. Je peins donc je suis. (…)/ –Cet animal croit qu’il n’y a pas d’autre sens que la vue et ses conséquences./ –La peinture est autre chose qu’un produit visuel, dit Etienne. Je peins avec tout mon corps et en ce sens, je ne suis pas tellement différent de ton Cervantes ou de ton Tirso je ne sais quoi. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 44-45).

518.

au chapitre 10, p. 53.

519.

au chapitre 99, p. 444.

520.

au chapitre 13, p. 64.

521.

« Perroquet, en particulier le perroquet domestique, qui a appris à parler. » (Trad. S.P.)

522.

Rayuela, chapitre 12, p. 57. « Ronald lui plaisait à cause de son anarchie, à cause de Babs, à cause de la façon dont ils étaient en train de se tuer à petit feu sans y prendre garde, livrés à la lecture de Carson McCullers, de Miller et de Queneau, au jazz comme modeste exercice de libération, à la constatation brutale qu’ils avaient tous les deux échoué dans leur art. » (Trad. L. G.-B., Marelle, p. 53).

523.

Rayuela, p. 36. « Ils s’arrêtaient devant une vitrine pour lire les titres des livres. La Sibylle posait des questions en se laissant guider par le format et la couleur. Il fallait lui situer Flaubert, lui dire que Montesquieu, lui expliquer comment Raymond Radiguet. La Sibylle écoutait en traçant des dessins avec son doigt sur la vitre./ –Mais enfin, tu te rends bien compte que tu n’apprendras jamais rien comme ça, finissait par dire Oliveira. Tu prétends te cultiver dans la rue, c’est impossible, ma chérie, ou alors abonne-toi au Reader’s Digest. » (Marelle, p. 32-33, Trad. L. G.-B.)

524.

Rayuela, p. 43. « Ils aimaient défier le risque de ne pas se retrouver, de passer la journée seuls, furieux, au fond d’un café ou sur le banc d’une place, lisant-un-livre-de-plus. La théorie du livre de plus était d’Oliveira et la Sibylle l’avait acceptée par simple osmose. En réalité, pour elle, presque tous les livres étaient un livre-de-moins, elle aurait aimé se remplir d’une soif immense et, pendant un temps infini (qui variait de trois à cinq ans), lire toute l’œuvre de Goethe, d’Homère, de Dylan Thomas, de Faulkner, de Baudelaire, de Roberto Arlt, de saint Augustin et de nombreux autres dont les noms l’arrêtaient dans les discutions du Club. (…)/ « Bien sûr, toi, tu le sais déjà », disait la Sibylle avec rancœur. Alors il prenait la peine de lui montrer la différence entre savoir et connaître et il lui proposait des exercices d’investigation personnelle qu’elle ne suivait pas et qui la désespéraient./ S’étant mis d’accord que sur ce point, ils ne le seraient jamais, ils se donnaient rendez-vous par ici ou par là et se rencontraient presque toujours. » (Marelle, p. 39-40, Trad. L. G.-B.)

525.

Rayuela, p. 227. « Lorsque Talita, grande lectrice d’encyclopédies, s’intéressait aux peuples nomades et aux civilisations de la transhumance, Traveler grognait et faisait l’éloge peu sincère du patio avec ses géraniums, du plumard et du reste fidèle au lieu de ta naissance. Entre deux matés, il se targuait d’une sagesse qui impressionnait sa femme, mais on le sentait trop acharné à persuader. » (Marelle, p. 231, Trad. L. G.-B.)

526.

Il faut ainsi souligner qu’au chapitre 44, Traveler lit seul le Liber Penitentialis ; Talita le découvre et lui dit, comme s’il s’agissait d’une infidélité : « Vos me escondés tus lecturas, es la primera vez que ocurre desde que nos casamos ». (« Tu me caches tes lectures, c’est la première fois que cela t’arrive depuis notre mariage. » Marelle, p. 282, Trad. L. G.-B.)

527.

Chapitre 49, p. 301-302. « A l’heure du café suivi d’un cognac Mariposa, une réconciliation tacite les réunissait autour de textes vénérés, d’exemplaires tout à fait uniques de revues ésotériques devenues introuvables, trésors cosmologiques qu’ils se sentaient poussés à assimiler comme une sorte de prélude à leur nouvelle vie. Ils parlaient beaucoup de cinoques aussi, car Oliveira comme Traveler avaient condescendu à sortir de vieilles notes et à exhiber une partie de leur collection de phénomènes commencée en commun dans une faculté oubliée et continuée ensuite chacun pour son propre compte. » (Marelle, p. 306-307, Trad. L. G.-B.)

528.

« L’étude de ces documents occupait une bonne partie de l’après-midi et Talita avait gagné un droit de participation grâce à ses numéros de Renovigo (Journal Révolusionaire Biling), publication mexicaine en langue ispamérikaine des Editions Lumen, à laquelle collaborait un tas de fous avec des résultats exaltants. » (Marelle, p. 307, Trad. L. G.-B.)

529.

Chapitre 127, p. 499.

530.

Voir Rayuela, chapitre 41, p. 259, et chapitre 72, p. 387.

531.

« A mí los libros me gusta tenerlos cerca », chapitre 46, p. 290 (« mes livres j’aime bien les avoir près de moi » Marelle, p. 295).

532.

Cette lecture décalée court sur tout le chapitre 46 : n’ayant pas l’Encyclopédie requise et ne comprenant donc pas le code, il prend les personnages pour des fous : il ignore la litote « dormir » signifiant « mourir » ; dès lors il ne comprend pas que Cléopâtre prenne de la mandragore pour dormir.

533.

Rayuela, p. 43. « A quoi Oliveira répondait d’un haussement d’épaule dédaigneux et parlait de déformation argentine, d’une race de lecteurs à plein temps, de bibliothèques regorgeant de bas-bleus infidèles au soleil et à l’amour, de maisons où l’odeur de l’imprimerie chassait l’allégresse de l’ail. » (Marelle, p. 39, Trad. L. G.-B.)

534.

Rayuela, p. 104. « Entouré de garçons en pull-overs et de filles délicieusement crasseuses dans la vapeur des cafés crèmes de Saint-Germain-des-Prés, de jeunes gens qui lisent Durrell, Beauvoir, Duras, Douassot, Queneau, Sarraute, je suis, moi, un Argentin francisé (horreur, horreur), en marge de la mode adolescente, du cool, ayant anachroniquement dans les mains un Êtes-vous fous ? de René Crevel, dans la mémoire le surréalisme, sur le ventre le signe d’Antonin Artaud, dans les oreilles les Ionisations de Varèse et dans les yeux Picasso (bien que je sois un Mondrian, d’après ce qu’on m’a dit). » (Marelle, p. 101, Trad. L. G.-B.)

535.

Toutes ces références courent sur le chapitre 40.

536.

Il faut en effet attendre 1981 pour voir un roman de Roberto Arlt traduit en français : Los Siete Locos de 1929, traduit sous le titre Les Sept Fous.