A la fin du chapitre 31, Horacio retourne chez la Maga, après la mort de Rocamadour et la disparition de celle-ci :
‘Sentado en la cama miró los papeles del cajón de la mesa de luz. Una novela de Pérez Galdós, una factura de la farmacia. (…) Unos papeles borroneados con lápiz. (…) Una novela de Galdós, qué idea. Cuando no era Vicki Baum era Roger Martin du Gard, y de ahí el salto inexplicable a Tristan l’Hermite, horas enteras repitiendo por cualquier motivo « les rêves de l’eau qui songe », o una plaqueta con pantungs, o los relatos de Schwitters, una especie de rescate, de penitencia en lo más exquisito y sigiloso, hasta de golpe recaer en John Dos Pasos y pasarse cinco días tragando enormes raciones de letra impresa.Horacio est donc en train de passer en revue les effets personnels de la Maga, en même temps qu’il se remémore ses habitudes de lectrice. Il finit par trouver une lettre, nous dit le texte. Ici se conclue le chapitre 31. Le chapitre 32 commence ainsi :
‘Bebé Rocamadour, bebé, bebé. Rocamadour:Le lecteur devine qu’il se trouve face à la lettre découverte par Horacio dans le chapitre 31 : cette lettre est adressée à Rocamadour et écrite par sa mère (« tu mamá es una pavota »), c’est-à-dire la Maga. Le lecteur a donc procédé à l’analogie : papiers griffonnés du chapitre 31 = texte du chapitre 32 ; dès lors, il ne va pas lire cette lettre de manière neutre et indépendamment de la diégèse. Tout au contraire, il va décoder le message à un double niveau : il lira le contenu de la lettre, mais il va aussi imaginer la lecture qu’est en train d’en faire Horacio dans la diégèse.
Ceci va d’abord lui demander un effort de contextualisation : il va convoquer son souvenir de lecture des chapitres précédents, en reconstituer la linéarité et situer dans la diégèse le moment où cette lettre a été écrite. La Maga écrit à son fils alors qu’il est encore en vie, et la scène se situe même avant sa maladie, puisqu’il habite encore chez sa nourrice 540 . Le moment de l’écriture appartient donc à un temps heureux, un temps révolu au moment où Horacio trouve cette lettre. C’est ce décalage temporel qui crée tout le pathos de la situation : le lecteur réel lit la lettre par-dessus l’épaule d’Horacio en quelque sorte, et, du fait de ce décalage temporel, il partage son émotion (il infère cette émotion, en réalité). Ainsi, l’épisode de la visite chez la nourrice prend un sens très amer : on imagine qu’Horacio s’en veut d’avoir voulu rentrer à Paris, empêchant ainsi la Maga de profiter pleinement des derniers instants de bonheur avec son fils. Par ailleurs, on imagine son serrement de gorge lorsqu’il lit : « il t’a montré comment le petit lapin remuait ses oreilles ; il était beau à ce moment-là ; Horacio, je veux dire ; un jour, tu comprendras, Rocamadour. ». Cette vision idyllique de lui-même en « père » d’un Rocamadour à présent mort est réellement pathétique. De même, la suite de la lettre parle d’un temps mythique où les personnages étaient heureux dans un Paris fabuleux : pour Horacio, cela prend le ton de l’ironie tragique la plus noire ; plus rien n’existe de ce passé rayonnant au moment où Horacio lit la lettre. Cette dernière se termine par un auto-portrait de la Maga :
‘te escribo esta carta porque no sé, porque a lo mejor soy mala o estoy enferma o un poco idiota, no mucho, un poco pero eso es terrible, la sola idea me da cólicos, tengo completamente metidos para adentro los dedos de los pies (…). 541 ’Et l’on repense à toutes les fois où, dans Rayuela, la relation Horacio-Maga est mise en scène et où Horacio tient lieu de professeur un peu méprisant pour une Maga trop naïve… On imagine alors qu’Horacio se sent coupable ou qu’il regrette de n’avoir pas plus dit à la Maga combien il l’admirait pour sa relation directe avec les choses. On le voit, cette lecture est très sentimentale et très efficace : le lecteur compatit réellement vis-à-vis d’Horacio. Mais ce recours est aussi extrêmement économique, car rien dans la lettre du texte n’impose cette lecture : tout se joue dans la mise en scène du contexte, dans la métalecture imaginée par le lecteur réel.
Prenons un peu de distance et arrêtons-nous sur ce principe d’une métalecture implicite : pour que cela puisse fonctionner, pour que l’on ait cette impression de lire par-dessus l’épaule d’Horacio, il faut que l’on ait bien modélisé les particularités de sa lecture. En effet, nous avons vu qu’Horacio est caractérisé à maintes reprises par sa manière très particulière de lire un texte, si bien que cela devient presque un emblème. Ainsi, par la répétition, le lecteur a acquis le modèle de la lecture d’Horacio, si bien qu’il est capable de l’inférer, de la pasticher, en quelque sorte. Ceci signifie que le lecteur réel a appris à lire comme Horacio ; qu’il a modélisé une nouvelle manière de lire et qu’il est capable de l’appliquer sur un texte de manière autonome.
Ainsi, si le lecteur réel a en effet bien modélisé la manière de lire d’Horacio, il sait que ce sentimentalisme lui est désagréable, qu’il est forcément accompagné d’une vision très critique, en un mot, que la lecture de cette lettre a dû provoquer un conflit chez Horacio entre ce qu’il ressent et ce qu’il se permet de ressentir. Ceci éclaire singulièrement les premières lignes du chapitre suivant :
‘« [Gregorovius] Me ha dejado solo a propósito », pensó Oliveira, abriendo y cerrando el cajón de la mesa de luz. « Una delicadeza o una guachada, depende de cómo se lo mire. » 542 ’On voit donc que le procédé d’une métalecture implicite permet de mettre en scène efficacement et de manière complexe une situation pathétique, sans les recours psychologiques habituels de plongée dans l’intériorité des personnages. Par ailleurs, ce procédé suppose que le lecteur ait appris à lire à la manière du personnage qui fait l’objet d’une métalecture implicite. Ceci a une grande importance, nous le verrons par la suite.
Rayuela, p. 195-196. « Assis sur le lit, il regarda les papiers du tiroir de la table de nuit. Un roman de Perez Galdos, une facture de la pharmacie. (…) Plusieurs feuilles écrites au crayon. (…) Un roman de Galdos, quelle idée. Quand ce n’était pas Vicki Baum, c’était Roger Martin du Gard, et de là, parfois, un saut inexplicable à Tristan l’Hermite, des heures entières à répéter à propos de n’importe quoi « les rêves de l’eau qui songe », ou une plaquette de pantouns, ou les récits de Schwitters, une sorte de rachat, de pénitence dans le plus exquis et le plus secret, après quoi elle sombrait à nouveau dans Dos Pasos et passait cinq jours à avaler d’énormes rations de lettres imprimées./ Les feuilles écrites au crayon étaient une sorte de lettre. » (Marelle, p. 197, Trad. L. G.-B.)
Rayuela, p. 197. « Bébé Rocamadour, bébé, mon bébé. Rocamadour./ Rocamadour, je sais que c’est comme un miroir. Tu es en train de dormir ou de regarder tes pieds. Et moi ici, je tiens un miroir et je crois que c’est toi. Mais je ne le crois pas, je t’écris parce que tu ne sais pas lire. Si tu savais lire, je ne t’écrirais pas ou je t’écrirais des choses importantes. Un jour viendra où je serai obligée de t’écrire d’être sage et de bien te couvrir. Cela me paraît incroyable, Rocamadour, qu’un jour. Cette fois, je t’écris simplement sur le miroir, de temps en temps, il faut que j’essuie mon doigt parce qu’il se mouille de larmes. Pourquoi, Rocamadour ? Je ne suis pas triste, pourtant. Ta maman est une bécasse, j’ai laissé déborder le borsch que j’avais fait pour Horacio ; tu sais qui est Horacio, Rocamadour, le monsieur qui t’a apporté dimanche le petit lapin en velours et qui s’ennuyait beaucoup parce que toi et moi, on avait des tas de choses à se dire et lui il voulait revenir à Paris ; et quand tu t’es mis à pleurer, il t’a montré comment le petit lapin remuait ses oreilles ; il était beau à ce moment-là ; Horacio, je veux dire ; un jour, tu comprendras, Rocamadour. » (Marelle, p. 198, Trad. L. G.-B.)
Lorsqu’il tombe malade, la Maga le prend avec elle.
Rayuela, p. 200. « je t’écris cette lettre parce que je ne sais pas, parce que je me trompe peut-être, parce que je suis peut-être mauvaise ou peut-être malade ou un peu idiote, pas beaucoup, un peu seulement mais c’est terrible ça, la seule idée me donne la colique, me fait rentrer la tête dans les épaules (…). » (Marelle, p. 201, Trad. L. G.-B.)
Rayuela, p. 201. « [Gregorovius] m’a laissé seul exprès, pensa Oliveira en ouvrant et en refermant le tiroir de la table de nuit. Par délicatesse ou pour me jouer un tour de cochon, ça dépend comment on considère la chose. » (Marelle, p. 202, Trad. L. G.-B.)