Rayuela propose à son lecteur, entre autres particularités, de voir les personnages en train de lire, c’est-à-dire qu’elle présente à la fois le texte lu et la lecture que le personnage en fait. C’est notamment le cas au chapitre 34 : Horacio est toujours chez la Maga, il vient de lire la lettre à Rocamadour (chapitre 32) et d’en tirer une série de réflexions, sur le thème de la pitié notamment, tout en feuilletant distraitement le roman qu’il a trouvé dans la table de nuit (chapitre 33). Le chapitre 34 commence ainsi :
| ‘En septiembre del 80, pocos meses después del fallecimien-’ ‘Y las cosas que lee, una novela, mal escrita, para colmo’ ‘to de mi padre, resolví apartarme de los negocios, cediéndolos’ ‘una edición infecta, uno se pregunta cómo puede interesarle’ ‘a otra casa extractora de Jerez tan acreditada como la mía;’ ‘algo así. Pensar que se ha pasado horas enteras devorando’ ‘realicé los créditos que pude, arrendé los predios, traspasé’ ‘esta sopa fría y desabrida, tantas otras lecturas increíbles,’ ‘las bodegas y sus existencias, y me fui a vivir a Madrid.’ ‘ Elle y France Soir, los tristes magazines que le prestaba’ ‘Mi tío (primo carnal de mi padre), don Rafael Bueno de’ ‘Babs. Y me fui a vivir a Madrid, me imagino que después’ ‘Guzmán y Ataide, quiso albergarme en su casa; mas yo me’ ‘de tragarse cinco o seis páginas uno acaba por engranar y ya’ ‘resistí a ello por no perder mi independencia. Por fin supe’ ‘no puede dejar de leer, un poco como no se puede dejar’ ‘hallar un término de conciliación, combinando mi cómoda’ ‘de dormir o de mear, servidumbres o látigos o babas.’ ‘libertad con el hospitalario deseo de mi pariente (…).’ |
Le lecteur réel est d’abord déstabilisé par ce texte incohérent, qui ne fait pas sens d’une ligne à l’autre 543 . Il le relit en se demandant s’il n’y a pas eu une erreur à l’impression, et finit par découvrir la clé de cette charade, le code qui permet de lire du sens ; c’est la mise en page des deux premières lignes qui le met sur la piste : elles sont toutes deux en retrait, comme s’il s’agissait de deux débuts de paragraphe. Une fois le code découvert (il faut lire une ligne sur deux), il comprend la portée de ce texte par rapport à ce qu’il vient de lire dans la diégèse : Horacio est en train de lire le roman de Pérez Galdós qu’il a trouvé dans la table de nuit de la Maga. La première ligne représente donc le texte de Galdós tandis que la seconde transcrit les pensées d’Horacio pendant qu’il lit ce texte.
Nous sommes donc clairement face à une métalecture, puisque nous pouvons comparer le texte lu par Horacio, la lecture qu’il en fait et notre propre appréhension du texte de Galdós. Replaçons cela dans la problématique de l’illusion romanesque : le lecteur réel est ici confronté à une crise profonde des codes romanesques habituels. Ses habitudes de lecture sont radicalement bouleversées puisque la graphie de ce chapitre remet en cause son déchiffrement automatisé du code écrit. Ce brouillage l’amène à sortir de l’illusion puisqu’il va émettre l’hypothèse que le livre a été mal imprimé : c’est une manière de souligner qu’il n’est jamais qu’en présence d’une illusion, d’un texte imprimé qui n’existe que dans la mesure où le lecteur accepte d’y croire. Ceci correspond très précisément au processus de la théâtralisation chez Brecht, qui vise à distancier le lecteur de l’illusion à laquelle il assiste :
‘Brecht construit une série de signes chargés d’assurer le spectateur qu’il est bien au théâtre. (…) A l’intérieur de l’espace scénique se construit (…) une zone privilégiée où le théâtre se dit comme tel (tréteaux, chansons, chœur, adresse au spectateur). On sait après Freud que, lorsqu’on rêve qu’on rêve, le rêve intérieur au rêve dit la vérité. Par une double dénégation, le rêve d’un rêve, c’est le vrai. De même, le « théâtre dans le théâtre » dit non le réel, mais le vrai, changeant le signe de l’illusion et dénonçant celle-ci dans le contexte scénique qui l’entoure. 544 ’Comment ne pas penser en cela à cette phrase de Cortázar, dans le chapitre 79 ?
‘Usar la novela como se usa un revólver para defender la paz, cambiando su signo. 545 ’Nous comprenons ainsi qu’en sapant l’illusion romanesque, Cortázar vise à défendre et remotiver la fonction cognitive de la littérature. Tout comme Brecht attaquait la passivité du spectateur dans le théâtre à l’italienne 546 , Cortázar remet en question le rapport passif du lecteur à l’illusion romanesque 547 .
Pourtant, et c’est en cela qu’il s’agit bien d’une distanciation, ce brouillage n’annule pas la compréhension de l’histoire par le lecteur réel, tout au contraire.
En effet, le chapitre 34 est un carrefour essentiel pour le devenir d’Horacio. Dans ce passage, il ne lit pas seulement le texte de Galdós : il essaie de reconstituer (d’inférer) la lecture qu’en avait la Maga ; en réalité, il cherche à retrouver la Maga en lisant son livre. Ainsi, il commence par faire un portrait de la Maga en lectrice, en contraste avec le lecteur confirmé qu’il est, lui. Remarquons que, grâce au miroir du texte de Galdós, il parle à la Maga à la deuxième personne, comme si elle était là, mais qu’il le fait toutefois au passé (nous ne copions pas le texte intercalé de Galdós) :
‘¿De qué está hablando el tipo? Por ahí acaba de mencionar a París y Londres, habla de gustos y fortunas, ya ves, Maga, ya ves, ahora estos ojos se arrastran irónicos por donde vos andabas emocionada, convencida de que te estabas cultivando una barbaridad porque leías a un novelista español con foto en la contrapa, pero justamente el tipo habla de tufillo de cultura europea, vos estabas convencida de que esas lecturas te permitían comprender el micro y el macrocosmos, casi siempre bastaba que yo llegara para que sacases del cajón de tu mesa –porque tenías una mesa de trabajo, eso no podía faltar nunca aunque jamás me enteré de qué clase de trabajos podías hacer en esta mesa–, sí, del cajón sacabas la plaqueta con poemas de Tristan L’Hermite, por ejemplo, o una disertación de Boris de Schloezer, y me las mostrabas con el aire indeciso y a la vez ufano de quien ha comprado grandes cosas y sa va a poner a leerlas enseguida. 548 ’Après ce portrait en contraste, il arrive à cette idée-clé sur leur relation :
‘vos esperabas que yo me sentara a tu lado y te explicara, te alentara, hiciera lo que toda mujer espera que un hombre haga con ella, le arrolle despacito un piolín en la cintura y zás le mande zumbando y dando vueltas, le dé el impulso que la arranque a su tendencia a tejer pulóvers o a hablar, hablar, interminablement hablar de las muchas materias de la nada. Mira si soy monstruoso, qué tengo yo para jactarme, ni a vos te tengo ya porque estaba bien decidido que tenía que perderte (ni siquiera perderte, antes hubiera tenido que ganarte) (…). 549 ’Horacio revient donc sur son « positionnement » passé face à la Maga, fait un bilan et admet implicitement son amour, son erreur et son malheur actuel. Le miroir du texte de Galdós l’amène ainsi à bouleverser sa conception de la relation :
‘Oí, esto sólo para vos, para que no se lo cuentes a nadie. Maga, el molde hueco era yo, vos temblabas, pura y libre como una llama, como un río de mercurio, como el primer canto de pájaro cuando rompe el alba, y es dulce decírtelo con las palabras que te fascinaban porque no creías que existieran fuera de los poemas, y que tuviéramos derecho a emplearlas. 550 ’Horacio instaure ici une nouvelle relation avec la Maga, une relation au présent (« Oí » ; « es dulce decírtelo »), dans un présent impossible puisque la relation réelle n’existe plus. L’amour idéal construit ici par Horacio ne tarde par à prendre forme ; il commence en disant :
‘(…) no te explicaré eso que llaman movimientos brownoideos, por supuesto que no te explicaré (…). 551 ’Puis le texte de Galdós s’efface ; la transaction a eu lieu, Horacio accepte le rôle qu’il refusait jusqu’alors :
‘dibujamos con nuestros movimientos una figura idéntica a la que dibujan las moscas cuando vuelan en una pieza, de aquí para allá, bruscamente dan media vuelta, de allá para aquí, eso es lo que llaman movimiento brownoideo, ¿ahora entendés? 552 ’Horacio a donc construit dans ce chapitre une relation idéale avec la Maga, une relation impossible qui expliquera et motivera en bonne part la deuxième partie de Rayuela, à savoir son rapport d’envie au couple Talita-Traveler, sa quête de la Maga en Talita et sa « folie » finale.
Reprenons à présent un peu de distance et penchons-nous sur ce processus du chapitre 34. L’argument réel est, on le voit, on ne peut plus psychologique et sentimental. Toutefois, grâce à la distanciation créée par la métalecture, le lecteur réel ne reçoit pas ce message directement et mélodramatiquement. Au contraire, il lui faut faire un gros effort de concentration pour lire une ligne sur deux, pour lire entre les lignes si l’on veut. Dans une telle lecture, les erreurs sont fréquentes et il faut souvent revenir en arrière car on s’est trompé de ligne, ce qui mime en quelque sorte le retour qu’Horacio fait sur sa relation passée. Par ailleurs, le lecteur est pris dans une lecture embrouillée et très consommatrice d’attention ; il a l’impression de fournir un effort parallèle à celui d’Horacio pour comprendre l’échec de sa relation avec la Maga. Le lecteur a donc la sensation d’entrevoir l’idéalisation qu’est en train de produire Horacio plus que de la comprendre directement. Cela correspond très nettement au processus décrit par Brecht dans un texte intitulé « Dialectique et distanciation » 553 :
‘1On le comprend, le projet de Brecht vise à changer le rapport du spectateur non seulement à ce qu’il voit sur une scène de théâtre, mais il vise aussi à modifier le rapport au monde du spectateur. Il en va de même chez Cortázar : nous l’avons vu, Rayuela provoque des effets hors-livre qui sont pour le moins inhabituels.
Nous ne notons pas la traduction car c’est plus le principe de lecture qui nous intéresse ici que le contenu du texte.
Anne Ubersfeld : Lire le théâtre, éditions sociales, 1993, p. 47.
« Donc, se servir du roman comme on se sert d’un revolver pour défendre la paix, en en changeant le signe. » (Marelle, p. 412, Trad. F.R.)
« le théâtre à l’italienne avec son présupposé du quatrième mur transparent, isolant un morceau de « réalité », transposé, a son incidence : le spectateur devenu voyeur impuissant répète au théâtre le rôle qui est ou sera le sien dans la vie ; il contemple sans agir, il est concerné sans l’être (…).» Ubersfeld, Ibid., p. 45-46.
Notons encore une fois que ce phénomène concerne ici la lecture linéaire tout comme la lecture par sauts.
Rayuela, p. 203-204. « mais de quoi parle-t-il donc, ce type ? D’abord, Londres et Paris, puis les goûts et les fortunes, tu vois, Sibylle, tu vois, mes yeux à présent se posent avec ironie là où tu avançais tout émue, persuadée que tu te cultivais parce que tu lisais un romancier espagnol qui avait sa photo sur la couverture, et, tiens, justement, le type parle de « fumet de culture européenne », tu étais persuadée que ces lectures te permettraient de comprendre le micro et le macrocosme, il suffisait que j’arrive pour que tu sortes du tiroir de la table –parce que tu avais une table de travail… je n’ai jamais su, d’ailleurs, quelle sorte de travail tu pouvais y faire– pour que tu sortes de ce tiroir la plaquette des poèmes de Tristan l’Hermite ou une dissertation de Boris de Schloezer, et tu me les montrais, de l’air à la fois fier et indécis de qui vient d’acheter de grandes choses et va se mettre à les lire sans tarder. » (Marelle, p. 205-206, Trad. L. G.-B.)
Rayuela, p. 204-205. « toi, tu attendais que je m’asseye à côté de toi, que je t’explique, que je t’encourage, que je fasse ce que toute femme attend d’un homme, qu’il lui enroule doucement une corde autour de la taille et la lance, vlan ! et la fasse tourner comme une toupie, qu’il lui donne l’élan nécessaire pour l’arracher au tricot ou à sa manie de parler, parler, parler interminablement des innombrables matières du néant. Tu vois comme je suis monstrueux, qu’ai-je donc, moi, dont je puisse me vanter, je ne t’ai même plus, toi, puisqu’il était écrit qu’il me fallait te perdre (et même pas te perdre, car pour cela il eût fallu, auparavant, te gagner) ». (Marelle, p. 207, Trad. L. G.-B.)
Rayuela, p. 206. « Écoute, Sibylle, ceci pour toi seule, ne le répète à personne, le moule creux, c’était moi, toi, tu palpitais libre et pure comme une flamme, comme un ruisseau de mercure, comme le premier chant de l’oiseau qui brise l’aube, et il m’est doux de te le dire avec les mots qui te fascinaient car tu croyais qu’ils n’existaient pas en dehors des poèmes et qu’on avait pas le droit de les employer. » (Marelle, p. 208-209, Trad. L. G.-B.)
« mais je ne vais pas t’expliquer ce qu’on appelle un mouvement brownien » (Marelle, p. 209, Trad. L. G.-B.)
« nous composons une figure absurde, nous traçons avec nos va-et-vient une figure semblable à celle que dessinent les mouches volant dans une pièce, de-ci, de-là, puis brusque volte-face et à nouveau de-ci de-là, c’est ce qu’on appelle un mouvement brownien, tu comprends maintenant ? ». (Marelle, p. 209-210, Trad. L. G.-B.)
B. BRECHT : Écrits sur le théâtre 1, L’Arche, 1963, p. 350-351. Traduction de J. TAILLEUR, G. DELFEL, B. PERREGAUX et J. JOURDHEUIL.