Orienter l’attention

Voyons à ce propos cette opinion de Luis Harss :

‘Parte del efecto que logra Cortázar en sus mejores escenas se debe a la enorme distancia que existe entre el tono de la narración y su tema. Lo esencial, a veces dramáticamente incongruente con la superficie narrativa, se va desarrollando en el texto como un hilo invisible. Por momentos las paralelas se encuentran y hay como una iluminación. 556

Dans les scènes d’apparence absurde, il y a donc un élément qui peut être incongru ou au contraire trop présent pour un élément de second ordre. Il s’agit en général d’un détail : un accessoire de la scène, un élément du décor ou une citation récurrente. Son incongruité ou la fréquence de son apparition va attirer l’attention du lecteur. Ce détail va alors être traité de manière très particulière par Cortázar : il va être porteur de sens, d’un sens qui sera symbolique vis-à-vis de la « surface narrative » apparemment absurde.

Ainsi, au chapitre 20, que nous avons déjà étudié (Horacio et la Maga se séparent et convoquent, à la place du lecteur, tous les scénarios intertextuels possibles, le dépossédant ainsi de son rôle traditionnel) 557 , l’attention du lecteur va être attirée sur le maté. En effet, si le maté 558 est dans le reste de Rayuela un élément culturel commun à la Maga (uruguayenne) et à Horacio (argentin), symbole rioplatense du partage et de l’intimité, dès le début de la scène il est au contraire présenté sous l’angle de la différence, ce qui le rend incongru vis-à-vis du reste du texte :

‘Oliveira le alcanzó un mate. [La Maga] Se sentó en el sillón bajo, chupó aplicadamente. Siempre estropeaba el mate, tirando de un lado a otro la bombilla, revolviéndola como si estuviera haciendo polenta. 559

Il faut savoir que ceci est une différence culturelle : lorsqu’il boit le maté, un Argentin ne touche pas la bombilla, alors qu’un Uruguayen la remue. Cortázar créé donc ici une sorte de synecdoque de la rupture amoureuse, signe de la divergence insoluble au sein même de l’intimité.

L’attention du lecteur est donc attirée sur cet accessoire, qui est surprésent tout au long de la scène. C’est en réalité lui qui porte tout le poids dramatique dans cette scène absurde : il la ponctue comme un contrepoint, marquant les temps forts et les temps faibles. Il apparaît huit fois entre les pages 93 et 96 : « Alcanzándole otro mate » ; « Si calentaras la pavita » ; « cambiando la yerba » ; « cebando el mate » ; « La Maga revolvía la bombilla » ; « La Maga chupó de la bombilla » ; « La bombilla hizo un ruido seco entre los dientes » ; « Querida –dijo gentilmente Oliveira – las lágrimas estropean el gusto de la yerba, es sabido » 560 .

Le lecteur procède donc à une inférence : il a remarqué la présence du maté et devine qu’il est le support du sens de la scène. Il procède ainsi à une analogie : maté = symbole de la rupture ; en réalité, il a ainsi créé un modèle d’interprétation propre au texte, en dehors du scénario intertextuel de la scène de rupture.

Le maté est enfin renversé : « el mate que se había volcado al borde de la mesa y chorreaba en la falda de la Maga » 561 . Pour le lecteur, cela marque la réconciliation entre Horacio et la Maga, qui s’embrassent et badinent durant quelques répliques sur le mode du jeu. Puis Horacio dit :

‘Che, este mate es una porquería, yo me voy un rato a la calle. 562

Dès lors, le lecteur fait appel au modèle qu’il a institué et infère que la scène de rupture reprend, que la séparation devient effective. De fait, le texte dit :

‘Se puso a cebar mate, a armar un cigarrillo. No quería pensar. La Maga fue a lavarse las manos y volvió. Tomaron un par de mate casi sin mirarse. 563

Ainsi, si la surface narrative reste elliptique quant au fondement rationnel de cette scène (quelles sont les raisons réelles de la rupture ? se produit-elle vraiment ou n’est-ce qu’une brouille passagère ?), le lecteur a pu la comprendre d’une autre manière, non plus rationnelle, mais symbolique et analogique.

Prenons un autre exemple de cette si particulière activité du lecteur. Au chapitre 46, ce double fond sémantique fonctionne aussi à plein. Nous sommes à Buenos Aires, le soir dans un patio, dans une ambiance sereine et amicale : Traveler joue des tangos à la guitare en discutant avec Horacio, Don Crespo lit, Gekrepten et la señora de Gutusso jouent aux cartes et le canari chante dans sa cage. Cette scène semble donc très paisible, c’est presque une image d’Épinal du bon-vivre argentin. Mais, au début de la scène, on lit :

‘–Música, melancólico alimento para los que vivimos de amor –había citado por cuarta vez Traveler (…). Don Crespo se interesó por la referencia y Talita subió a buscarle los cinco actos en versión de Astrana Marín. 564

Il s’agit d’une référence larvée à la traduction d’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, réalisée en 1930 par Luis Astrana Marín pour les éditions Espasa Calpe 565 . La citation récurrente a attiré l’attention du lecteur comme celle de Don Crespo ; s’il connaît ce livre, il reconnaîtra cette référence elliptique et infèrera un sens tout différent pour cette scène, elle-même ponctuée des commentaires de Don Crespo au fil de sa lecture. On le sait, Antoine et Cléopâtre parle de pouvoir, mais aussi et surtout d’amour, de rivalité, de jalousie et de trahison. En reconnaissant cette référence, le lecteur comprendra donc analogiquement qu’une muette rivalité est en train de s’établir entre Horacio et Traveler, pour l’amour de Talita. La lecture de Don Crespo fonctionnera donc comme une sourde caisse de résonance et provoquera une tension tragique, une sorte de climax dramatique tout à fait absent de la surface narrative de ce chapitre.

Notes
556.

Luis Harss, « Cortázar o la cachetada metafísica », Rayuela édition critique de Archivos, p. 695. « Une partie de l’effet que Cortázar réussit à produire dans ses meilleures scènes est dû à l’énorme distance qu’il y a entre le ton de la narration et son thème. L’essentiel, parfois dramatiquement incongru avec la surface narrative, se déroule peu à peu dans le texte comme un fil invisible. Par moments, les parallèles se rencontrent et il y a comme une illumination. » (Trad. S.P.)

557.

Cortázar dit à propos de cette scène : « Creo que uno de los momentos de Rayuela donde eso [el desnivel que aumenta el patetismo] está más logrado es la escena de separación de Oliveira y la Maga. Hay allí un largo diálogo en el que se habla continuamente de una serie de cosas que poco tienen que ver aparentemente con la situación central de ellos dos, y en donde incluso en un momento dado se echan a reír como locos y se revuelven por el suelo. Pienso que allí conseguí lo que me hubiera resultado imposible transmitir si hubiera buscado el lado exclusivamente patético de la situación. Habría sido una escena más de ruptura, de las muchas que hay en la literatura. » Cité par Luis Harss, Archivos, p. 695. (« Je crois que la scène de séparation entre Oliveira et la Maga est un des moments de Rayuela où cela [la différence de niveau qui augmente le pathétisme] est le plus réussi. Il y a là un long dialogue où ils parlent d’une série de choses qui n’a apparemment pas grand rapport avec leur situation centrale ; à un moment donné, ils rient même comme des fous et se roulent par terre. Je pense avoir réussi là ce que je n’aurais pas pu atteindre si j’avais cherché exclusivement le côté pathétique de la situation. ç’aurait été une scène de rupture de plus, comme il y en a tant dans la littérature. » Trad. S.P.)

558.

Le maté est une boisson typique du Rio de la Plata : elle nécessite un récipient (le « mate »), que l’on remplit d’une herbe sèche (la « yerba mate ») et d’eau chaude. On boit cette préparation grâce à une paille munie d’un filtre (la « bombilla »). Lorsque l’on boit le maté à plusieurs, on se passe le même récipient, qui est régulièrement rempli d’eau chaude par une même personne de l’assemblée (ceci s’appelle « cebar el mate »).

559.

Rayuela, p. 93. « Oliveira lui tendit un maté. Elle s’assit sur le fauteuil et se mit à tirer avec application sur la pipette. Elle gâchait toujours le maté parce qu’elle tournait la pipette en tous sens comme si elle avait voulu faire de la polenta » (Marelle, p. 90, Trad. L. G.-B.)

560.

« en lui tendant un autre maté » ; « si tu mettais le pot à chauffer » ; « en remettant du maté frais dans le pot » ; « La Sibylle remuait la pipette dans le maté » ; « la Sibylle aspira son maté » ; « la pipette fit un bruit sec entre les dents de la Sibylle » ; « Chérie, dit gentiment Oliveira, les larmes gâchent le goût du maté, c’est connu. » (Trad. L. G.-B.)

561.

« le maté qui s’était renversé au bord de la table coulait sur la jupe de la Sibylle. » (Trad. L. G.-B.)

562.

« Dis donc, ce maté est une véritable cochonnerie, je vais aller me promener un peu. » (Trad. L. G.-B.)

563.

« Il mit un maté à infuser, il roula une cigarette. Il ne voulait pas penser. La Sibylle alla se laver les mains et revint. Ils burent un maté en évitant de se regarder. » (Trad. L. G.-B.)

564.

Rayuela, p. 285. « –Musique, pain mélancolique de ceux qui vivent d’amour, répétait pour la cinquième fois Traveler (…). Don Crespo s’intéressa à la citation et Talita monta lui chercher la tragédie en cinq actes traduites de l’anglais par Astrana Marin. » (Marelle, p. 290, Trad. L. G.-B.)

565.

Numéros 1.180, 1.181 et 1.182 de la « Colección universal », très diffusée dans le monde hispanique.