Ce travail d’inférence et d’analogie du lecteur se donne donc à l’intérieur des chapitres (et donc dans la lecture linéaire comme dans la lecture par sauts), mais elle a également lieu entre les chapitres. Nous avons déjà vu que cette activité est essentielle pour que le lecteur s’adapte aux mutations des voix narratives : il reconnaît pour équivalentes des voix et des techniques différentes, ce qui lui permet d’inférer un sens global, une continuité de l’action et, en quelque sorte, de suppléer ainsi aux « manquements » de l’instance narrative. Jean-François Richard définit l’analogie comme suit :
‘L’analogie consiste à utiliser des connaissances acquises sur des phénomènes ou des situations pour les appliquer à d’autres phénomènes pour les comprendre ou à d’autres situations pour agir sur elles en s’appuyant sur des similitudes perçues mais sans avoir la certitude qu’elles relèvent de la même catégorie et donc qu’elles sont pertinentes. L’analogie permet d’aborder l’inconnu à partir de ce que l’on connaît : elle a donc a priori une valeur adaptative majeure. 566 ’Dans les deux ordres de lecture, le lecteur est ainsi amené à développer une pensée analogique. C’est d’ailleurs ce qui, dans la lecture par sauts, lui permet d’établir des relations de sens entre les scènes narratives et les textes allographes intercalés dans sa lecture. Ainsi, le lecteur reçoit au chapitre 5 un récit assez cru des ébats sexuels entre Horacio et la Maga :
‘[Horacio] vejó a la Maga en una larga noche de la que poco hablaron luego, la hizo Pasifae, la dobló y la usó como a un adolescente, la conoció y le exigió las servidumbres de la más triste puta (…). 567 ’Dans l’ordre de lecture par sauts, vient ensuite le chapitre 81 ; il s’agit d’une citation de Lezama Lima qui n’a rationnellement aucun rapport avec le chapitre 5 :
‘Lo propio del sofista, según Aristófanes, es inventar razones nuevas.Ce texte, s’il est lu analogiquement avec le chapitre 5, est très éclairant quant aux motivations d’Horacio, inventeur de « passions nouvelles » comme nécessité métaphysique, comme quête d’une intensité vitale. Après avoir repéré ce lien analogique entre les chapitres 5 et 81, le lecteur procède à une lecture rétroactive du cinquième chapitre (ou plutôt de son souvenir de lecture), et semble dès lors en saisir le sens profond. L’analogie est donc une pensée des profondeurs, qui offre une compréhension nouvelle, non rationnelle, d’actes apparemment incompréhensibles.
Il en va de même pour de nombreux détails, qui, reliés entre eux par le lecteur, donnent un sens nouveau et très éclairant au livre, qu’il soit lu linéairement ou par sauts. Ainsi, nous pouvons par exemple rappeler les « velas verdes » qui ponctuent toute la première partie de Rayuela 569 : elles trouveront un premier sens au chapitre 27, où la Maga réalise une poupée d’envoûtement avec des bougies vertes : ces bougies surprésentes sont donc le symbole de la puissance magique de la Maga. Le lecteur attentif aux détails verra également une analogie entre cette puissance magique et, au chapitre 47, l’inexplicable apparition de « velas verdes » sur la bande où Talita avait seulement enregistré « velas ». Le lecteur comprendra alors analogiquement qu’il s’agit du premier surgissement de la Maga en Talita, ce qui annonce la fin du livre.
J.F. Richard, préface à L’analogie, du Naïf au Créatif, d’E. Sander (l’Harmattan, 2000, p. III).
Rayuela, p. 40. « [Dans une longue nuit de laquelle ils parlèrent peu ensuite, Oliveira] maltraita la Sibylle, il la fit Pasiphaé, il la retourna et la prit comme un adolescent, il l’explora et exigea d’elle les servitudes de la plus triste putain. » (Marelle, p. 37, Trad. L. G.-B.)
« Le propre du sophiste, selon Aristophane, est d’inventer des raisons nouvelles./ Essayons d’inventer des passions nouvelles, ou de revivre les vieilles avec la même intensité. » (Marelle, p. 416, Trad. F. R.)
Voir en cela la première partie de cette étude, sur La Sombra de Meyerbeer de Villiers de l’Isle Adam, traduit par Cortázar.