Ainsi, Rayuela invente ou stimule chez son lecteur cette conscience analogique, qui est à coup sûr le moteur de l’effet-Rayuela précédemment décrit. Celle-ci est à l’œuvre à la fois dans une lecture linéaire et dans une lecture par sauts. Dans ce dernier cas, il semble que l’analogie soit encore plus prégnante, que l’amplitude de ses battements soit encore plus intense ; nous y reviendrons.
Arrêtons-nous un peu sur ce fonctionnement du texte, qui agit sur le lecteur comme une éducation de l’attention. En effet, les surfaces narratives absurdes et le fait que les personnages convoquent eux-mêmes les topoï ou les scénarios intertextuels (ce qui dépossède le lecteur de son rôle habituel) incitent ce dernier à se forger un nouveau rôle dans le texte, en se concentrant sur des détails incongrus ou surprésents. Cette attention au détail est alors relayée par l’inférence : notre lecteur va produire, à partir de ces détails signifiants, des hypothèses d’interprétation qui ne sont pas celles de ses pratiques habituelles de lecture. Il va aussi procéder à des analogies : en avançant dans le texte, il va reconnaître comme équivalents d’autres phénomènes textuels qu’il distinguerait normalement dans une lecture traditionnelle et rationnelle. Il établit ainsi un modèle d’interprétation propre au texte, basé sur l’attention au détail et la conscience analogique, modèle qui sera appliqué dans la suite du texte. Par ailleurs, l’analogie se révèle par moments rétroactivement : c’est à la lecture du chapitre suivant que l’on perçoit la portée du chapitre qui précède. Entre ici en jeu la notion de mémoire de travail : le lecteur ne relit pas (ou exceptionnellement) le chapitre précédent mais relit son souvenir de lecture. Ainsi, les chapitres passés sont convoqués ultérieurement ; ils sont comme réactivés dans la mémoire du lecteur, grâce à l’analogie qui s’établit alors. Le livre n’est plus le lieu de l’abandon, de l’oubli passif et de la simple contemplation ; le lecteur doit au contraire se souvenir pour forger la cohérence du livre. On peut bien dire alors que Rayuela est le lieu d’un apprentissage puisque cette convocation du souvenir fait partie des recours traditionnels de la pédagogie et de la didactique 570 . Or, c’est précisément ce qu’explique Cortázar dans un texte intitulé « La muñeca rota » 571 :
‘Es sabido que toda atención funciona como un pararrayos. Basta concentrarse en un determinado terreno para que frecuentes analogías acudan de extramuros y salten la tapia de la cosa en sí, eso que se da en llamar coincidencias, hallazgos concomitantes –la terminología es amplia. (…) Vale la pena hacer un paréntesis para recordar que las interacciones de la vida y de la lectura son apenas tenidas en cuenta por el novelista, un poco como si solamente él y sus criaturas estuvieran metidos en el continuo espacio-tiempo y su lector fuese una entidad abstracta (…). Vaya saber qué curiosos cambios de rumbo puede tener el recuerdo de un libro, su fantasma ya adelgazado, si el autor espera al lector (…) con una vela encendida en la mano o unas páginas sueltas ; su mutua relación, en todo caso, ¿no será más entrañable, no anulará mejor este hiato hóstil entre texto y lector como el teatro actual lucha por anular el hiato entre escenario y platea? 572 ’Cette référence au théâtre contemporain de Cortázar, très influencé par Brecht, n’est pas anodine : comme lui, Cortázar cherche à modifier en profondeur l’esprit, la conscience du lecteur. Et il réussit ce tour de force par l’éducation de l’attention que nous venons de mettre à jour : il s’agit d’une véritable mise en scène de la lecture.
Si en classe, un professeur de physique, par exemple, réussit à capter l’attention de l’élève (par des « situations-problèmes » notamment), à lui faire découvrir par lui-même la procédure expérimentale (c’est-à-dire à la lui faire inférer), à lui montrer des relations analogiques avec d’autres phénomènes qu’il connaît déjà, et enfin, s’il lui demande de convoquer en fin de leçon des souvenirs d’éléments déjà vus, ce professeur obtiendra ainsi de ses élèves un apprentissage bien supérieur à celui qu’il aurait obtenu avec un cours linéaire, magistral.
Ultimo Round, piso alto, p. 104-111.
« On sait que l’attention fonctionne toujours comme un paratonnerre. Il suffit de se concentrer sur un terrain donné pour que de fréquentes analogies surgissent de derrière les murs et fassent sauter les cloisons de la chose en soi ; c’est ce qu’on appelle les coïncidences, les trouvailles soudaines –la terminologie est vaste. (…) Il est utile de faire une parenthèse pour rappeler que le romancier ne prend presque jamais en compte les interactions de la vie et de la lecture, un peu comme si seulement lui et ses créatures étaient impliqués dans le continuum espace-temps et que son lecteur était une entité abstraite.(…). Va savoir quels curieux changements de cap peut produire le souvenir d’un livre, son fantôme aminci, si l’auteur attend le lecteur (…) avec une bougie allumée à la main ou bien quelques pages volantes ; leur mutuelle relation, en tout cas, ne sera-telle pas plus intime, n’annulera-t-elle pas mieux le hiatus hostile entre le texte et le lecteur, à la manière du théâtre actuel qui lutte pour annuler le hiatus entre la scène et le public ? » (Trad. S.P.)