La lecture selon l’ordre du « Tablero » est très singulière vis-à-vis des pratiques narratives traditionnelles car elle oblige parfois son lecteur à se tromper. Voici qui va à contre-courrant de l’ordre attendu dans le roman, comme l’explique Umberto Eco :
‘[Les auteurs] feront en sorte que chaque terme, chaque tournure, chaque référence encyclopédique soient ce que leur lecteur est, selon toute probabilité, capable de comprendre. Ils viseront à stimuler un effet précis ; pour être sûrs de déclencher une réaction d’horreur, ils diront avant : « Il se passa quelque chose d’horrible. » 573 ’Et pourtant, la Rayuela par sauts ouvre un champ qui est celui de l’erreur, à commencer par la sensation qu’a le lecteur de pouvoir très facilement se tromper dans les renvois et perdre ainsi le sens du livre, devenu alors labyrinthe. Il semble que le sens, le fil du sens soit donc plus ténu, plus prêt à se rompre. Cette lecture est donc celle du doute, celle d’une quête du sens qui mime exactement la quête ontologique d’Horacio Oliveira.
Ainsi, le texte par sauts attire souvent le lecteur sur de fausses pistes. Après avoir lu le chapitre 13, focalisé sur Horacio Oliveira pendant la « discada », le lecteur passe au chapitre 115, qui est une « morelliana ». De ce fait, il met en suspens le contexte de la scène précédente et le garde dans sa mémoire de travail –il sait qu’il va y revenir, cette scène ne semblant pas être achevée. Il aborde ainsi le texte théorique de Morelli, qui se termine par ces mots :
‘Y a esto debía agregarse una nota bastante confusa donde Morelli tramaba un episodio en el que dejaría en blanco el nombre de los personajes, para que en cada caso, esa supuesta abstracción se resolviera en una atribución hipotética. 574 ’Le lecteur a donc fini ce court chapitre et suit le renvoi qui le mène au chapitre 14. Ce dernier commence ainsi :
‘Salió del rincón donde estaba metido, puso un pie en una porción del piso después de examinarlo como si fuera necesario escoger exactamente el lugar para poner el pie, después adelantó el otro con la misma cautela, y a dos metros de Ronald y Babs empezó a encogerse hasta quedar impecablemente instalado en el suelo. 575 ’La « discada » a donc repris et le lecteur convoque son souvenir du contexte : le récit étant focalisé sur Horacio, c’est à lui qu’il attribue ces mouvements titubants, ce qui est logique puisqu’il est ivre mort dans le chapitre 13. Toutefois, le texte continue en disant :
‘–Llueve –dijo Wong, mostrando con el dedo el tragaluz de la bohardía.Le lecteur s’est donc trompé dans son attribution : ce n’était pas Horacio qui se déplaçait ainsi (il semble être inerte, couché par terre puisqu’il ne voit que des chaussures et des genoux), mais bel et bien Wong, dont les mouvements n’étaient alors pas titubants mais précautionneux comme à son habitude. Soudain, le lecteur se souvient de la dernière phrase du chapitre 115, qui parlait justement de la suppression du nom des personnages dans un récit, afin que le lecteur procède à une attribution hypothétique. Le texte semble ainsi rire au nez du lecteur : cette mise en scène ironique de sa propre activité et de son erreur d’attribution est comme un miroir grossissant. Il lui donne aussi l’impression que toutes ses réactions sont prévues par le texte, ce qui est réellement vertigineux. Enfin, la coïncidence entre le propos du chapitre 115 et la technique mise en œuvre ici l’incitent à formuler l’hypothèse aberrante que Morelli a écrit le chapitre 14, et non Cortázar.
Dans le même esprit, il existe toute une série d’indices trompeurs qui incitent le lecteur à formuler des hypothèses aberrantes concernant l’écriture de l’œuvre. Ainsi, le chapitre 113 est un modèle de pistes erronées : formellement, il a l’apparence d’un dialogue, avec des répliques en retrait, précédées d’un tiret. Pourtant, le contenu et le ton du texte font penser aux notes que l’on prend sur un cahier, ce qui, déjà, déstabilise le lecteur : l’apparence et le propos du texte ne coïncident pas.
A qui attribuer ces notes ? Le texte mentionne le personnage de Morelli mais aussi celui de Pola, qui est la maîtresse d’Horacio ; c’est donc à lui que l’on attribue ce texte. Or, il y a dans Rayuela un certain nombre de textes écrits sur ce mode du cahier ou bien à la première personne : cela signifierait donc qu’ils ont tous été écrits par Horacio, qui serait alors l’auteur d’une partie plus ou moins importante du livre : le fait qu’un personnage soit aussi auteur (sans qu’il y ait de marque claire d’attribution de tel ou tel élément à l’auteur de fait ou au personnage) constitue nettement une infraction au code narratif, c’est-à-dire une métalepse. Mais ce chapitre va plus loin dans la confusion des instances, puisque la fin en est :
‘–Pola París. ¿Pola? Ir a verla, faire l’amour. Carezza. Como larvas perezosas. Pero larva también quiere decir máscara, Morelli lo ha escrito en alguna parte. 577 ’Si le lecteur connaît bien les textes de Cortázar, il repèrera immédiatement l’allusion à cette phrase du conte « Axolotl » :
‘Eran larvas, pero larvas quiere decir máscara y también fantasma. 578 ’Dès lors, le lecteur est amené à formuler une autre hypothèse aberrante : Morelli serait l’auteur d’« Axolotl »… Grâce à la métalepse, la fiction semble contaminer la réalité, elle semble l’envahir.
Penchons-nous d’un peu plus près sur le statut des textes intitulés « morellianas ». Il faut d’abord remarquer que leur appréhension par le lecteur évolue au cours de sa lecture par sauts. Il y a une véritable charnière au chapitre 154, où l’on apprend que le « petit vieux » qu’Horacio et Etienne ont vu se faire renverser 579 puis sont allés voir à l’hôpital, est en réalité Morelli, leur auteur fétiche. Avant cela, les « morellianas » étaient lues comme des textes littéraires, c’est-à-dire dans un code communicationnel très figé où l’auteur n’est pas une personne physique mais une instance. Dès le chapitre 154, Morelli apparaît aussi comme écrivain, comme un être de chair et d’os voué par là-même à la mort. Dès lors, le statut des « morellianas » a changé pour le lecteur : ces textes sont pourvus d’une présence, d’une implication dans la diégèse qu’ils n’avaient pas auparavant. Le chapitre 96 constitue une nouvelle charnière : les personnages du Club entrent dans l’appartement de Morelli, afin de remettre en ordre ses notes et brouillons. Pour le lecteur, cette entrée dans la matérialité des notes, dans la reconstitution active d’un propos est bel et bien passionnante, elle donne à la diégèse un tour d’aventure et de mystère. Ces textes deviennent par ailleurs centraux dans sa compréhension du livre : ils semblent promettre qu’une véritable communication est possible avec l’auteur réel et ils miment tout à fait sa propre activité de remise en ordre des chapitres.
Toutefois, si l’attention du lecteur est de plus en plus attirée sur les « morellianas », ces textes sont aussi le lieu d’un brouillage de ses efforts présuppositionnels (inférence, attribution…). En effet, il y a trois modes narratifs dans les « morellianas » : soit le texte est rapporté directement, sans médiatisation et de manière brute 580 , soit au contraire il est médiatisé par une lecture. Dans ce cas, il y a deux modalités : soit il s’agit d’un narrateur-lecteur non-spécifié 581 , soit ce sont les personnages de la diégèse qui lisent et leur interprétation est rapportée au passé par un narrateur hétérodiégétique 582 . Or, en toute logique, les personnages n’ayant accès aux notes de Morelli qu’à partir du chapitre 96, ils ne devraient procéder à la remise en ordre des fragments qu’après ce moment. On ne devrait donc lire ce genre de « morelliana » qu’après le chapitre 96 ; il n’en est rien. Le chapitre 115, par exemple, utilise cette technique 72 chapitres avant l’entrée des personnages chez Morelli. Le texte commence ainsi :
‘Basándose en una serie de notas sueltas, muchas veces contradictorias, el Club dedujo que Morelli veía en la narrativa contemporránea un avance hacia la mal llamada abstracción. (…) Wong, maestro en collages dialécticos sumaba aquí este pasaje : (…). 583 ’On le voit, ce narrateur hétérodiégétique qui rapporte les lectures et les hypothèses des personnages renvoie à celui de certains chapitres narratifs, et comme lui, il bouscule l’ordre temporel de l’action : les personnages ne peuvent pas avoir accès aux « notes éparses » de Morelli à ce moment de l’histoire. Il y a donc ici aussi un effet de brouillage du temps, de la chronologie de l’action, qui amène la logique causale du lecteur à céder durant sa lecture : il accepte des faits qui ne sont pas plausibles rationnellement.
Par ailleurs, s’agissant des « morellianas » qui sont rapportées par le narrateur-lecteur que nous avons mentionné, d’autres effets de brouillage interviennent. Ainsi, le chapitre 116 dit :
‘En un pasaje de Morelli, este epígrafe de L’Abbé C, de Georges Bataille : « Il souffrait d’avoir introduit des figures décharnées, qui se déplaçaient dans un monde dément, qui jamais ne pourraient convaincre. »La technique de narration est différente : nous n’avons plus affaire à la lecture des personnages ensuite rapportée par un narrateur hétérodiégétique ; au contraire, ici, le narrateur est aussi le lecteur, l’interprète des notes de Morelli. Ce narrateur-lecteur a donc accès aux manuscrits qui se trouvent dans son appartement, puisqu’il lit des notes au crayon. Mais qui est donc ce narrateur-lecteur qui organise les fragments de Morelli ? De même, nous l’avons vu, qui traduit ces textes en espagnol ? Là encore, le lecteur réel doit émettre une hypothèse aberrante : puisque Horacio est censé être l’auteur de certains chapitres ayant l’apparence ou le ton d’un carnet, pourquoi ne serait-ce pas aussi lui qui compose et traduit ces « morellianas » ?
Mais si d’un côté le texte invite à cette hypothèse, il l’invalide par ailleurs : les personnages du Club arrivent chez Morelli à dix heures du soir (chapitre 96 585 ) et en partent autour de onze heures (chapitre 99 586 ) ; suite à cela et de manière enchaînée, se produit la dissolution du Club (chapitre 35 587 ) puis l’arrestation d’Horacio qui sera suivie de son expulsion de France (chapitre 36) : en tout et pour tout, Horacio n’a eu entre les mains les papiers de Morelli que pendant une petite heure… Il ne les a pas non plus emmenés avec lui, puisqu’il est à dit à propos d’Oliveira retourné à Buenos Aires :
‘Oliveira les pasó los libros [de Morelli] y les habló de algunas notas sueltas que había conocido en otro tiempo. 588 ’On le voit, ces « morellianas » mettent en crise deux systèmes dans l’esprit du lecteur : le décodage analogique qu’il a développé l’amène à inférer un sens que sa lecture rationnelle contredit. Rayuela est alors bien le lieu des contradictions non résolues, un lieu où A peut être à la fois non A, où une chose peut être à la fois son contraire, sans que lecteur cesse d’y croire.
U. ECO : Lector in fabula, p. 70.
« Et à ceci devait faire suite une note assez confuse, où Morelli imaginait un récit dans lequel le nom des personnages serait laissé en blanc, pour que dans chaque cas cette prétendue abstraction se résolve obligatoirement par une attribution hypothétique. » (Marelle, p. 500, Trad. F. R.)
« Il sortit du coin où il était et, après avoir examiné le parquet comme s’il eût fallu déterminer exactement l’endroit où marcher, il avança un pied, puis l’autre avec les mêmes précautions, et, à deux mètres de Ronald et de Babs, il entreprit de se baisser jusqu’à ce qu’il fut impeccablement installé par terre. » (Marelle, p. 62, Trad. L. G.-B.)
« –Il pleut, dit Wong en montrant du doigt l’œil-de-bœuf./ Oliveira dissipa d’une main lente le nuage de fumée qui l’entourait et contempla Wong du fond d’un amical contentement./ –Enfin quelqu’un qui se décide à s’établir au niveau de la mer, on ne voit que des souliers et des genoux. » (Marelle, p. 62, Trad. L. G.-B.)
« Pola Paris. Pola ? Allez la voir, faire l’amour. Carezza. Comme des larves paresseuses. Mais larve veut aussi dire masque, a écrit Morelli quelque part. » (Marelle, p. 498, Trad. L. G.-B.)
Cuentos completos 1, p. 383. « C’était des larves, mais larve veut aussi dire masque et fantôme. » (Nouvelles 1945-1982, p. 357, Trad. L. G.-B.)
Au chapitre 22.
C’est par exemple le cas des chapitres 71 et 137.
C’est par exemple le cas des chapitres 116, 74 et 79 : ce narrateur-lecteur qualifie les fragments ainsi que leur matérialité, il produit des liens, émet des hypothèses, etc. Son intervention se borne généralement à des phrases nominales.
C’est par exemple le cas des chapitres 115 et 97.
Rayuela, p. 480. « En se basant sur une série de notes détachées, très souvent contradictoires, le Club déduisit que Morelli voyait dans la littérature narrative contemporaine une progression vers ce qu’on appelle à tort l’abstraction. (…) Wong, maître en collages dialectiques, intercalait ici ce passage : (…). » (Marelle, p. 500, Trad. L. G.-B.)
Rayuela, p. 481. « Dans un passage de Morelli, cette épigraphe de L’Abbé C. de Georges Bataille : ‘Il souffrait d’avoir introduit des figures décharnées dans un monde dément, qui jamais ne pourraient convaincre.’ / Une note au crayon, presque illisible : ‘Oui, on souffre par moments, mais c’est l’unique issue décente. (…)’ » (Marelle, p. 501, Trad. L. G.-B.)
Le texte dit, en français dans l’original : « une bande qui s’amène à dix heures du soir, non, vraiment » (p. 435.)
Le texte note, p. 448 : « dijo Perico, que a las once de la noche estaba contra cualquier cosa. » (« dit Perico, qui [à] onze heures du soir était contre tout ce qu’on pouvait dire. » Marelle, p. 466, Trad. L. G.-B.) Il est amusant de remarquer que, dans ce même chapitre, Perico critique les incohérences temporelles dans le roman (« Il y a des scènes qui commencent à six heures du soir et se terminent à cinq heures et demie. Révoltant. », p. 463).
On peut faire le lien chronologique grâce au débat sur l’œuf pourri qui court du chapitre 96 au chapitre 35.
Rayuela, chapitre 127, p. 499. « Oliveira leur passa ses livres [de Morelli] et leur parla de quelques documents manuscrits qu’il avait eus autrefois entre les mains. » Marelle, p. 521.