Nous venons de montrer que l’innovation majeure de Rayuela est une éducation de l’attention : pour lutter contre l’apparente absurdité de certaines scènes, le lecteur est invité à se forger un nouveau rôle en se concentrant sur les détails signifiants du texte, et ce, quelque soit l’ordre de lecture qu’il ait choisi. Sur la base de cet attention au détail, il procède à des inférences et à des hypothèses d’interprétation qui donnent sens au texte et, surtout, il développe une pensée analogique face à lui. Cette suractivité est complétée par un usage notable de sa mémoire de travail : ses souvenirs de lecture sont très souvent convoqués, parfois beaucoup plus tard dans le texte.
Cette éducation de l’attention est à l’œuvre dans les deux Rayuela, mais ce qui différencie profondément la lecture par sauts de la lecture linéaire, c’est une utilisation trompeuse de la distraction du lecteur. Le lecteur qui suit les renvois est invité à créer des chaînes d’associations analogiques et donc à être suractif face au texte qu’il lit. Pourtant, celui-ci le distrait ensuite, lui donne à lire un passage où il se relâche, où il peut être passif : c’est là que le texte l’attend et lui procure cette sensation d’arrachement à sa pensée habituelle ; il lui donne l’impression qu’il comprend les choses comme rarement auparavant.
La lecture par sauts est aussi celle de l’erreur, de l’hypothèse aberrante et de la contradiction logique : tous ces procédés sont autant de manières de faire céder la logique rationnelle du lecteur, de lui donner la sensation que le livre envahit sa vie, que la fiction occupe et refonde sa réalité.
Tout ceci est encore magnifié par la fin de Rayuela : c’est à ce moment que se décide la pérennité de l’effet-Rayuela. Pour que cet effet perdure, qu’il transcende les limites de la fiction et renouvelle la perception de la réalité, le livre doit expulser son lecteur.
Ainsi, s’il a choisi de lire le livre linéairement, la fin sera tout à fait insatisfaisante : on ne sait pas si Horacio est vraiment devenu fou, on ne sait pas s’il se suicide ou non. En tout cas, le livre ne se termine en aucune manière sur le « ciel » attendu par le lecteur et promis implicitement par le titre Marelle : il n’y pas de révélation, pas de plénitude. Le mot « FIN » n’apparaît pas, il est remplacé par trois petites étoiles qui suivent le texte du chapitre 56. La frustration est très grande pour ce lecteur : si d’un côté il n’est qu’à la moitié du livre physique, d’un autre, continuer à le lire n’a pas de sens. Le lecteur est ainsi violemment rejeté hors du livre.
Dans la lecture par sauts, la fin est tout aussi insatisfaisante que dans l’autre ordre de lecture : elle est la répétition obsédante de deux chapitres qui renvoient l’un à l’autre. Cette fin n’en est pas une, elle n’est que le mime de la folie circulaire d’Horacio. Le lecteur est contraint d’abandonner : là non plus, il ne trouve pas de « ciel » pour la marelle et se trouve brutalement renvoyé vers la vie.
Mais il existe une troisième fin, cachée, qui se destine aux champions de la lecture « par sauts » : si ce lecteur a bien modélisé son rôle, il se doute qu’il y a une faille quelque part ; cette fin qui tourne en rond est trop insatisfaisante. Il se souvient alors du chapitre 66, où Morelli, double de l’auteur, remplit une page de la même phrase sans cesse répétée :
‘En el fondo sabía que no se puede ir más allá porque no lo hay 604 . ’Or cette phrase ressemble étrangement à l’impression actuelle du lecteur. Pourtant, la suite de ce chapitre dit :
‘Pero, hacia abajo y a la derecha, en una de las frases falta la palabra lo. Un ojo sensible descubre el hueco entre los ladrillos, la luz que pasa. 605 ’Cette promesse réitérée d’un ciel pour la marelle l’oblige à chercher volontairement le « lo » manquant. Comment faire ? Ce « bon » lecteur a modélisé le principe de la lecture par sauts, c’est-à-dire, le fait qu’un livre soit inachevé (celui de Morelli) et que, pour le compléter, c’est-à-dire pour accéder aux dernières volontés de l’auteur 606 , il faille classer les chapitres (c’est ce que font les personnages du Club). Ainsi, le lecteur classe les chapitres du « Tablero de dirección » par ordre croissant, et découvre, tel un élu choisi pour son habileté de lecture, le chapitre manquant, le 55. Le moment tant attendu semble arrivé, la révélation du Ciel de la marelle va se donner à lui.
Amère découverte : le contenu de ce chapitre, il l’a déjà lu 607 , et les derniers mots prennent pour lui le ton de l’ironie la plus noire :
‘Los dos lo sintieron en el mismo instante, y resbalaron el uno hacia el otro, como para caer en ellos mismos, en la tierra común donde las palabras y las caricias y las bocas los envolvían como la circunferencia al círculo, esas metáforas tranquilizadoras, esa vieja tristeza satisfecha de volver a ser el de siempre, de continuar, de mantenerse a flote contra viento y marea, contra el llamado y la caída. 608 ’Il n’y a pas de révélation proposée dans le livre (le lecteur redevient celui de toujours) et pour se défaire de cette impression de déjà-lu réellement déstabilisante (elle est là encore la réplique de la folie circulaire d’Horacio), il est obligé de rechercher dans le livre les chapitres qui composent celui-ci. Il abandonne bientôt et se trouve rejeté de l’illusion littéraire.
Ces trois non-fins sont troublantes, mais elles sont en fait nécessaires pour que l’effet-Rayuela ne se cantonne pas aux limites de la fiction. En effet, c’est aussi la technique que préconisait Brecht : dans les années 1970, les spectateurs du Théâtre du Soleil, dirigé par Ariane Mnouchkine, étaient chassés de la salle dès que les derniers mots de la pièce avaient été prononcés. Las acteurs les poursuivaient même jusqu’à la sortie, afin que celle-ci se fasse de la manière la plus brutale possible. En faisant cela, ils court-circuitaient en fait le retour du spectateur au réel : habituellement les lumières se rallument, il applaudit, les acteurs saluent et il sait que tout cela n’a été qu’une illusion, un rêve, qu’il peut tranquillement oublier en sortant de la salle. Si le spectateur est chassé violemment, c’est au contraire à lui de faire le lien entre l’illusion et la réalité ; l’illusion aura ainsi tendance à envahir la réalité, à avoir une action sur elle.
Il en va de même pour les non-fins de Rayuela. Par cette expulsion, le lecteur est amené à appliquer hors de la fiction l’apprentissage réalisé dans et par la fiction : il emporte avec lui, sans doute à son insu, l’effet majeur de Rayuela, cette pensée analogique comme instrument efficace pour penser et se penser.
« Au fond je savais qu’on ne peut aller au-delà, parce qu’il n’y a pas d’au-delà » (Marelle, p. 384, Trad. L. G.-B.)
« Mais dans le bas et sur la droite, dans l’une des phrases, il manque un tout petit mot. Un œil exercé voit l’interstice entre les briques, la lumière qui filtre. » Ibid.
Nous l’avons vu, Morelli apparaît comme personnage, victime d’un accident de voiture, et c’est sur son lit de mort qu’il donne ses clés à Horacio, afin de « finir » son dernier livre.
Il se compose, entre autres, de fragments des chapitres 129 et 133.
Rayuela p. 332. « Ils le ressentirent tous les deux au même instant, glissèrent l’un vers l’autre comme pour tomber en eux-mêmes, sur la terre commune où les mots, les caresses et les bouches les enveloppaient comme la circonférence contient le cercle, ces métaphores apaisantes, cette vieille tristesse satisfaite de redevenir l’homme de toujours, de continuer, de se maintenir à flot contre vents et marées, contre l’appel et la chute. » (Marelle, p. 340, Trad. L. G.-B.)