Sortir de la linéarité du texte

Nous avons remarqué dans les « Prolégomènes » à cette troisième partie que l’activité d’un traducteur littéraire peut être caractérisée, entre autres, par la fonction très particulière qu’y occupe la mémoire et l’inférence. La mémoire de travail d’un traducteur est très sollicitée : il garde toujours très présent le contexte du livre (l’histoire, mais aussi le ton, le niveau de langue, les métaphores filées, les figures narratives…). Il est aussi sans cesse amené à solliciter ses souvenirs de la littérature en général ou de certains autres textes en particulier, tout comme il fait sans cesse appel à ses souvenirs d’apprentissages linguistiques (telle tournure vue dans tel contexte, tel mot d’origine régional…). Il a aussi recours en permanence à l’inférence : il essaie de deviner le sens de tel mot méconnu, de tel usage propre à l’auteur qu’il traduit, mais il fait aussi un effort d’inférence quant aux motivations de l’auteur qu’il devine dans telle ou telle forme littéraire.

On le voit, la suractivité du lecteur de Rayuela touche les mêmes points : sa mémoire de travail est anormalement sollicitée dans ce texte très elliptique, ce qui l’a amené à développer une très grande attention au détail (c’est une orientation volontaire de l’attention). Par ailleurs, il est en permanence invité à l’inférence, il cherche toujours un sens, comme dans un texte à trous. Ainsi, il n’est que rarement dans le fil du texte, dans le fil de l’histoire : il développe une activité hors de la linéarité du texte, comme s’il avait à le reconstruire d’une autre manière, à le compléter et à se l’approprier. L’aventure de la lecture dans Rayuela rappelle donc bien l’activité traduisante.