La quête de sens

Dans le roman d’illusion, le rôle de l’auteur est souvent de limiter au maximum le questionnement du lecteur autour de l’écriture du livre : le livre est une œuvre, un produit fini dont il n’y a qu’à suivre le déroulement, un peu comme au cinéma. Par ailleurs, le lecteur ne doit pas se poser de problèmes excessifs quant au sens de ce qu’il lit : le sens est déterminé, il doit être lisse.

Pour le traducteur de ce même roman d’illusion, au contraire, il faut développer au maximum ces deux questionnements. Le livre n’est plus une œuvre finie, mais une communication à refaire, et le traducteur est le maillon essentiel de cette communication. Ainsi, il va rechercher les intentions de l’auteur à travers son texte, il va essayer de retrouver le mouvement de la pensée antérieur au texte, antérieur à sa fixation sur le papier et dans ces mots précis. En somme, c’est cela qu’il va traduire en remotivant chaque tournure (et la lettre du texte original sert alors de bornes à son travail inférentiel). De même, au niveau du sens, il est fréquent qu’une tournure soit évidente pour le traducteur lorsqu’il lit le texte pour la première fois (tout comme elle est évidente pour le lecteur « traditionnel »), mais elle devient extrêmement complexe au moment de la traduire. Recréer cette évidence n’a strictement rien d’évident justement. On le voit, le sens, pour le traducteur littéraire, est toujours à reconquérir ; il est tout sauf lisse.

Dans Rayuela, il en va de même pour le lecteur : les brouillages graphiques sont nombreux (pensons par exemple au texte du chapitre 34, où il faut lire une ligne sur deux, ou au dialogue « désaligné » du chapitre 96, où il faut attribuer telle réplique à tel personnage). Le lecteur y est fortement incité à se questionner sur le sens de la lettre du texte, tout comme il est invité à deviner le propos lorsque les personnages parlent en « glíglico », cette langue inventée. Le sens du texte est loin d’être lisse, il est au contraire à reconstruire, un peu comme le fait un traducteur.

Au niveau des questionnements face à l’écriture du texte et à sa genèse, là encore, l’activité du lecteur de Rayuela rappelle celle d’un traducteur : toutes les infractions au code narratif et toutes les métalepses l’incitent en permanence à rechercher l’intention de l’auteur, à retrouver le mouvement de pensée qui a précédé le texte. Ainsi, Rayuela est très clairement le lieu d’une communication inachevée, incomplète. C’est au lecteur de l’actualiser, en répondant au texte par son activité structurante.