Remarquons enfin qu’il existe bel et bien une différence irréductible entre toute lecture et l’activité de traduction : un traducteur produit un texte lisible par d’autres, alors qu’un lecteur ne produit jamais que sa propre lecture. Toutes ces similitudes entre l’effort de lecture demandé dans Rayuela et l’activité de traduction ne doivent pas être comprises comme un nivellement de l’un et de l’autre.
Nous pensons plutôt qu’elles révèlent un mode de pensée propre à Cortázar : ce dernier est un lecteur très particulier puisqu’il est traducteur ; il a l’habitude d’être suractif face aux textes littéraires, d’intervenir profondément sur eux, de se les approprier. Par sa pratique de traducteur et d’interprète de conférence, il est devenu un véritable champion de la gestion attentionnelle dans une tâche multiple. Dès lors, lorsque ce même Cortázar postule un Lecteur Modèle pour ses textes, et en particulier pour un projet aussi ambitieux que Rayuela, qui vise à modifier les habitudes du lecteur et à renouveler la fonction cognitive de la littérature, l’idée qu’il se fait de son Lecteur Modèle sera forcément influencée par sa propre activité de lecture, elle-même « déformée » par sa pratique de la traduction. Par ailleurs, comme le notait Umberto Eco, « prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement espérer qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire ». C’est ainsi que le lecteur réel est amené dans Rayuela à acquérir par sa lecture des habitudes cognitives, une gestion de l’attention et un fonctionnement analogique proches de ceux d’un traduteur.
Nous croyons que cette pensée de l’analogie chez Cortázar est comme un terrain commun : c’est elle qui agit dans ses contes fantastiques (qu’est-ce que le fantastique sinon une vision analogique du monde, où A est à la fois non-A, où l’impossible participe pleinement au réel ?), dans sa poésie (la métaphore n’est-elle pas une analogie ?), dans ses traductions et dans ses romans, nous l’avons montré. Dans tous ses textes, Cortázar tend des ponts, fait des liens, cherche à comprendre mieux ce qu’il regarde, dans un monde où seule la pensée logique, aristotélicienne et rationnelle est jugée efficace .
Cortázar aurait sans doute été heureux de lire L’analogie, du n aïf au c réatif d’Emmanuel Sander 611 , ouvrage de psychologie cognitive qui bouscule complètement l’ordre établi en la matière. Sander y examine l’opposition traditionnelle entre analogie et catégorisation (c’est-à-dire le processus cognitif qui nous permet de distinguer, d’opposer, et qui ressemble tant à la logique aristotélicienne où A ne peut être à la fois non-A). Il en arrive à la conclusion suivante :
‘[L’analogie] s’est avérée indissociable de la catégorisation. Les liens profond qui unissent analogie et catégorisation ont été masqués par des prises de position discutables et par des conceptions intuitives de ces deux mécanismes dont les fondements sont maintenant contestés. Si l’on s’accorde sur le fait que le rôle fondamental de la catégorisation n’est pas de classifier mais de faire des inférences et que la catégorisation est contextualisée, dans le sens d’influencée par les buts, les autres éléments de la situation, et les connaissances des sujets, il n’apparaît pas de démarcation claire entre analogie et catégorisation. 612 ’On le voit, en étudiant l’analogie, Sander est en fin de compte arrivé à une redéfinition de la catégorisation : elle fonctionnerait en fait sur une inférence, tout comme l’analogie ; elle ne serait donc ni plus digne ni plus efface que celle-ci. En un mot, cela semble signifier que, d’un point de vue cognitif, la logique aristotélicienne ne serait pas fondée, qu’elle n’existerait pas…
L’analogie, au contraire, s’affirme comme un instrument efficace pour comprendre le monde et pour se comprendre.
E. Sander : L’analogie, du Naïf au Créatif, L’Harmattan, 2000. On ne saurait trop recommander cette lecture, particulièrement éclairante.
i bid., p. 189.