Introduction générale

I - Remarques préliminaires sur le contexte spatial et temporel

Le travail présenté ici se propose d’étudier les relations entre les hommes et le milieu 1 naturel dans une région de Syrie du Nord, à l’Holocène 2 . Il s’agit de mettre en évidence les conditions de l’occupation et de la mise en valeur agricole dans un contexte environnemental 3 particulier, d’analyser le milieu naturel et son évolution et de mettre en évidence les changements dans les modes d’occupation et de mise en valeur agricole des sols au cours de l’Holocène. Dans ce dernier cas, on traitera notamment des capacités d’adaptation des populations et de leur potentiel de transformation du milieu. Enfin, sera pris en compte également la résilience 4 du milieu régional en tant que système spatial 5 .

Le contexte est celui du Croissant fertile 6 et de ses marges arides, zones de transition entre le désert et les régions méditerranéennes plus tempérées. Il paraît difficile de délimiter précisément un tel espace géographique en raison de son caractère transitionnel. Au point de vue de la pluviométrie, la marge aride est une zone de transition entre des précipitations faibles qui marquent la limite supérieure du désert (100 mm en moyenne par an) 7 et des précipitations un peu plus importantes qui marquent la limite inférieure de la culture pluviale céréalière normale (250 mm en moyenne par an) (Sanlaville 1993). Dans cet espace de l’entre-deux, les cultures pluviales 8 sont aléatoires. Au-delà de 250 mm, la culture pluviale comporte moins de risques et elle devient rentable sur le long terme à partir de 300 mm de précipitations annuelles moyennes. La zone de marge aride se caractérise également par la grande irrégularité interannuelle et intraannuelle des précipitations. Cette incertitude pluviométrique, étudiée plus loin en détail (voir l’analyse du climat, chapitre I, I, C), est une des caractéristiques fondamentales d’un tel environnement naturel ; elle influence directement les conditions d’exploitation agricole et particulièrement celles de la culture pluviale. Dans leur dimension humaine, les marges arides sont le lieu de contact entre deux populations aux traditions et aux modes de mise en valeur agricole différents, les éleveurs nomades et les cultivateurs sédentaires 9 . Entre ces deux modes de vie, au sein de la zone de marge, des liens s’établissent et un partage des pratiques agricoles se met en place. Ainsi existe-t-il une population de semi-nomades 10 , fixée au même endroit durant une partie de l’année, qui pratique la culture pluviale et l’élevage.

Ce milieu, dont les traits caractéristiques ici ébauchés appelleront un approfondissement ultérieur, détermine donc des conditions d’occupation et de mise en valeur agricole spécifiques, variables et qui représentent des contraintes pour certaines sociétés et à certaines époques. L’étude des conditions de l’occupation (poids du milieu naturel sur l’Homme), de l’évolution du milieu naturel et des changements dans les modes de mise en valeur agricole constituent le fondement de la recherche menée ici. L’accent sera porté sur le rôle de l’aridité, celui de l’irrégularité et de la faiblesse des précipitations, celui de la qualité agronomique des sols et de l’aridité édaphique, celui de l’évolution du milieu naturel et en particulier de la désertification : toutes ces caractéristiques des milieux de marge ont en effet une influence sur l’organisation de l’occupation et sur les choix de pratiques agricoles. L’analyse devra tenir compte des différentes populations qui se sont succédé dans la région selon les époques historiques et de leurs besoins, tels qu’ils sont induits par leurs pratiques agricoles. On envisage donc les conditions de l’occupation humaine à la fois au point de vue naturel et au point de vue humain, c’est-à-dire sous l’angle de la ressource 11 , en tenant compte des populations présentes et de leurs traditions agricoles.

Une telle recherche s’inscrit donc dans la longue durée : elle s’intéresse avant tout aux conditions de l’occupation humaine à partir du Néolithique (PPNB 12 moyen, 9200-8500 BP) jusqu’à l’époque actuelle. L’étude reposant en grande partie sur la détermination de l’évolution des modes d’occupation et des modes d’exploitation agricole du sol, il nous faut choisir une borne chronologique inférieure significative. Le PPNB moyen représente une phase de transition fondamentale entre une époque durant laquelle l’Homme est encore majoritairement chasseur-cueilleur et possède une influence encore limitée sur le milieu naturel et une période marquée par la généralisation de la sédentarisation et la mise en place de l’agriculture (domestication des céréales et des animaux), durant laquelle l’influence de la société sur la nature s’accroît fortement 13 . Passant du rôle de simple prédateur à celui d’exploitant, l’Homme va définitivement transformer la nature. Notre réflexion devra cependant intégrer l’occupation de la fin du Paléolithique supérieur (16500 BP) dans la mesure où les artefacts de cette époque, qui sont particulièrement nombreux, pourront fournir un repère chronologique utile pour la reconstitution des paysages. La borne supérieure de l’étude, quant à elle, est celle de la période actuelle, époque témoin de l’exacerbation des relations sociétés/nature, qui voit grandir l’impact de l’Homme sur l’environnement naturel, notamment à travers ses capacités d’adaptation et de maîtrise de cette nature.

Notes
1.

Nous rappelons ici la définition fondamentale élaborée par P. George et F. Verger (1996) : « Espace naturel ou aménagé qui entoure un groupe humain, sur lequel il agit, et dont les contraintes climatiques, biologiques, édaphiques, psychosociologiques, économiques, politiques, etc., retentissent sur le comportement et l’état du groupe ». Lorsqu’il est qualifié de naturel, on ne prend en compte que la dimension physique de ce milieu.

2.

Époque géologique commençant à la fin du Dryas récent (10000 BP), dernière phase froide du Pléistocène, et dans laquelle s’inscrit l’époque actuelle. Elle se caractérise par les temps historiques après les grandes glaciations de la période pléistocène (Genest 2000).

3.

Ici, nous adopterons le sens proposé par P. George en 1970 : « Le terme [environnement] est employé par les anglo-saxons dans un sens voisin de milieu géographique. Mais il donne lieu à bien des difficultés de définition. Il s’agit du milieu naturel, mais aussi du milieu concret construit par l’Homme, et encore de tout ce qui affecte le comportement de l’Homme ». La définition récente proposée par P. George et F. Verger (1996), qui renverse l’application du terme, nous parait trop restrictive ici : l’environnement est envisagé comme « l’observation des effets des activités humaines de tout ordre sur leur entourage ».

4.

La résilience désigne la capacité d’un système à intégrer dans son fonctionnement une perturbation, sans pour autant changer de structure qualitative (C.S. Holling 1973, in C. Aschan-Leygonie 2001).

5.

Dans le sens d’espace humain créé, représenté par l’existence de sous-systèmes en interrelation : lieux centraux, réseaux de relations, unités d’appropriation, unité d’administration, utilisation du sol. Pour une plus ample analyse de la question, voir Ph. et G. Pinchemel 1997, p. 185-217 et également R. Brunet 2001, p. 89-114)

6.

Espace décrivant un arc de cercle s’étendant du nord de la Mer Morte à la vallée de l’Euphrate en englobant les piémonts occidentaux du Taurus et du Zagros. Il est admis que c’est dans cette zone qu’est apparu le Néolithique au Proche-Orient (Aurenche et Koslowski 1999).

7.

Limite déterminée selon la méthode de H.-N. Le Houérou (1982). Voir première partie, chapitre I, I, C, 2, d.

8.

Agriculture non irriguée, pratiquée pendant la saison des pluies. En Syrie, la préparation du sol et les semailles se font aux premières pluies d’octobre et la récolte se déroule à la fin du printemps, au début de la saison sèche.

9.

Le sédentaire est un individu possédant une habitation fixe dans laquelle il vit toute l’année. Dans la région qui nous concerne, le sédentaire est généralement un paysan (fellah) cultivateur, pratiquant souvent un élevage d’appoint.

10.

On peut définir les nomades comme des individus regroupés en tribus, ne possédant pas de lieux d’habitation fixe durant toute l’année et pratiquant essentiellement l’élevage. Les semi-nomades sont souvent d’ancien nomades mais ils possèdent généralement une habitation fixe qu’ils occupent une partie de l’année et pratiquent l’élevage accompagné d’une culture d’appoint. Les deux états sont souvent difficiles à distinguer, les individus pouvant passer du semi-nomadisme au nomadisme et inversement.

11.

La notion de ressource d’un milieu est « une donnée essentielle dans le processus d’humanisation. Mais l’inventaire des potentialités des milieux est lié au problème de perception. Les ressources d’un milieu ne deviennent telles que si les hommes les perçoivent comme de possibles richesses ou que si, les connaissant, ils les recherchent » (Pinchemel et Pinchemel 1997).

12.

Pre Pottery Neolithic B, période du Néolithique caractérisée par l’apparition de « grandes » pointes de flèches. C’est dans la phase moyenne du PPNB, à partir de 9200 BP qu’apparaissent les preuves botaniques et zoologiques de la domestication. Le PPNB est donc véritablement le début du Néolithique, époque marquée par la généralisation d’espèces végétales ou animales morphologiquement domestiques (Aurenche et Kozlowski 1999).

13.

Voir notamment O. Aurenche et S. K. Kozlowski (1999), J. Cauvin (1997).