1 - L’analyse de l’environnement naturel actuel : la mise en évidence de la ressource

Un aperçu rapide de la région du lac Jabbûl donne l’impression d’un espace homogène, qu’il convient de mettre en question. La mise en valeur agricole est variable suivant les lieux et la qualité agronomique des sols. Il faut donc, dans un premier temps, procéder à une analyse du milieu naturel actuel afin de mettre en évidence les éléments d’homogénéité aussi bien que d’hétérogénéité de l’espace. Cette analyse sera fondée sur l’étude des composantes naturelles 20 de l’environnement physique et, parmi elles, il nous faudra mettre en valeur et distinguer le rôle des composantes statiques 21 et celui des composantes dynamiques 22 . Ces composantes interagissent les unes avec les autres dans une évolution permanente ; elles se combinent d’une manière toujours spécifique et déterminent ainsi la personnalité géographique d’un milieu. L’influence prise par telle ou telle composante ou groupe de composantes, aussi bien sur le milieu naturel que sur les sociétés, participe également de cette détermination. Elle varie selon les niveaux d’échelle spatiale (stationnel, local, régional, zonal) et temporelle (quotidien, saisonnier, séculaire...).

L’analyse du milieu naturel actuel doit mettre en évidence des géosystèmes 23 variés de taille kilométrique, caractérisés par des potentiels agricoles spécifiques. Il s’agit donc d’évaluer les ressources naturelles, c’est-à-dire les conditions objectives permettant l’occupation et la mise en valeur du sol par les hommes au cours des temps en fonction des pratiques agricoles. En effet, il faut garder en mémoire que les ressources naturelles sont des données relatives. C’est à partir de leur exploitation et de leur valorisation par l’Homme, en fonction des techniques, des conditions économiques ou de la situation politique, qu’elles se définissent. Dans le contexte régional, l’analyse mettra l’accent sur certaines composantes dont l’influence est déterminante sur l’élaboration de la ressource. C’est le cas de la composante statique du climat qui se caractérise notamment par une aridité forte, synonyme de faibles réserves hydriques et de pédogenèse limitée. C’est aussi le cas de la lithologie, dans la mesure où la nature des roches influence l’évolution du modelé et les qualités agronomiques des sols, eux-mêmes éléments fondamentaux de la ressource ; c’est également dans la roche mère que se localisent les aquifères 24 exploitables par l’Homme. La composante pédologique enfin, qui dérive de la géologie et du climat, est fondamentale. Elle constitue, avec l’eau, la ressource vitale dans le cadre d’une mise en valeur agricole.

La ressource, une fois caractérisée, devra être hiérarchisée afin de déterminer spatialement les zones où son influence pourrait être plus ou moins grande sur les occupants. Cette hiérarchisation pourra se faire en particulier à travers la mise en évidence du potentiel agronomique des sols. Loin d’être artificielle, cette division spatiale de l’environnement naturel trouve une réalité concrète dans la steppe syrienne à travers les anciens terroirs 25 communautaires, dont la propriété et l’exploitation étaient régies par le système mouchaa 26 . Il s’agit d’un type de propriété collective exercée par une communauté villageoise sur le territoire qu’elle exploite. L’exploitation est concédée à chaque famille. L’équilibre du système est assuré par la redistribution périodique des terres. Socialement, cette pratique est aisée à concevoir et à mettre en œuvre. Techniquement, elle pose quelques problèmes et c’est là que la notion de qualité de la ressource évoquée plus haut trouve son sens. En effet, le terroir, ou finage 27 , d’un village n’est pas toujours constitué de terres de qualité agronomique similaire. On ne peut donc répartir les terres en autant de parts égales qu’il y a d’exploitants dans le village. Il faut d’abord dégrossir le finage en plusieurs grands quartiers de nature agronomique homogène. Ceux-ci, appelés maouké, sont à leur tour subdivisés en sous-quartiers (saham) de valeur identique et de nombre variable. Enfin, ces derniers sont répartis en autant de lots qu’il y a d’exploitations au village.

Ce système montre donc, là où il a été en usage, que la notion de qualité d’un sol n’est pas seulement théorique, mais trouve une réalité dans des techniques paysannes ancestrales 28 .

Notes
20.

Les composantes naturelles d’un milieu sont les éléments qui le constituent : relief, végétation, hydrologie, climat, lithologie, sol...

21.

Composante stable à l’échelle de l’Holocène.

22.

Composante qui peut se modifier de manière temporaire ou définitive à l’échelle de l’Holocène.

23.

L’analyse du milieu se fait à des échelles différentes. Les géographes ont cherché à classer les éléments des milieux suivant des catégories d’échelle. Ainsi, pour identifier plus globalement des portions de la surface de la terre, G. Bertrand a proposé une hiérarchie de trois termes : le géotope, le plus petit ensemble géographique déterminé sur le terrain : source, éboulis (échelle inférieure au 1:1000) ; le géofaciès, ensemble physionomiquement homogène : terroir, versant (échelle comprise entre 1:5000 et 1:25000) ; le géosystème, unité fonctionnelle et compréhensive d’éléments génétiquement unis : bassin hydrographique, vallée (in Pinchemel et Pinchemel 1997). Le géosystème est souvent constitué par l’articulation de plusieurs écosystèmes sous l’influence d’un facteur dominant ‑ le réseau d’un bassin versant par exemple, ou un mode d’exploitation du terroir. Par ailleurs, à la différence de l’écosystème, le géosystème est un modèle géographique territorial qui intègre, non seulement les interrelations entre le vivant et le milieu naturel, ainsi qu’entre les formes vivantes, mais aussi toutes les autres relations : entre les composantes abiotiques indépendamment de la présence du vivant comme entre les divers écosystèmes, géofaciès ou unité paysagique participant de cette organisation de niveau supérieur (pour davantage de détails, se reporter à l’ouvrage de G. Rougerie, Géographie de la biosphère, 1988, p. 232-247).

24.

« Une formation géologique, qu’elle soit composée de roches ou de dépôts non consolidés, est qualifiée d’aquifère si elle contient en quantité suffisante de l’eau facilement disponible » (Cosandey et Robinson 2000).

25.

D’après le Dictionnaire de la Géographie (George et Verger 1996), le terme de terroir a plusieurs sens. Pour certains géographes il s’agit simplement d’une unité physique considérée sous le rapport de l’agriculture. Pour d’autres il s’agit d’un territoire aménagé par l’Homme et qui ne doit donc pas ses qualités à sa seule nature physique. Enfin, le sens le plus discuté est celui de territoire administré par un village, exploité par une communauté rurale. C’est celui qui est utilisé ici par J. Weulersse (1946) et que nous reprenons ici.

26.

Voir J. Weulersse (1946, p. 99-101)

27.

Ce terme désigne très généralement le territoire d’un village voire de celui de n’importe quelle cellule agricole (ferme…). Mais le terme finage désigne également le territoire agricole exploité, même si ce territoire n’a aucune unité administrative (George et Verger 1996). Nous adopterons le sens de « territoire agricole exploité par une unité administrative », définition qui correspond également à celle que nous avons adoptée pour le terme terroir.

28.

Weulersse (ibid., p. 99) parle de ces « qualités » qui dépendent notamment de « la profondeur relative des bancs rocheux, l’épaisseur et la nature des terres arables, les ondulations du relief constituant des creux où l’humidité se maintient et des bosses où le sol s’assèche, la proximité ou l’éloignement du village ».