1 - Des rivières « rares et languissantes » (Weulersse 1946)

Il y a une cinquantaine d’années, J. Weulersse, décrivant les environs d’Alep, montrait que le milieu naturel, aux points de vue climatique et lithologique, ne se prêtait pas à l’établissement d’un écoulement permanent et puissant. Il notait cependant la présence de sources sur le piémont du Taurus, mais constatait fort judicieusement que leur puissance était insuffisante pour créer un réseau hydrographique exoréique hiérarchisé. Seul le Sajour, à l’extrême nord de la Syrie, réussissait à rejoindre l’Euphrate.

Le Nahr ad-Dahab (Fleuve d’or) est un cours d’eau du nord du lac signalé dès le Ve siècle av. J.-C. (401) par Xénophon qui fut obligé de le franchir avec l’armée de Cyrus le Jeune 75 . Selon l’auteur, le fleuve atteignait alors 1 plètre de large (30 m), indication donnée sans autre précision (nous ne pouvons savoir s’il s’agit du lit majeur ou mineur). Aujourd’hui asséché toute l’année, il était encore alimenté par de puissantes sources localisées dans les environs d’Al-Bâb dans la première moitié du XXe siècle, comme le rapportent des récits de voyageurs. Ainsi, F. Cumont (1917) signale que ‘«’ ‘ à 20 minutes de Tel Batnâm, deux sources abondantes jaillissent sous les voûtes de rochers et forment un gros ruisseau qui entretient la fraîcheur dans les vergers de Al-Bâb où croissent encore, à côté des cyprès, des poiriers, des pommiers, des caroubiers vigoureux et dans ses jardins où prospèrent toujours les légumes et les fleurs ’ ‘»’ ‘ 76 ’. D’autres personnalités ayant parcouru la région à la fin du XIXe siècle évoquent le Nahr ad-Dahab. C’est le cas du Consul Honoraire de Belgique à Alep, A. Poche, qui, racontant ses souvenirs d’enfance à Alep à la fin du XIXe siècle, décrit un Nahr ad-Dahab coulant à « plein bords » et assurant la fertilité de vastes jardins où les aleppins aimaient à venir se reposer en croquant des grenades ou des oranges ou encore buvant le vin réputé de la région 77 . C’est également le cas de E.-G. Rey qui effectue une mission en Syrie du Nord entre 1864 et 1865 et qui parle, dans une première publication (Rey 1866, p. 347.), d’un « ruisseau » coulant près de Al-Bâb, qu’il assimile au Daradax de Xénophon. Il détaillera un peu plus tard sa description dans son « Essai géographique sur le nord de la Syrie », dans lequel il décrit le Nahr ad-Dahab, en localise la source entre les villages de Tedef et de Al-Bâb et son débouché ‘«’ ‘ dans un grand lac salé nommé es-Sabka ’ ‘»’ (Rey 1873, p. 342). Enfin, un dernier témoignage évocateur est celui du comte de Perthuis qui traverse la Syrie du Nord en 1866. Arrivant aux environs de la petite ville de Sfirat (située au nord-ouest du lac), ce voyageur décrit une ‘«’ ‘ grande bourgade dont les eaux d’une rivière voisine, élevée par de nombreuses norias, fertilise les beaux jardins ainsi que les terres arables d’alentours ’ ‘»’ (Perthuis 1896, p. 128). Il évoque également les orangers du village de Jabbûl, en bordure d’une petite rivière (le Nahr ad-Dahab).

En raison de l’accroissement de la population et surtout du développement intense de l’irrigation du coton à partir des années 1940, les ponctions dans la nappe ont entraîné l’assèchement progressif du Nahr ad-Dahab. En 1952, il ne coule plus que quelques semaines par an, à la fin de l’hiver (Hamidé 1959). Tronçonné en plusieurs sections, il fait aujourd’hui office de canal secondaire de l’eau d’irrigation ponctionnée dans le barrage de Tabqa (sur l’Euphrate, à l’est de la région) et amenée dans le nord de la région par le biais d’un large canal principal. L’assèchement du Nahr ad-Dahab est un des symboles de la fragilité du milieu dans cette région aride, fragilité qui s’exprime particulièrement à travers les écoulements de surface (et plus encore des écoulements permanents) et leur dépendance aux sources (et donc des réserves hydriques souterraines). Cette fragilité est clairement accentuée par l’intervention des hommes.

Le Comte de Perthuis signale l’existence d’un autre cours d’eau qui semble traverser Sfirat. Il est possible qu’il s’agisse du Nahr al-Beski, incision aujourd’hui peu marquée et inactive mais qui, selon A.R. Hamidé (1959), coulait encore dans les années 1950 grâce à une source au débit non négligeable (40 l/s). À l’est du Nahr ad-Dahab, des incisions non hiérarchisées, orientées nord-sud, ont creusé le glacis. Elles ont été façonnées par d’anciens cours d’eau et ne forment aujourd’hui que d’étroites vallées tapissées d’alluvions et de colluvions (provenant de l’érosion latérale) constituant un support favorable à la culture, dans lesquelles aucun écoulement ne subsiste.

L’est du lac était également parcouru, autrefois, par des cours d’eau. Certains ont pu être pérennes, comme le Wadi Abû al-Ghor, localisé dans le sud-est de la région. Ayant ses racines vers l’est et se raccordant vers le sud aux oueds descendant des glacis des Palmyrénides, son bassin-versant est très vaste. Par ailleurs bien hiérarchisé, ce cours d’eau témoigne d’une activité ancienne soutenue, accompagnée d’un débit qui a dû être relativement important. Aujourd’hui, la partie sud du réseau, constituée de très larges incisions, est totalement inactive. Seule une végétation plus dense qu’ailleurs, localisée dans les fonds d’oueds, témoigne de l’humidité qui y règne. Quant au cours d’eau principal, orienté vers l’est - nord-est, il ne fait qu’évacuer, avec un débit non négligeable (mais non mesuré), le surplus des eaux d’irrigation de la région de Meskéné vers la Sebkha Rasm ar-Ruam.

D’autres cours d’eau incisent le bas plateau à l’est du lac. Dans la partie est - nord-est du lac, il s’agit du Wadi al-Mawâlih et d’un autre oued, situé au sud et parallèle à ce dernier (qui ne porte pas de nom). Le premier, au réseau hiérarchisé, possède un vaste bassin-versant (environ 80 km²) qui s’étend à la fois vers l’est et vers le nord-est du lac. Le second, peu hiérarchisé et au bassin-versant moins étendu (50 km²), prend sa source dans le secteur de Meskéné à l’est. Le Wadi al-Mawâlih a été régulièrement alimenté dans le passé, comme en témoignent la hiérarchisation de son réseau et son enfoncement dans certains secteurs (jusqu’à 5 mètres). Mais l’absence de terrasses alluviales traduit cependant une dynamique fluviale marquée par un faible transport sédimentaire. Les deux oueds sont aujourd’hui utilisés comme canaux d’évacuation du surplus des eaux d’irrigation de la région de Meskéné.

Un quatrième oued complète le dessin du réseau de surface dans la partie est et sud-est de la région. Il s’agit d’un oued (qui n’a pas de nom) au réseau fortement hiérarchisé et au bassin versant peu étendu, parcourant le quart est - sud-est de la région au nord du Wadi Abû al-Ghor, avant d’aboutir dans le lac à la hauteur de la Sebkha Rasm ar-Ruam. Il semble que cet oued ne soit que très exceptionnellement actif aujourd’hui, ce dont témoignent les accumulations éoliennes qui en tapissent le fond (nebkhas, dunes allongées dans les incisions...).

Les oueds de l’est et du sud-est de la région, s’ils ne sont aujourd’hui que rarement actifs (sauf lorsqu’ils sont alimentés par des apports d’eau artificiels), témoignent presque tous d’une dynamique fluviale qui a été autrefois plus intense. La hiérarchisation de leur réseau en est l’expression. La région a donc connu, dans le passé, des périodes climatiques favorisant, plus qu’aujourd’hui, des écoulements de surface.

À l’ouest et au sud du lac, des cours d’eau ont entaillé les Jabals al-Has et Shbayth. Il s’agit d’oueds aux bassins-versants de petites dimensions. Leur lit est parsemé d’alluvions récentes régulièrement remaniées, témoignant d’une dynamique fluviale active lors de précipitations. Ils n’incisent jamais très fortement leur lit, dont la profondeur ne dépasse pas 3 m dans les vallées et diminue progressivement sur le piémont, en direction du lac, où les cours d’eau coulent parfois à fleur de sol. Fréquemment les incisions ne rejoignent pas le lac Jabbûl et les écoulements s’étalent alors directement à la surface des cônes alluviaux et des glacis. Une partie de ces cours d’eau a été, autrefois, alimentée par des sources localisées dans la partie supérieure du calcaire « crayeux » éocène situé sous la couverture basaltique des plateaux. Il en reste aujourd’hui des témoins encore actifs, aménagés par les hommes (à Khirbat al-Mû‘allak ou Shallalat Saghirat notamment). Leur débit n’est pas connu mais reste faible. D’autres traces de sources aménagées mais aujourd’hui inactives sont visibles sur le piémont et dans les vallées des plateaux 78 . Les aménagements témoignent du rôle fondamental qu’ont joué les sources dans l’occupation humaine et la mise en valeur agricole de la région et particulièrement des piémonts des jabals.

Des sources ont également existé au contact entre le piémont et le lac Jabbûl, en particulier à Um ‘amûd Saghirat 3, sur la berge sud-est du lac. Ces sources (qui peuvent être assimilées à des sources de débordement 79 ) sont apparues du fait de l’étroitesse du piémont dans ce secteur. La nappe phréatique 80 , bien alimentée par les écoulements sur les versants du Jabal al-Has tout proche, subit une forte pression au contact de la nappe salée et dense du lac Jabbûl, ce qui génère des griffons. La source évoquée plus haut est aujourd’hui polluée par les eaux salées du lac Jabbûl, en raison du volume plus faible de la nappe du piémont, responsable de la rupture de l’équilibre maintenu avec la nappe du Jabbûl.

Notes
75.

Xénophon d’Athènes, philosophe et historien grec né vers 430 av. J.-C. et mort vers 345 av. J.-C. Après avoir été disciple de Socrate, il prend part à l’expédition menée par Cyrus le Jeune contre son frère Artaxerxès, et joue un rôle important dans la retraite des Dix Mille, qu’il raconte dans l’Anabase. C’est au cours de cette expédition, en 401 av. J.-C., que Xénophon traverse la région et évoque un « fleuve » qu’il appelle Daradax et qui semble être assimilable au Nahr ad-Dahab.

76.

L’auteur décrit son itinéraire à travers la Syrie du Nord d’Alep à Membidj par Al-Bâb, empruntant la route suivie par l’empereur Julien lors de sa campagne contre les Parthes.

77.

Évocation citée par R. Tefnin (1977-1978).

78.

Elle seront évoquées dans la seconde partie, chapitre I, II, A, 2.

79.

Source située « au toit d’une roche imperméable, mais non au point le plus bas de la nappe ; la source peut tarir bien avant la nappe » (George et Verger 1996).

80.

« Volume de roche perméable dans laquelle l’eau peut circuler librement » J. Gogel 1980, p. 85. D’après l’auteur, citant Fourmarier (1939), on distingue : la nappe libre ou nappe phréatique, nappe ou partie de nappe comprise dans une couche aquifère dépourvue de toute couverture imperméable sur toute l’étendue considérée, donc pouvant recevoir directement en tout point les eaux d’infiltration et la nappe captive, nappe ou partie de nappe comprise dans une couche aquifère recouverte par une formation imperméable, donc ne pouvant recevoir directement les eaux d’infiltration. Voir aussi C. Cosandey et M. Robinson (2000).