3 - Le fonctionnement du lac Jabbûl

Le lac Jabbûl a probablement fonctionné comme une sebkha dans le passé, mais la présence d’un cours d’eau pérenne au nord (le Nahr ad-Dahab) a toujours permis qu’une partie de la dépression reste en eau toute l’année. Dans un passé proche (à la fin du XIXe siècle), les voyageurs qui traversèrent la région ont évoqué le lac Jabbûl.

C’est le cas du consul A. Poche, qui évoque un lac Jabbûl bien pourvu en eau, aux rives couvertes de fourrés de roseaux et sur lequel glissent des barques. E.-G. Rey (1873) l’évoque également en parlant d’un « grand lac salé nommé es-Sabka » sur les bords duquel « il se forme [...], durant les grandes chaleurs de l’été, une croûte de sel de 8 cm à 10 cm d’épaisseur que l’on recueille au mois de septembre. (...). La végétation de ses rives rappelle beaucoup celle de la Sabka de la mer Morte ». Enfin, le Comte de Perthuis (1896, p. 127) parle d’une « très grande nappe d’eau ». Dans ces descriptions on peut retrouver les grands traits du fonctionnement actuel. Le lac est en eau une partie de l’année, puis connaît un assèchement partiel lors des grandes chaleurs estivales, période durant laquelle l’évaporation est telle que le sel cristallise en surface. Les récits de voyageurs sont des documents riches mais doivent être maniés avec précaution car on ne connaît pas toujours la saison du voyage ainsi que la perception des voyageurs qui peut « orienter » leur description.

Plus récemment, le fonctionnement du lac Jabbûl a été modifié. En effet, au moment du développement de l’irrigation dans la région, après la mise en eau du barrage de Tabqa (1973), le lac Jabbûl a été utilisé comme le réceptacle naturel des eaux de drainage et des surplus d’irrigation. Au départ localisées uniquement dans la région de Meskéné, à l’est du lac Jabbûl, les zones irriguées se sont étendues au nord et au nord-ouest de la région, ainsi que, dans une moindre mesure, au sud-sud-est, près du débouché du Wadi Abû al-Ghor. Récemment (à la fin des années 1990) des zones d’irrigation ont pu être mises en œuvre dans l’ouest de la région, jusqu’à Haklâ, grâce à l’extension du canal d’irrigation qui terminait sa course, auparavant, à Sfirat. (figure 11). Cette irrigation nouvelle a contribué à accroître le bilan hydrique du lac.

Le lac commence à se remplir dès le début de la saison pluvieuse, c’est-à-dire dès l’automne, et reste en eau jusqu’au milieu du printemps, lorsque l’évaporation devient très forte et que les pluies sont de plus en plus rares. À partir de ce moment-là le lac s’assèche progressivement en commençant par le sud, tandis que les coins nord-ouest et nord-est et une partie de la Sebkha Rasm ar-Ruam restent en eau, du fait des surplus des eaux d’irrigation et de l’eau de drainage de ces zones irriguées, déjà évoqués. Les zones irriguées étant exploitées toute l’année, le lac bénéficie d’un apport d’eau permanent. Durant l’hiver, cet apport d’eau se cumule avec les précipitations et le lac est totalement en eau. D’après les populations locales et nos propres observations, il semble que ce phénomène se répète chaque année, même lors d’année sèche. Dans ce dernier cas, la nappe d’eau persiste moins longtemps. À la sortie du printemps, les apports hydrauliques se limitent aux seules eaux de surplus d’irrigation. Cet apport diminue progressivement à la hauteur du Lac Jabbûl, en raison de la forte évaporation et de l’évapotranspiration des plantes dans la ferme de Meskéné. Le lac n’étant presque plus alimenté en eau, la nappe d’eau s’évapore presque entièrement, hormis les secteurs évoqués plus haut. Dans la Sebkha Rasm ar-Ruam, la nappe d’eau se maintient durant l’été sur une plus grande surface et sur une plus importante épaisseur que dans les coins nord-est et nord-ouest. Mais ce cas est un peu particulier car cette partie de la dépression est isolée du reste lac et possède une profondeur par endroits importante (jusqu’à 2 m). Ces raisons expliquent également sa permanence 83 .

L’alimentation artificielle du lac le maintient donc en permanence partiellement en eau ce qui, aux dires des habitants, n’était pas le cas auparavant, hormis dans la zone nord-ouest. En effet, ce secteur, dans lequel débouchait le Nahr ad-Dahab autrefois pérenne, était artificiellement maintenu fermé et isolé du reste du lac pour les besoins de l’exploitation du sel. C’est d’ailleurs cette portion du lac qui était considérée comme le véritable « lac » Jabbûl sur les cartes antérieures aux années 1950 (en particulier les cartes dressées par les services géographiques de l’armée française dans les années 1930).

La dépression (il s’agit d’une zone légèrement subsidente, nous le verrons plus loin 84 ), constitue une unité morphologique complexe. Elle présente certaines caractéristiques des sebkhas : elle s’assèche en période sèche et elle subit une érosion éolienne après floculations des argiles en particulier en raison de la très forte proportion de sels (chlorures et sulfates) ; en période humide elle est recouverte par une fine nappe d’eau ; le fond de la dépression est horizontal et la nappe d’eau n’est jamais très épaisse. Ces éléments caractérisent la partie principale de la dépression. Mais une sebkha n’est pas alimentée par un cours d’eau pérenne. Il s’agit d’une unité morphologique des régions arides alimentée par des écoulements temporaires. La dépression du Jabbûl étant alimenté par un cours d’eau permanent dans son quart nord-ouest, elle ne peut être totalement assimilée à une sebkha. Dans ce secteur, une nappe d’eau se maintenait et se maintient aujourd’hui en permanence, d’où le qualificatif de « lac » Jabbûl sur les cartes relevées par les Français. Par ailleurs, la Sebkha Rasm ar-Ruam, au sud-est, présente plutôt les caractéristiques d’un petit lac, en raison de son surcreusement par rapport à l’ensemble de la dépression du Jabbûl. Sa nappe d’eau peut en effet atteindre 2 m. Cette permanence de la nappe d’eau est due en premier lieu, aujourd’hui, à la présence du Wadi Abû al-Ghor et en second lieu, au surcreusement de la dépression à cet endroit. Mais dans le passé, malgré un fonctionnement temporaire du Wadi Abû al-Ghor, la dépression se remplissait en hiver et se maintenait en eau plus longtemps (peut-être toute l’année) que dans le reste du lac Jabbûl en raison de ce surcreusement. Il en résulte que le fonctionnement de la dépression du Jabbûl, aujourd’hui comme autrefois, est complexe. Il s’agit d’une unité hétérogène qui, en raison de sa localisation dans la partie occidentale des marges arides (entre les isohyètes de 200 mm et de 300 mm de précipitations annuelles moyennes) n’est ni complètement assimilable à une sebkha, ni à un lac. Le qualificatif de lac temporaire est approchant de la réalité au point de vue hydraulique, mais il ne reflète pas la dynamique morphologique de l’unité, à savoir l’action du vent sur le fond d’une grande partie de la sebkha en période sèche, l’érosion qui en résulte et les dépôts éoliens sous le vent, typiques des sebkhas. On s’en tiendra donc au terme plus simple utilisé dans ce travail, en qualifiant la dépression de « lac », le terme validant un usage mais ne reflétant pas totalement la réalité géographique complexe. Ce qualificatif nous semble par ailleurs plus approprié que celui de sebkha, car c’est ce vers quoi la dépression évolue aujourd’hui.

Notes
83.

Depuis quelques années le lac est « loué » par une famille pour en exploiter les ressources piscicoles. Celles-ci étant concentrées dans la Sebkha Rasm ar-ruam, les pêcheurs ont obstrué le canal la reliant au Jabbûl. De ce fait, l’eau se maintient à un niveau relativement haut.

84.

Se reporter au chapitre II, III, A, 4, b.