3 - La place du dépôt « lacustre » dans la chronologie

La mise en place de cette formation est difficile à caler chronologiquement étant donné qu’elle n’est pas directement en relation avec une des surfaces d’aplanissement ou une des terrasses décrites précédemment. Cependant nous possédons une information qui nous permet d’évaluer son âge, au moins relatif. Il s’agit de la phase de creusement très vigoureuse qui a suivi le dépôt de cette formation. On constate la puissance de ce creusement aussi bien au regard de son étendue ‑ la surface du lac atteint 300 km² ‑ que de sa profondeur, jusqu’à 10 m (plus de 5 m jusqu’au plancher de la sebkha Rasm ar-Ruam, puis de nouveau 5 m d’après ce qu’a révélé le forage réalisé dans la même dépression).

Or si les périodes de creusement des vallées, dans la zone continentale sèche du Proche-Orient, paraissent se situer au cours des transgressions marines, c’est-à-dire durant les périodes interglaciaires à tendance humide, il n’en est pas de même pour les dépressions endoréiques. Dans ces milieux naturels, le creusement des dépressions ne peut se faire que dans des conditions climatiques sèches, sous l’action combinée de l’eau en faible quantité, de la chaleur et du vent. C’est donc probablement durant une période glaciaire et surtout le maximum de cette période, plus aride, que le creusement de la sebkha a eu lieu. Précisons que, durant les maximums glaciaires, le climat des secteurs de marges désertiques est plus aride et se refroidit probablement ; mais ce refroidissement n’a rien de commun avec ce qui se passe dans les régions périglaciaires (on n’observe d’ailleurs aucune trace de morphogenèse de climat froid). L’ambiance climatique reste donc probablement suffisamment chaude et sèche pour permettre une érosion éolienne.

La sédimentation quant à elle aurait pris place au cours d’une période un peu plus humide, marquée cependant par des phases d’aridité, probablement durant un interglaciaire (les interglaciaires ne sont pas « humides » en continu et cette humidité reste relative, dans une ambiance régionale sèche). L’alternance de strates de gypse et d’un sédiment calcaire très fin peut s’expliquer de la manière suivante : l’action des eaux de ruissellement apporte à la dépression les sédiments fins qui constituent une couche imperméable recouvrant les évaporites déjà cristallisées et les protégeant contre la redissolution. La couche d’eau présente s’évapore ensuite, permettant aux sels de se cristalliser de nouveau et de constituer une nouvelle couche d’évaporites. L’épaisseur des couches de sédiment calcaire et de gypse (jusqu’à 20 cm pour les premières et 2 cm à 3 cm pour les secondes) témoigne de phases de sédimentation et d’aridité relativement longues. Il ne s’agit pas d’une dynamique annuelle. Le climat est irrégulier et peut connaître de longues phases durant lesquelles les précipitations sont suffisamment importantes pour empêcher une forte évaporation ; à l’inverse, il connaît des périodes d’évaporation également très longues, car la cristallisation du gypse nécessite l’évaporation d’une lame d’eau épaisse : 5000 m pour 3 m de gypse (Gaucher et Burdin, 1974). Il est délicat d’extrapoler, à partir de ces données, la nappe d’eau nécessaire à la cristallisation de quelques centimètres de gypse, comme on peut l’observer dans la région. Mais ces chiffres fournissent une échelle de grandeur. Cela signifie que l’évaporation a du être très importante et se produire très régulièrement durant de longues phases. Le dépôt a donc eu lieu durant une période marquée par une irrégularité climatique très forte, caractérisée par des cycles d’humidification/dessiccation long et contrastés.

L’analyse pollinique (réalisée par J. Argant 124 ) sur des échantillons prélevés dans les sédiments lacustres a montré la présence de grains de pollen dans les couches calcaires tandis que les couches de gypse n’en contenaient pas. Bien que ces grains soient très peu nombreux (concentration pollinique de 3 à 18 grains par gramme de sédiment traité), les résultats sont intéressants et appellent quelques remarques. Les grains de pollen possèdent presque tous leur contenu cellulaire, ce qui implique un enfouissement très rapide et l’absence de toute dégradation par les micro-organismes, ce qui est très rare dans les dépôts sédimentaires. À l’exception d’un pollen de Poaceae, tous les grains observés appartiennent à des arbres, principalement des feuillus. Ce sont Corylus (le noisetier), Platanus (le platane), Quercus (le chêne), Carpinus cf. orientalis (le charme), Juglans (le noyer) et Alnus (l’aulne). Un seul conifère est représenté, Pinus (le pin), dont le pollen est réputé être transporté par le vent sur de longues distances. Étant donné le contexte actuel, ces arbres représentent l’image d’une végétation disparue, dans un milieu bioclimatique plus humide. Il faut cependant garder à l’esprit que les grains de pollen sont aisément transportés par le vent. La présence de ces gains de pollen et surtout leur petit nombre, dans les sédiments du lac Jabboul, témoignent donc peut-être de ce transport.

Cependant, même transportés, ces grains témoignent d’une ambiance climatique plus humide en périphérie de la région. Si on considère que ces grains de pollen ont une origine régionale, l’analyse pollinique confirment l’hypothèse selon laquelle le sédiment calcaire se serait déposé durant des phases moins arides que l’actuelle. L’ensemble du dépôt « lacustre » aurait eu lieu au cours d’une période interglaciaire marquée donc par l’alternance de phases humides (présence d’un lac et dépôt du sédiment fin calcaire) et de phases très sèches (évaporation de la lame d’eau, assèchement du lac). La très bonne conservation des grains de pollen est probablement due à la texture très fine et la compacité du sédiment carbonaté, ralentissant la pénétration de l’air et des micro-organismes.

La dernière grande transgression marine, ou interglaciaire, remonte au stade isotopique 3, entre 60 ka BP et 35 ka BP C’est vraisemblablement durant cette période que la formation « lacustre » s’est établie. En effet, d’après les courbes de la température de surface de l’Atlantique nord qui servent de repères aux chronologies des périodes glaciaires et interglaciaires (figure 15), cet épisode a été climatiquement irrégulier et a connu une alternance de phases « humides » et de phases de forte aridité. La très importante régression marine qui a suivi correspond au dernier maximum glaciaire, entre 25 ka BP et 15 ka BP C’est probablement au début de cette période, voire à la transition avec la période précédente que le creusement a pris une ampleur suffisante pour façonner la dépression dans ses limites actuelles. Ce creusement a pour conséquence une phase de sédimentation éolienne importante qui a conduit à la mise en place, à l’est et au sud du lac principalement, de la formation limono-gypseuse que l’on observe au-dessus de la formation « lacustre » (le creusement n’a donc pas affecté l’ensemble de la formation et notamment sa périphérie). Son âge est antérieur au Paléolithique supérieur puisque l’on retrouve, en surface, des outils datant de cette époque et plus précisément du Kébarien (16500 BP).

Notes
124.

Palynologue, membre associé à Archéorient.