Deuxième partie : l’occupation humaine autour du lac Jabbûl depuis la fin du Paléolithique supérieur

Introduction : le rôle grandissant de l’Homme dans l’évolution du milieu

Le rôle de l’Homme en tant qu’agent ou facteur de l’évolution du milieu ne se fait véritablement jour que depuis la sédentarisation et le développement de l’agriculture au Néolithique. Néanmoins, ces deux mouvements sont des processus de longue haleine, et l’impact des activités humaines ne s’impose pas partout à la même vitesse et de la même manière sur le milieu naturel. Il semble que ce processus soit très variable à l’échelle régionale et dépende de nombreuses conditions (type d’occupation, nombre d’habitants, mode d’exploitation du sol, secteurs exploités, contexte naturel et rôle des composantes dynamiques du milieu…).

Pour le Levant sud, par exemple, les hypothèses sont contradictoires. Pour U. Baruch (1994), l’empreinte de l'Homme sur la végétation naturelle ne devient évidente que dans la seconde moitié du deuxième millénaire av. J.-C. L’auteur observe en effet, dans les diagrammes polliniques concernant cette époque, un déclin des composantes forestières naturelles (conifères, chênes verts) aux dépens des arbres cultivés et autres plantes caractéristiques de l’activité agricole.

D’autres auteurs estiment plutôt que l’impact de l’Homme se fait jour dès le Néolithique. Ainsi, I. Köhler-Rollefson et G. O. Rollefson (1990) arrivent à la conclusion que l'abandon du grand site de ‘Ain Ghazal, en Jordanie, est dû à une détérioration d’origine anthropique de l'environnement naturel. Ce site, occupé dès le PPNB (7250-6000 av. J.-C.), se développe au cours du PPNC (6000-5500 av. J.-C.) et jusqu'au Yarmoukien (5500-5000 av. J.-C.), époque où il disparaît. Selon les auteurs, la raison serait liée au type d'utilisation du sol : l'association d’un élevage caprin intensif (ces animaux constituent 90 % de la faune à la fin de la période) et de la culture paraît avoir conduit à la dégradation du milieu naturel. L’exploitation de la chèvre aurait connu un tel essor qu’elle aurait favorisé une forte augmentation du nombre de habitants, tout en engendrant une réduction de la flore sauvage (en particulier les petits arbustes dont les chèvres sont friandes). Cette pression grandissante sur le milieu naturel (des hommes et des animaux semi-domestiques) aurait provoqué une érosion des sols en raison du surpâturage et du défrichement. La « compétition spatiale » qui existait déjà entre les espaces cultivés et ceux réservés à l’élevage se serait ensuite accentuée au profit des premiers. La distance aux pâturages se serait alors accrue. Répondant à cette situation, les occupants se seraient adaptés en organisant des déplacements saisonniers pour nourrir les troupeaux loin des zones de cultures. Ceci aurait constitué une première étape vers la semi-sédentarisation et aurait conduit à l’abandon du site. Les cultivateurs se seraient alors scindés en petits groupes (avec chèvres et porcs domestiques) et auraient migré vers des milieux encore vierges.

L’incertitude quant au cadre temporel qui vit naître l’influence de plus en plus décisive de l’Homme sur la nature s’explique en premier lieu par l’imprécision que ce terme recouvre. S’agit-il d’une action destructrice des sociétés sur le milieu naturel ? S’agit-il seulement d’une possibilité de transformer ce milieu pour l’exploiter ? En second lieu, si l’on considère qu’« influence » signifie le poids grandissant de l’Homme sur le milieu naturel, entraînant une transformation de ce milieu naturel, il s’agit d’un phénomène très variable dans le temps et dans l’espace (donc imprécis). On l’a vu, au sein d’une même région, ce phénomène ne se produit pas du tout au même moment et n’est pas le fait des mêmes populations. Il est donc assez clair que de nombreux paramètres rentrent en compte et ne sont pas présents partout au même moment (rôle des modes d’occupation et de mise en valeur du sol, de la pression démographique, des conditions édaphiques et climatiques…).

Dans la réflexion menée ici, on ne peut donc que se limiter à deux faits relativement bien datés et lourds de conséquences pour le milieu : d’une part, la capacité des sociétés à agir sur le milieu naturel, à modifier éventuellement son évolution, qui prend une ampleur inégalée à partir du moment où la révolution néolithique se généralise ; d’autre part, l’influence potentiellement destructrice de l’Homme sur le milieu naturel, qui n’a jamais été aussi grande qu’aux époques modernes et contemporaines, c’est-à-dire depuis environ 500 ans.

Mais la question est en fait moins celle de l’action de l’Homme sur le milieu naturel, que celle des conditions de l’évolution du milieu dans son ensemble. Celle-ci est bien en évidence dans la situation décrite à ‘Ain Ghazal. Dans ce cas, il est possible qu’une pression démographique forte ait eu pour conséquence la dégradation rapide du milieu naturel (c’est l’avis de Köhler-Rollefson et Rollefson 1990). Mais il nous semble également possible que, dans la précocité de ce processus, rentre pour une part la fragilité de cet espace de marge aride et de son équilibre hérité. L’accentuation de la pression humaine et de la mise en valeur des sols aurait suffit pour que l’équilibre du milieu soit brisé. Dès lors, le phénomène de dégradation du milieu (au point de vu de la mise en valeur agricole) aurait été engagé. On peut supposer, par ailleurs, que dans des conditions semblables, avec un contexte environnemental en équilibre précaire, une intervention de la composante dynamique du climat aurait pu avoir des conséquences directes sur l’évolution du milieu. Il existe, en effet, un seuil d’équilibre au-delà duquel un changement du climat peut avoir une influence sur le milieu naturel (dans un sens positif ou dans un sens négatif) et donc sur l’Homme qui l’exploite. On voit donc là l’extrême imbrication de l’action de l’Homme et des déterminants naturels dans l’évolution du milieu et cela, particulièrement, dans les régions de marges arides.

La notion de seuil d’équilibre est intéressante, car elle permet d’expliquer les phases d’évolution parfois brutales du milieu, sans avoir recours à un déterminisme humain ou naturel, mais en partant de l’analyse du géosystème. Ce seuil dépendrait donc non seulement de l’état du milieu naturel, mais également du type de pratiques agro-pastorales, de la pression démographique, de l’adaptation des sociétés et de leur capacité à se prémunir contre de tels bouleversements, ou à les intégrer, en modifiant leurs pratiques traditionnelles (résilience)... On retrouve là une partie des paramètres évoqués plus haut, entrant en compte dans l’évolution du milieu naturel. On peut percevoir, à partir de cette notion de seuil d’équilibre, que le rôle des facteurs humains dans l’évolution du milieu sera plus important à partir du Néolithique. L’Homme n’est alors plus un simple acteur passif de l’évolution du milieu (chasseurs-cueilleurs nomades) mais devient un facteur actif, en interaction avec l’environnement naturel, capable d’adapter ses pratiques en fonction des évolutions du milieu, qu’elles soient provoquées ou subies. C’est ainsi que l’abandon d’‘Ain Ghazal illustrerait l’influence déterminante de l’Homme sur le milieu naturel qui, par son action, aurait rompu l’équilibre du milieu et provoqué son évolution spécifique, conduisant à la migration des habitants.

Au bout du compte, la notion de seuil d’équilibre et l’émergence de nouveaux rapports entre les sociétés et le milieu naturel au Néolithique voire même dès le Natoufien (début de la sédentarisation, ca 12500-10000 av. J.-C.), met en évidence la naissance, à ce moment là, au Proche-Orient, de la notion de « milieu », c’est-à-dire un contexte environnemental évoluant sous les influences partagées des sociétés et des composantes naturelles. On ne peut plus envisager, dès lors, un environnement soumis à l’influence exclusive du « milieu naturel ». On peut simplement supposer que, dans un premier temps, la nature a gardé une influence très forte et ce, particulièrement dans les zones sèches, très sensibles aux variations climatiques. C’est le point de vue de P. Sanlaville (1996), qui place la limite de l’influence décisive du milieu naturel sur les sociétés, à la fin du Néolithique (7000 BP) 126 . Mais la corrélation systématique du contexte climatique et de la densité de l’occupation, opérée par l’auteur, si elle est enrichissante, doit, à notre sens, être nuancée en permanence par l’apport des données socio-historiques. On l’a vu, les sociétés ont pu être, très tôt, à l’origine de l’évolution du milieu.

C’est dans cette optique que nous tenterons d’analyser la présence humaine dans la région du lac Jabbûl, en mettant l’accent sur l’évolution des modes de mise en valeur agricole, de la densité des sites, des types de sites… en fonction du contexte naturel et historique.

Notes
126.

L’auteur rappelle que, sans établir de lien univoque entre sociétés humaines et milieu naturel, on constate « une double convergence. D’une part [...] lors des périodes de péjoration climatique et en raison de conditions de vie plus difficiles, les sites se cantonnent dans les zones les plus favorables, tandis que leur nombre diminue [...] ; au contraire, au cours des phases d’amélioration climatique, la densité des sites augmente très nettement et les marges semi-arides sont colonisées ». Par ailleurs, d’après l’auteur, les modes d’utilisation du sol eux-mêmes changent en fonction des modifications climatiques. Ainsi, les changements socio-économiques décisifs (sédentarisation, manipulation des céréales, nomadisme pastoral), entre 20000 BP et 7000 BP, auraient eu lieu lors de périodes climatiquement défavorables. L’environnement naturel serait donc le facteur déclencheur des grandes étapes originelles de l’évolution humaine au Proche-Orient.