D - Le sel (chlorure de sodium)

Le sel de la dépression du Jabbûl constitue également une ressource dont l’Homme a pu tirer profit. Le sel est localisé dans les sédiments argileux (5 m à 10 m d’épaisseur) qui tapissent le fond de la dépression, où il se présente sous forme de petits cristaux parfois stratifiés. Son origine n’est pas très clairement établie. D’après V.P. Ponikarov et al. (1966), la présence du sel serait à mettre en relation avec la salinisation naturelle d’un grand bassin intracontinental qui se serait asséché ensuite sous un climat chaud et sec. Le sel aurait ensuite précipité. Les auteurs ne précisent pas l’âge de cette formation. Ils signalent qu’il existe du sel dans le calcaire marneux éocène, à plus de 70 m de profondeur. Mais ils précisent également qu’ils n’en ont pas découvert dans des roches d’âges similaires affleurant sur l’île d’al-Wasta, dans la moitié nord du lac, ainsi qu’au nord du lac (d’après les données d’un forage). Ces mêmes auteurs signalent que la région a connu une ultime transgression marine au Miocène moyen. Ainsi, il est possible que l’activité tectonique qui a suivi cet épisode ait individualisé une dépression à laquelle appartiendrait le lac Jabbûl actuel. Des remontées d’eau chargées en sels (chlorures et sulfates) se seraient ensuite mêlées aux sédiments limono-argileux récents du fond de la dépression.

Le sel a besoin d’eau pour se dissoudre, avant de recristalliser au moment de l’évaporation de cette eau. Pour produire une quantité importante de sel (plusieurs centimètres) il faut donc une épaisse lame d’eau (50 cm à 80 cm selon son degré de salinité) et cette dernière doit être la plus claire possible.

L’exploitation du sel du lac Jabbûl est sans doute très ancienne, tant la production « naturelle » est abondante et peut être récoltée relativement aisément (une croûte de sel de un à deux centimètres d’épaisseurs apparaît à la surface, à la place de la couche d’eau, à la fin du printemps et au début de l’été). Cependant, il n’existe pas de mention précise de récolte dans le lac Jabbûl ni d’aménagements dans le lac avant l’époque classique. On connaît seulement, dès le 2e millénaire BC, un sel particulier appelé tabat amurri (le sel des amorites). Il s’agirait d’un sel récolté par les bédouins et commercialisé par eux pour le compte du pouvoir central (Potts 1983). Il est possible que ce sel ait été exploité depuis plusieurs zones de production, dont le lac Jabbûl.

L’exploitation du sel est attestée à la fin de l’antiquité classique, comme en témoigne un texte qui rapporte le parcours d’Athanase le chamelier, religieux du monastère de Qenneshré sur l’Euphrate, ‘«’ ‘ venu en 594 charger du sel pour son couvent avec un ‑ ou plusieurs ‑ chameaux, quand il est choisi pour succéder au patriarche monophysite d’Antioche (591-594) ’ ‘»’ (Gatier 2001, d’après Michel le Syrien). Le sel aurait alors été exploité dans l’agglomération de Jabbûl, au nord du lac ainsi que dans l’ouest du lac, aux sites de Jbayn 2 et Jbayn 3 (cf. planche 12 photo A). La production de sel est également évoquée à plusieurs reprises dans des périodes plus récentes. C’est le cas dans les comptes concernant les revenus du trésor du royaume ayyoubide d’Alep (XIIe-XIIIe siècle), sous Yousouf II, durant lequel les recettes liées au sel de Jabbûl sont évaluées à 350000 dinars (Sauvaget 1941) 139 . Il n’y a pas de chiffres précis quant à l’importance de la production de sel à cette époque ni aux époques antérieures. Mais on sait que le sel rentrait dans la composition du savon. Or l’industrie du savon est très ancienne et très florissante dans la ville d’Alep. Il y a donc probablement un lien entre le développement de cette industrie et la présence, à une quarantaine de kilomètres, de la dépression salée de Jabbûl.

Dans les années 1950, on produisait encore un gros volume de sel au village de Jabbûl, là où le Nahr ad-Dahab débouche dans le lac. Ce cours d’eau permanent, à l’époque, fournissait en effet une eau claire et suffisamment abondante. Ce sel était produit grâce à la présence de bassins sur une surface totale de 170000 m², dans lesquels l’eau était pompée. Dans les années 1950, la production annuelle de sel atteignait entre 20000 et 25000 tonnes (Ponikarov et al. 1966, Hamidé 1959). Dans les années 1970 elle atteignait 30000 tonnes par an (Wirth 1971). Depuis, la production de sel s’est ralentie, pour presque disparaître aujourd’hui, en raison de la présence de sels toxiques provenant des engrais utilisés pour l’irrigation et du tarissement du Nahr ad-Dahab. En plus des salines, une levée de terre maintenait l’eau le plus longtemps possible dans le secteur, sur une surface équivalent à environ 1/7e du lac Jabbûl. Cette levée artificielle a souvent été confondue avec la limite d’un lac permanent. Elle est représentée sur toutes les cartes anciennes et en particulier celle levée par les Français dans les années 1930. S’il s’agissait bien d’un lac permanent, puisque l’eau y perdurait probablement toute l’année, il n’était pas d’origine naturelle.

Notes
139.

R. Tefnin (1977-78) parle d’une « industrie saunière déjà florissante au Moyen Âge ».