2 - Les aménagements hydrauliques

a - Les qanâts : des aménagements hydro-agricoles

Une qanât est une galerie drainante souterraine subhorizontale destinée à capter l’eau d’une nappe souterraine ou d’une source et à la conduire par gravité jusqu’à un débouché situé parfois à plusieurs kilomètres en aval, où elle servira à l’irrigation des cultures ou aux usages domestiques 158 .

Les qanâts sont généralement localisées sur les piémonts, où elles profitent du pendage des couches géologiques et de l’écoulement des eaux par gravité. Elles apportent l’eau en aval, dans des espaces occupés par des jardins irrigués. Leur dimension est variable, de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres voire plusieurs dizaines de kilomètres. En moyenne, les dimensions sont de l’ordre du kilomètre : en Iran, où ce système s’est fortement développé, 80 % des qanâts n’atteignent pas 5 km (Boucharlat 2001). Rappelons que l’intérêt de ces aménagements hydrauliques réside dans leur fonctionnement continu, permettant l’alimentation en eau tout au long de l’année sans dépense d’énergie humaine autre que pour l’entretien ou animale et avec des pertes minimales.

Quelques qanâts ont été observées dans les vallées des Jabals al-Has et Shbayth et débouchant sur les piémonts. Mais la grande majorité de ces aménagements (environ 40) se localise sur le glacis au nord du lac (figure 59). Il s’agit très généralement de constructions de dimension modeste. Au nord du lac, la majorité des qanâts mesure entre 500 m et 1000 m ; certaines atteignent plus de 2 km, et d’autres, à l’inverse, ne dépassent pas 200 m. Le grand nombre de qanâts et leur faible dimension est surprenant dans un terrain aussi peu incliné. Il semble donc qu’elles ne récupèrent que l’eau de la nappe phréatique superficielle, ce qui soumet leur fonctionnement aux éventuelles fluctuations saisonnières des précipitations 159 . À l’inverse, les aménagements de plus grande dimension et surtout, localisés sur les piémonts, atteignent l’eau plus profondément dans la nappe (une dizaine de mètres dans la qanât de Shallalat Saghirat, sur le piémont du Jabal al-Has). Dans le cas présent les qanât ont donc été construites à une époque où le sommet de la nappe était élevé. Leur multiplication, qui témoigne de l’engouement pour cette technique d’irrigation, suppose une efficacité certaine. Mais, la question de la fluctuation du sommet de la nappe reste posée. On ne peut, pour le moment, rien affirmer quant à cette fluctuation. Mais l’organisation agricole donne un élément d’explication. En effet, la plupart des secteurs irrigués, de dimension variable 160 est située dans les vallées, en contrebas des glacis. Or les qanâts sont souvent forées dans ces glacis et débouchent dans les vallées. Ce dénivelé de plusieurs mètres a donc pu suffire à protéger le système de la fluctuation des nappes.

Sur les photographies aériennes de 1958 on constate que certaines qanâts ont été remises en état 161 et sont utilisées pour l’irrigation de parcelles de culture ou de jardins. Les canaux d’amenée d’eau achèvent leur course souvent à ciel ouvert (sur quelques dizaines de mètres), dans une zone de culture. Mais la différence avec l’époque romano-byzantine, c’est que dans les années 1950, la plupart des qanâts ne sont utilisées, au moins une partie de l’année, que comme simple canal d’amenée d’une eau qui est pompée mécaniquement à partir d’un puits.

Dans les vallées des piémonts, nous avons observé cinq qanâts ainsi qu’un long et étroit canal courant à l’air libre. Ce dernier et trois qanâts se localisent dans le Jabal al-Has, tandis que nous en avons relevé deux dans le Jabal Shbayth. Leur dimension varie entre 800 m et 2 km. Dans le Jabal al-Has, les deux aménagements les plus importants sont ceux de Khanasir et de Shallalat Saghirat. Le premier, qui fonctionnait encore dans les années 1950, mesurait à l’époque plusieurs kilomètres. Il débitait alors 8 l/s et alimentait une zone de jardins (15 ha) à proximité de la ville (Hamidé 1959). Le second, d’une longueur d’environ 500 m, est encore aujourd’hui en activité (planche 11, photo A). Son débit est assez faible et fluctuant (il n’existe pas de données précises), et certaines de ses galeries latérales se sont effondrées. Mais il est toujours utilisé pour les besoins des bêtes et des hommes, et le surplus sert à alimenter une petite zone de jardins à l’aval du village (5 ha). Le petit site archéologique auquel est associé cette construction n’est pas daté. Mais différents indices (présence de linteaux comprenant des croix byzantines, restes de chapiteau) peuvent faire supposer un âge au moins byzantin. La qanât pourrait dater de cette période, d’autant plus que l’exploration de la galerie a révélé la présence de croix à chevrons gravées sur les parois.

Dans la vallée adjacente, au nord, se trouve le grand site de Khirbat al-Mû‘allak. L’église autour de laquelle le site est établi a été datée par des inscriptions de 606 AD (Prentice 1908). La vallée est parcourue par un petit canal situé en bordure de l’incision du fond de la vallée, qui relie une source en amont au site d’occupation. Ce canal mesure environ 1 km de long. Il est constitué de blocs taillés successifs de 30 cm de large sur 70 cm à 80 cm de long, creusés dans la longueur, l’ensemble inséré entre deux blocs taillés et placés sur un mur bas (planche 12, photo C). L’étroitesse de ce canal offrait un apport en eau assez faible mais, là encore, continu. Il servait probablement à l’irrigation de jardins et probablement à l’alimentation en eau des habitants, aidé en cela par un grand nombre de citernes.

Dans la petite vallée de Jub al-‛ali, au nord du Jabal Shbayth, une qanât dont on observe, sur le terrain, une partie des puits, se prolongeait encore dans les années 1950 jusque dans le village moderne, sur le piémont. Il est difficile de comprendre à quel site d’occupation on doit relier cet aménagement. Jub al-‛ali n’est pas un site ancien. Seule, une petite ferme byzantine se localise sur le versant de la vallée. Il est possible qu’elle soit à l’origine de cet aménagement, avec lequel elle aurait pu pratiquer une irrigation en fond de vallée. Il est également possible que cette qanât ait été construite par les habitants de l’agglomération de Rasm Ahmar, à moins d’un kilomètre en aval, sur le piémont. D’après certains villageois, les puits de la qanât se poursuivaient autrefois jusqu’au site en question. Cet aménagement aurait donc été réalisé dans le but de fournir une ressource en eau continue sur le piémont, en vu d’alimenter en eau les hommes et le bétail et peut-être, secondairement, d’irriguer des jardins. En amont de la vallée adjacente, les restes d’un aménagement hydraulique (5 puits carrés de plus de 13 m de profondeur) peuvent être notés au village de Hayât Saghirat.

Une longue qanât a été observée dans une vallée au sud-est du Jabal Shbayth. Elle mesure environ 2 km. Elle est associée à un grand site archéologique situé en amont, sur le plateau (al-Hammam), et un plus petit site en aval, dans le fond de la vallée. Elle servait probablement à l’irrigation de parcelles de cultures situées sur le piémont et dans la vallée.

La datation de ces aménagements est peu aisée. G. M. Schwartz et al. (2000) en ont signalé quatre lors de leur prospection du nord du lac Jabbûl, mais ils ne les ont pas datés (ils supposent qu’elles datent de l’époque byzantine ou islamique). Il est nécessaire de connaître et de dater le site archéologique auquel ils se rattachent, ou de relever d’autres indices, comme le mode de construction, car le site peut avoir connu plusieurs phases d’occupation, ce qui est fréquemment le cas dans la région du lac Jabbûl. Seules les qanâts du sud de la région ont été datées individuellement. Quant aux nombreuses qanâts du nord du lac elles appellent probablement une datation plus globale.

D’après P. Lombard (1991), pour ce qui concerne les régions traditionnellement utilisatrices des qanât, à savoir l’Iran et le sud de la péninsule arabique, rien ne permet de faire reculer la date des plus anciens de ces aménagements avant la fin du second millénaire av. J.-C 162 . On peut donc partir de cette proposition pour supposer que les qanâts présentes dans la région du lac Jabbûl sont au moins postérieures à la fin du Bronze ancien (2900-2100 av. J.-C.). Nous avons observé 40 qanâts qui sont le plus souvent associées à de petites agglomérations et rarement à des tells. Après la période de l’âge du Fer, la période hellénistique est bien représentée dans la région, avec 49 sites, ainsi que les périodes romaine (60 sites) et byzantine (53 sites) (Schwartz et al. 2000). Il s’agit en majorité de petites agglomérations dispersées. On peut donc supposer, en nous aidant des observations réalisées à Khirbat al-Mû‘allak et à Shallalat Saghirat (dont les aménagements hydrauliques datent au moins de la période byzantine), que les qanâts du nord du lac Jabbûl sont à situer dans une période s’étendant de l’Hellénistique au Byzantin, avec une plus grande probabilité pour la période byzantine, à l’instar des grandes qanâts construites dans la steppe au sud du Jabal Shbayth, supposées mises en œuvre à l’époque byzantine (Jaubert et al. 2000, Geyer et Rousset 2001) 163 .

Notes
158.

Sur les qanâts voir la synthèse récente dans P. Briant dir. (2001) et celle, quoiqu’un peu plus ancienne, de P. Lombard (1991).

159.

Dans la mesure où il s’agit de nappes libres, c’est-à-dire de nappe dont la surface fluctue librement dans un aquifère non saturé (Cosandey et Robinson 2000)

160.

La mesure des superficies irriguée est très approximative à partir des photographies aériennes, car il n’est jamais certains que l’ensemble du fond de vallée soit irrigué et nous n’avons sans doute pas relevé toutes les qanâts. On peut quand même constater que les surfaces irrigables peuvent atteindre exceptionnellement, par qanât, une centaine d’hectares (1 km sur 1 km) et atteignent sans doute, plus généralement, quelques dizaines d’hectares. Ces superficies témoignent donc, pour le début du XXe siècle et probablement dès l’époque de la construction des qanâts, de l’intensité de l’irrigation.

161.

À partir de 1935, sur intervention de l’État (Hamidé 1959).

162.

Sur ce sujet voir également R. Boucharlat (2001).

163.

N. Lewis (1949) les suppose construites à l’époque romaine.