Conclusion du chapitre : de nombreux témoins de l’occupation pour des ressources inégalement réparties

La région du lac Jabbûl bénéficiait jusque dans les années 1950 d’une ressource abondante, en particulier dans ses parties ouest et nord : l’eau. Les innombrables puits peu profonds, alimentés par la nappe phréatique superficielle, en sont les témoins, tout comme les nombreuses qanâts. Cette ressource a été exploitée très tôt, participant au développement de la mise en valeur agricole de la région. Les qanâts en sont une illustration convaincante, puisqu’au nord du lac, elles sont presque toutes orientées vers les fonds de vallées sèches, qu’elles alimentaient en eau pour l’irrigation. La présence de ces aménagements de petite dimension dans une topographie subhorizontale est également un signe de l’abondance de l’eau à faible profondeur : si la nappe phréatique avait été profonde, les qanâts auraient dû être de plus grande dimension.

Les sols constituent la seconde ressource de qualité dans la région. Là aussi, sur les piémonts des plateaux (surtout le Jabal al-Has) et au nord du lac, les sols localisés en contrebas des croûtes calcaires, ou les coiffants (cas du glacis de Sfirat ou au nord du lac, en amont des glacis) sont épais, offrent une bonne rétention en eau et permettent une culture pluviale de qualité (sous réserve de pluies suffisantes).

Ces ressources sont inégalement réparties sur l’ensemble de la région. On a vu que le nord et le nord-ouest, ainsi que la zone des plateaux, étaient les mieux pourvus. La répartition des sites d’occupation sédentaire ainsi que celle des aménagements agricoles en sont partiellement le reflet. Ainsi, les sites sédentaires les plus importants et les plus nombreux se localisent au nord et au nord-ouest, là où, effectivement, les ressources naturelles étaient (et sont encore) les plus aisément exploitables. Dans ces zones, les aménagements attestent l’exploitation intensive du sol à travers la présence de nombreuses qanâts, d’un cadastre (autour de Sfirat) et de nombreux sites, dont certain sont vastes (Um al-Marâ). Dans le secteur des plateaux (vallées et piémonts), les aménagements humains sont également très nombreux. On y observe des structures à vocation agricole construites en pierres sèches et des sites d’occupation. Au sommet des plateaux, les structures présentes auraient été utilisées, à l’époque romano-byzantine, pour l’élevage, la culture arboricole et la culture de céréales en sec. Sur les versants, la construction de terrasses aurait conduit au développement de l’arboriculture (vigne, olivier, pistachiers), et peut-être une culture de jardin sporadique. Dans certaines zones les versants ont probablement été consacrés à l’élevage (présence de grandes structures polygonales fermées assimilables à des enclos). Enfin, les fonds de vallées et les bas de versants ont été mis en valeur à travers une culture de jardin (peut-être irriguée), maraîchère et céréalière (blé), dans des espaces clos.

L’extrême sud de la région, autour de Khanasir, a connu une mise en valeur importante à l’époque romaine : le sol y était de qualité et la ressource en eau non négligeable, grâce à la présence de sources sur les piémonts du Jabal al-Has et du Jabal Shbayth. Certaines de ces sources ont été exploitées pour l’irrigation : une longue qanât existe encore à Khanasir et une autre s’observe également clairement sur le flanc du Jabal Shbayth, plus au sud. À côté de cette culture irriguée de jardin, une culture pluviale s’est développée dans des conditions d’humidité minimales pour les plantes. Les traces de cette mise en culture nous sont révélées par la présence d’un cadastre aux limites remarquablement bien conservées, au nord-est de Khanasir.

L’est et le sud-est se caractérisent par des conditions pédologiques et climatiques moins favorables pour la mise en valeur agricole. Il est remarquable que cela se répercute sur les aménagements humains. Cette constatation est apparue lors de l’étude des conditions d’exploitation du sol en culture pluviale. Des sols de bonne qualité existent dans certains secteurs et notamment dans les fonds d’oueds, là où l’humidité perdure. La culture pluviale y a donc été possible. Mais les tentatives de la généraliser à d’autres espaces moins propices se sont soldées par des échecs. On en a eu un exemple récent, dans les années 1980, lors de la mise en culture extensive du sud-est de la région, insuffisamment arrosé. La végétation a été arrachée et les sols minces ont été labourés. Lors d’années pluvieuses, les résultats ont pu être très favorables (par exemple l’année 1988) mais en cas d’année déficitaire en pluie, comme ce fut le cas lors des années suivantes, les sols de texture limoneuse et non protégés par la végétation pérenne ont été exposés à l’action du vent. Ce dernier à engendré une érosion dont l’ampleur est encore mal quantifiée aujourd’hui, mais qui a été importante. Dans un passé lointain, on aurait pu supposer que le contexte climatique légèrement plus humide (l’optimum climatique de la période classique par exemple) aurait permis un développement généralisé des cultures pluviales dans ces secteurs. Mais nous n’avons pas retrouvé de paléosols qui témoigneraient de cette activité, en dehors de certaines vallées du Jabal Shbayth. Dans le sud-est, il semble donc que les conditions édaphiques aient presque toujours constitué des freins à un changement profond des modes de mise en valeur, même en cas d’optimum climatique. Les hommes seraient restés dépendant de la ressource disponible, privilégiant l’élevage extensif, tout en développant une culture d’appoint dans les fonds d’oueds, à l’extension des cultures pluviales. On peut simplement supposer que cette culture d’appoint dans certains secteurs privilégiés (fonds d’oueds et secteurs déprimés) a pu, à certaines époques (en particulier à l’époque romano-byzantine), être beaucoup plus développée qu’aujourd’hui, et constituer, peut-être, davantage qu’un simple appoint.

Les sites d’occupation temporaire, d’après les traces archéologiques relevées, se répartissent préférentiellement dans les plateaux basaltiques : un grand nombre de cercles de pierres datant de la fin de l’époque byzantine et de l’époque islamique est en effet observable. D’autres sites temporaires (marqués par la présence de quelques tessons de céramique) se localisent en dehors des plateaux, à l’est et au sud-est du lac Jabbûl. Ils sont nettement moins nombreux que les cercles de pierres, et paraissent correspondre à des camps de nomades établis dans les zones de parcours. Il est difficile de tirer des conclusions de cette répartition, étant donné la difficulté de retrouver des traces de l’occupation temporaire lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’aménagements. On peut simplement expliquer le grand nombre de cercles de pierre dans les plateaux, par la qualité de la ressource : présence de sources en amont des vallées, pâturages de qualité dans les fonds de vallées, écoulements temporaires.

Le sommet du Jabal al-Has a révélé la présence d’un grand nombre de kites, structures dont on ne sait pas encore, pour ce secteurs, si elles ont été construites par des nomades ou des sédentaires. Ces aménagements fournissent cependant deux informations précieuses : on sait maintenant que les kites existent en grand nombre dans la région, ce qui n’avait pas été montré auparavant (hormis plus au sud, voir B. Geyer et Y. Calvet 2001, p. 62) ; et surtout, il y a eu, dans la région, une période de mise en valeur agricole privilégiant l’élevage de grands troupeaux semi-sauvages 165 , antérieure à la phase d’aménagement des versants romano-byzantine (mais difficile à dater avec plus de précision).

L’inégale répartition de la ressource se reflète en partie dans l’inégale répartition des sites. Il est cependant remarquable que nous ayons trouvé des traces d’occupation humaine, nomade et surtout sédentaire, dans presque tous les secteurs de la région. D’ailleurs, l’étude des aménagements hydrauliques, témoins parmi les plus importants de l’occupation humaine, confirme à quel point cette région a été mise en valeur dans tous ses espaces possibles. Ainsi, là où l’eau est plus rare, ce ne sont pas les puits mais les citernes qui sont les plus répandues : c’est le cas dans le sud-est de la région. Dans cet espace où le sol est d’une qualité médiocre et l’eau peu abondante, la mise en valeur agricole a privilégié l’élevage, sédentaire ou nomade. Ici, les citernes permettaient l’alimentation en eau des hommes et du bétail.

L’importance de l’exploitation agricole est évidente, mais deux autres modes d’exploitation du sol ont été mis en évidence et ont pu être importants selon les époques.

Il s’agit, dans un premier temps, du sel du lac Jabbûl. Au point de vue archéologique, des structures s’apparentant à des casiers à sel ont été observées sur le site de Jbayn 3. Par ailleurs, l’exploitation du sel est attestée par des textes à partir de l’époque byzantine et, dans le même secteur (Jabbûl), jusqu’à l’époque actuelle. Pour les périodes antérieures, la présence de cette activité est incertaine : Schwartz et al. (2000) n’en ont pas trouvé de preuve dans le site de Um al-Marâ, en particulier dans les niveaux du Bronze. L’originalité des traces relevées sur notre terrain est leur localisation à l’ouest du lac alors que jusqu’à présent seule l’exploitation du nord (Jabbûl) était connue. Un second élément fait de cette région plus qu’un simple espace agricole autarcique : sa position stratégique sur les routes commerciales entre la Méditerranée et la Mésopotamie. Des sites comme ceux de Sfirat, Jabbûl, Um al-Marâ, Zabad ou Khanasir ont été, à certains moments de l’histoire de la région, des étapes importantes sur ces voies commerciales. Cette situation privilégiée, et les débouchés commerciaux qui en résultent, expliquent pour partie le caractère particulièrement dense et généralisé de la mise en valeur agricole que nous avons constaté. Une partie des productions devaient en effet être réservées à l’exportation. Elles expliquent également le développement probable des salines, même si l’on suppose que ce sel approvisionnait d’abord Alep (savonneries 166 et ménages).

On perçoit ici que la mise en perspective historique, dans ses dimensions économiques et politiques, apporte un éclairage indispensable à l’analyse de l’occupation humaine. Ce sera l’objet du prochain chapitre, dans lequel on insistera également sur le rôle des facteurs naturels dans la mise en valeur.

Notes
165.

Nous adoptons le point de vue de J.-C. Échallier et F. Braemer (1995) sur la fonction de ces kites.

166.

Voir par exemple N. Élisséeff (1967, III, p. 869) qui évoque l’utilisation du sel de Jabbûl dans la fabrication du savon d’Alep au XIIe siècle.