La situation géographique de la région au regard des grands axes de circulation place cette dernière sur les grandes voies commerciales entre la Méditerranée à la Mésopotamie. Au sein de la région elle-même, plusieurs routes sont possibles (figure 64).
Une des plus fréquentées, dont on retrouve le tracé sur la carte de Peutinger, traverse le nord de la région entre Alep et l’Euphrate qui se franchit à quelques gués importants (Biredjik, Djerablous ou Tell Ahmar), en passant par Al-Bâb, au nord de la région et Membij dans la vallée du Sajour (figure 64). Cette route met donc en relation le nord de la Syrie et le nord de la Djézireh mais aussi, par le biais de l’Euphrate, la Syrie et le sud de la Mésopotamie. Elle est empruntée, dès l’époque du Bronze, dans le cadre d’échanges commerciaux entre le sud de la Babylonie et la Syrie intérieure (notamment le royaume de Yamhad) au IIIe et IIe millénaire av. J.-C. Le port de Carkémish (Djérablous) est, à cette époque, une des plaques tournantes d’une partie du commerce régional notamment pour ce qui concerne le vin (il serait même le principal centre de redistribution de cette denrée) et l’huile d’olive (Michel 1996). Cette route aurait également eu la préférence des souverains assyriens, qui pouvaient franchir l’Euphrate à Carkémish, soumise à tribut, ou à Til Barsip plus au sud (Tefnin 1977-78). Si cette route était, à l’époque, un axe de communication fondamental aux échanges commerciaux ouest-est, c’est certainement également grâce à la présence du fleuve qui facilite grandement le transport des marchandises pondéreuses. Il existe en effet, à cette époque, un important trafic fluvial entre les deux ports principaux que sont Carkémish et Emar (Meskéné) et entre ces deux ports et la Babylonie (et notamment Sippar) (figure 64) (Joannès 1996).
Cette route est également employée à l’époque perse et constituerait même une des routes royales permettant aux souverains de l’époque de relier Sardes en Anatolie occidentale à Persépolis (Iran actuel) voire même à l’Inde, en passant par la Cilicie, la Syrie du Nord (Alep, Halab), l’Assyrie, la ville d’Arbèles et Suse (Briant 1996). Outre les voyages royaux et le transport de troupes, cette route est utilisée à l’époque dans le cadre d’échanges commerciaux entre le Proche-Orient occidental (Syrie - Palestine - Turquie actuels) et le Proche-Orient Oriental (Iran voire même Inde actuels). Des documents cunéiformes attestent d’échanges commerciaux entre la Syrie et la Babylonie à l’époque de Darius (520-486 av. J.-C.) (Briant ibid.). Dans ce contexte commercial, l’Euphrate est une pièce maîtresse du transport, non seulement des matériaux pondéreux (bois, grain, bitume, pierres…), mais également des hommes désirant se rendre en Babylonie puis dans l’est du royaume.
Par la suite, c’est cette même voie que les légions romaines empruntèrent régulièrement pour se rendre sur l’Euphrate et dans la Djézireh combattre les Parthes. F. Cumont (1917) signale que c’est la route la plus sûre à l’époque. Septime-Sévère l’aurait aménagée en 197 après. J.-C. : ‘«’ ‘ après la conquête séverienne, des routes en dur relièrent les points essentiels de la Haute Mésopotamie, [...] entre Batnae (Sarouj, dans le royaume d’Édesse, voir note suivante) et Hiérapolis-Bambyké (Membij) dès 197 ’ ‘»’ (Sartre 2001, p. 627). On suppose alors que le tronçon Alep-Hiérapolis était aménagé. D’après Ammien Marcellin, c’était, du temps de l’empereur Julien, au IVe siècle, la route habituelle pour se rendre depuis Béroea (Alep) en Haute Mésopotamie (on passait le fleuve à Zeugma ‑ aujourd’hui probablement Biredjik ‑, ou Europos ‑ Djérablous ‑, en passant par Batnae (Al-Bâb) 167 et Hiérapolis (Membij).
Une voie secondaire part de Chalcis (Qinnesrin) à l’ouest du Jabal al-Has et contourne Béroia (Alep) en passant par Bersera (Sfirat), puis récupère la route de Hiérapolis (Membij) (Mouterde et Poidebard 1945). Cette voie détourne une partie du trafic de la route d’Alep et dessert vraisemblablement Gabboula (Jabbûl) (figure 64).
À cette grande route principale d’orientation nord-est à partir d’Alep, répond une route d’orientation est qui n’a d’autre objet que de rallier la Babylonie en évitant Carkémish. Cette route emprunte également l’Euphrate, ou bien longe le fleuve par la terre (figure 64). Un de ses tronçons rallie également le sud du désert syrien (Palmyre) par l’intérieur après un passage par Yamhad.
La voie principale s’infléchit vers le sud-est aux environs d’Alep, longe le nord du lac Jabbûl, par les sites de Tell ‘aran, Abû Danna ou Um al-Marâ selon les époques et rejoint l’Euphrate à Emar (Meskéné). L’importance de la ville d’Emar à l’époque du Bronze ne fait pas de doute et confirme le rôle fondamental de cet axe de communication. Selon J.-M. Durand (1990), Emar est, à l’époque du Bronze, une des plaques tournantes du commerce et des communications : ‘«’ ‘ à sa qualité de port fluvial’ ‘ 168 ’ ‘ qui la situait sur un axe nord-ouest ‑ sud-est mettant en rapport les royaumes de Carkémish et de Mari, Emar ajoutait d’être le carrefour des communications des régions de l’est du Proche-Orient autant avec Alep (Yamhad) qu’avec Qatna ’ ‘»’. Mari intervient en arrière-plan dans le commerce fluvial, en tant que port cul-de-sac. D’après lui, ‘«’ ‘ il est évident que pour les mariotes la route d’Alep passe par Emar ’ ‘»’ (ibid. p. 40).
Cette route correspond également à l’itinéraire de Cyrus le Jeune et des Dix-Mille vers le sud de la Babylonie, en 401 av. J.-C., lors de la campagne contre Artaxerxès II. L’itinéraire, rapporté par Xénophon, traverse la Syrie du Nord en passant par Alep puis Meskéné, avant de descendre l’Euphrate vers Babylone (Briant 1996).
Une route secondaire s’infléchit vers le sud ‑ sud-est aux environs d’Alep, soit avant la région du lac Jabbûl, par Qinnesrin puis Khanasir, soit à sa hauteur. Dans ce dernier cas, le premier relais est Sfirat, puis, selon les époques, probablement Hûdlû, Tell Monbatah ou Khanasir (figure 64). Il semble que cette voie soit empruntée dès l’époque du Bronze, probablement comme route secondaire permettant de rallier le sud du désert syrien à partir du royaume de Yamhad (Joannès 1996). Cette route secondaire est plus clairement attestée à l’époque romaine, c’est la route de Beroea (Alep) à Seriane (Isriyé) puis Palmyre ou l’Euphrate, par le Jabal al-Has, avec une halte à Bersera (Sfirat) et à Anasartha (Khanasir). On pouvait également l’emprunter à partir de Chalcis (Qinnesrin) en évitant le lac Jabbûl (Maxwell-Hyslop et al. 1942, Mouterde et Poidebard 1945).
À l’époque byzantine lorsque Gabboula (Jabbûl) et Anasartha (Khanasir) deviennent des évêchés 169 , puis des cités (vers le milieu du VIe s.), cette route d’orientation sud se renforce. Il est cependant curieux que la carte de Peutinger ne la mentionne pas ; mais sans doute était-elle secondaire à l’époque romaine ; la carte de Peutinger s’adressait surtout aux militaires, et on l’a vu plus haut, la voie privilégiée était alors celle du nord.
Ainsi la Syrie du Nord et particulièrement la région du lac Jabbûl sont localisés au cœur de l’un des territoires les plus stratégiques au plan géopolitique de toute l’histoire du Proche-Orient. Cet espace fut le théâtre de nombreuses guerres mais aussi des plus favorables périodes de prospérité. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de l’importance qu’ont joué les voies de communication traversant cette région : du transit des troupes aux échanges commerciaux, la région d’Alep est au cœur du trafic proche-oriental à toutes les époques 170 . Nul doute qu’elle a su tirer de cette position stratégique de nombreux avantages, tout comme elle a dû pâtir d’être trop souvent au centre de la bataille.
Le tableau chronologique suivant rappelle de façon synthétique les grandes étapes de l’histoire et de l’occupation humaine en Syrie, telles que nous les utiliserons dans l’analyse qui va suivre. Il a été réalisé d’après la synthèse de B. Geyer (1999 a) et les travaux de J. Cauvin (1997), O. Aurenche et S. Kozlowski (1999), Margueron et Pfirch (1996) et S. Mazzoni (1990).
Années réelles
171
(av.-ap. J.-C.) |
Années (BP) | Phases archéologiques | Périodisation |
± 30000 | Paléolithique supérieur | Aurignacien du Levant | |
jusque 17500 | Jusque 16500 | Kébarien | |
17500-12300 | 16500-12200 | Kébarien géométrique | |
12300-11000 | 12200-11000 | Épipaléolithique | Natoufien ancien |
11000-10000 | 11000-10200 | Natoufien récent et final | |
10000-9700 | 10200-10100 | Khiamien | |
9700-870 | 10100-9600 | Proto-Néolithique | PPNA |
8700-8200 | 9600-9200 | PPNB ancien | |
8200-7550 | 9200-8500 | PPNB moyen | |
7550-6900 | 8500-8000 | Néolithique | PPNB récent |
6900-6450 | 8000-7600 | PPNB final | |
6900-6000 | 8000-7200 | Néolithique à céramique | |
6000-5100 | Chalcolithique | Halaf | |
5100-3700 | Obeid | ||
3700-3100 | Uruk | Uruk ancien et moyen | |
3100-2900 | Uruk récent | ||
2900-2100 | Bronze ancien | ||
2100-1600 | Âge du Bronze | Bronze moyen | |
1600-1200 | Bronze récent | ||
1200-900 | Fer I | ||
900-700 | Âge du Fer | Fer II | |
700-550 | Fer III | ||
550-301 | Époque Perse | ||
301-64 | Époque hellénistique | Hellénistique | |
64 | Époque romaine | Romain | |
395 ap. J.-C. | Romain tardif | ||
395-636 | Époque byzantine | Proto-Byzantin | |
Byzantin | |||
636-750 | Omeyyade | ||
750-968 | Abbasside | ||
968-1258 | Époque islamique | Ayyoubide | |
1258-1516 | Mamelouk | ||
1516-1846 | Ottoman | ||
1846-actuel | Contemporain | XIXe s.- XXe s. |
À ne pas confondre avec une autre Batnae (Sarouj) située en Haute Mésopotamie, dans le prolongement vers l’est de la route évoquée plus haut. J.-C. Balty (1999) se penche sur cette autre ville à travers un commentaire de Ammien Marcellin, qui montre à quel point cette voie de communication est importante à l’époque (IVe s. après J.-C.). Batnae est « pleine de riches marchands lorsqu’au moment de la fête annuelle, au début de septembre, une foule de gens de toutes conditions s’y rassemblent pour la foire afin d’échanger des produits envoyés de l’Inde et de la Chine et d’autres articles apportés là régulièrement en grande quantité par terre et par mer ».
Signalons que Emar signifierait entrepôt en sumérien (Astour 1977).
Anasartha (Khanasir) a des évêques connus depuis le début du Ve s et devient une cité vers 528. Gabboula (Jabbûl), quant à elle, possède des évêques connus dès le début du IVe s et devient une cité probablement en 531. Ces deux cités se partagent la région du lac Jabbûl, le territoire de Gabboula s’étendant jusqu’à la rive sud du lac, et celui d’Anasartha jusqu’au sud du Jabal Shbayth (Gatier 2001).
Les informations existent pour les périodes du Bronze et la période romano-byzantine. Nous n’en avons pas retrouvé pour les autres périodes, mais nul doute que ces voies de communications existaient et étaient utilisées dans les échanges commerciaux, à ces autres époques. Il est par contre fort probable que certains tronçons aient été délaissés à certains moments, du fait de l’insécurité qui régnait dans la région (en particulier la route Alep - Isriyé - Palmyre au Bronze récent et à la période islamique).
Calibrées jusqu’à 6000 av. J.-C.