C - L’Âge du Bronze (2900-1200 av. J.-C.)

1 - La forte densité de l’occupation au Bronze ancien (2900-2100 av. J.-C.)

L’explosion du nombre des sites d’occupation débute dans la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C., c’est-à-dire dans la seconde partie du Bronze ancien (Schwartz et al. 2000). L’occupation, dès cette époque, semble se concentrer assez fortement au nord. Dans ce secteur, 47 sites ont été relevés par G. Schwartz et al. (ibid.) dont nous ne pouvons localiser qu’un petit nombre (figure 66) 183 . Ailleurs, nous avons relevé 9 sites du Bronze ancien (figure 66). Par ailleurs un certain nombre de site du Bronze a été relevé (16) dont la périodisation plus fine n’a pas été déterminée par les archéologues. C’est le cas en particulier des sites relevés par Maxwell-Hyslop et al. (1942), les auteurs s’étant fondés sur une périodisation qui est aujourd’hui parfois sujette à caution, en raison de l’évolution des connaissances sur la céramique depuis cette époque.

C’est à cette époque que l’on peut situer la fondation de la cité d’Um al-Marâ localisée au nord du lac Jabbûl, dont la superficie (25 ha) témoigne de son importance régionale (Schwartz et al. 2000). Des sites de taille secondaire (5 ha et plus) et d’occupation plus ancienne ont enfin connu un développement notable à cette époque : Tell Sbay‘în, Shirb‘a au nord du lac, ainsi que le Tell Monbatah et probablement Hûdlû au sud (figure 66). Ainsi, au Bronze ancien, mis à part l’est et surtout le sud-est où les sites sont rares, l’ensemble de la région est occupée. Les sites se concentrent au nord du lac, souvent aux abords des vallées, dans les vallées des plateaux basaltiques, alimentées par des sources et des écoulements d’inféroflux, sur les piémonts des jabals (en particulier sur le glacis de Sfirat) et, enfin, un certain nombre de sites se localisent dans le couloir de Monbatah.

La généralisation de l’occupation, qui touche la région dans la seconde partie du Bronze ancien, est également notable dans les régions périphériques. À l’ouest, 43 sites ont été relevés dans la vallée du Qoueik (Matthers 1981) et au sud, dans la steppe des marges arides, au moins 193 sites ont été localisés 184 . Ce mouvement général d’occupation accompagne la première phase d’urbanisation qui touche toute la Syrie. La fondation des premières cités dans cet espace régional résulte d’un mouvement d’expansion urbaine qui prend son origine à Sumer, dans le sud de la Mésopotamie et qui se traduit d’abord par la fondation de cités - colonies aux frontières du royaume (Habuba Kabirat). Certaines des cités qui sont fondées à cette époque vont ensuite développer leur autonomie et leur puissance et avoir une influence régionale très forte. C’est le cas notamment d’Ébla (dont les liens avec les sumériens sont certainement très importants mais qui ne peut être considérée comme étant en dépendance avec Sumer, selon J.-L. Huot 1989), cité et royaume puissants au Bronze ancien IV (2400 av. J.-C.), qui exercera son influence très probablement sur une partie de la région de Jabbûl (de Maigret 1974). À l’époque, si la ville d’Alep (Halab) est parfois citée dans les textes (Margueron 1991), sa puissance ne semble pas pouvoir se comparer à celle d’Ébla.

La répartition des sites dans la région répond à une logique agricole liée avant tout, semble-t-il, à la pratique de la culture pluviale. En effet, les sites observés sont principalement des tells, localisés sur les glacis, dans les secteurs où se pratique aujourd’hui ce type de culture. Il s’agit donc de sites de sédentaires, ce qui confirme qu’une partie de leur activité au moins était tournée vers la culture pluviale (c’est aussi l’avis de G. Schwartz et al. (2000) qui ont analysé les macrorestes végétaux du site de Um al-Marâ (voir plus bas). Cette activité a pu être partagée, dans certains secteurs, avec un élevage extensif (voir plus bas). Il est également possible que certains des sites observés dans le Jabal al-Has, représentés notamment par des terrasses construites, aient été des sites de semi-nomades ou de nomades. On ne peut exclure, enfin, que dans certaines zones ait été pratiquée l’irrigation (en particulier au nord et au nord-ouest du lac), bien que l’on n’en trouve pas de traces aujourd’hui.

Cette répartition des sites sédentaires sur l’ensemble de la région et la pratique de la culture pluviale, supposent que le contexte climatique qui régnait à cette époque était au moins équivalent à l’actuel et ce, pour plusieurs raisons : d’une part les techniques de l’époque ne permettaient pas autant de souplesse qu’aujourd’hui (mécanisation, engrais) et pourtant l’occupation sédentaire est relativement dense ; d’autre part, l’occupation dans la partie sud et dans le couloir de Monbatah nécessite des sols possédant une humidité suffisante pour compenser l’aridité grandissante dans cette direction. Cette humidité est assurée par les nappes phréatiques des deux jabals qui convergent vers le couloir de Monbatah, mais elle nécessite des précipitations au moins équivalentes à l’actuel. Enfin, dans un contexte similaire, la présence d’un grand nombre de sites de sédentaires dans le secteur des marges arides situé au sud du Jabal Shbayth, n’aurait pas pu se faire dans des conditions plus arides qu’aujourd’hui. Il est même fort possible que cette période ait connu une légère modification climatique, qui se serait traduite par un accroissement des précipitations sur les Palmyrénides, permettant l’alimentation plus abondante et surtout plus régulière, par écoulements de surface et d’inféroflux, des secteurs occupés (fonds d’oueds et faydas) (Geyer 1999 a).

Dans le même ordre d’idée, G. Schwartz et al. (2000) émettent deux hypothèses concernant les sites relevés au nord-est du lac et qu’ils estiment être localisés en-deçà de la limite actuelle des 250 mm de précipitation moyenne annuelle (ce qui reste à prouver). Cette localisation très à l’est s’expliquerait, selon eux, soit par un contexte climatique légèrement plus humide à l’époque, soit comme étant le résultat d’une politique de « maximisation agricole », politique que les auteurs supposent avoir été associée au développement des premières sociétés urbanisées. G. Schwartz et al. (ibid.) ne nous offrent pas d’éléments supplémentaires de réflexion pour étayer leur thèse. Ils constatent simplement que la culture pluviale existe dans la steppe (de l’orge à 95 % des céréales identifiées). En comparant le site de Um al-Marâ avec celui, contemporain, de Sweyhat, sur l’Euphrate, un peu plus à l’est de la région, ils obtiennent quelques éléments de réponse quant à la pratique agricole dominante dans la région. En effet, dans le site de Um al-Marâ, le rapport entre les restes de plantes sauvages et ceux de céréales cultivées donne un chiffre beaucoup plus bas qu’à Sweyhat (1418 contre 5465). Cela suggère que la culture y était beaucoup plus développée et qu’à Sweyat, c’est l’élevage qui prédominait. Quoi qu’il en soit, si cette politique volontariste de développement agricole a bien eu lieu, elle ne fut permise que parce que les conditions climatiques et surtout édaphiques étaient favorables. On peut donc supposer que le contexte climatique était sinon meilleur, du moins équivalent à l’actuel. En effet, il faut préciser que l’on ne peut pas, nous semble-t-il, expliquer la présence de sites sédentaires au nord-est du lac par l’hypothèse, un peu déterministe, d’une amélioration climatique, comme le font G. Schwartz et al. (2000). Le glacis au nord du lac bénéficie en effet d’apports d’eau allogènes plus abondants, ce qui fait que même dans des conditions équivalentes à l’actuel, ce secteur peut être exploité en culture pluviale. Il semble que G. Schwartz et al. (ibid.) aient négligé cet aspect.

À la périphérie des secteurs agricoles privilégiés, les surfaces de glacis ou les bas de versants sont souvent recouverts d’une croûte calcaire qui rend le sol peu fertile et difficilement cultivable. Ces espaces, tout comme les zones délaissées par les sédentaires (est et sud-est) nous paraissent voués, au moins en partie, à l’élevage. Pour toute la période du Bronze, et plus particulièrement au Bronze ancien, la pratique de l’élevage a été mise en évidence, au nord du lac, par les études réalisées dans le site de Um al-Marâ sur les restes d’ossements fauniques (Schwartz et al. ibid.). Le nombre de spécimens de moutons et de chèvres réunis représente 65 % de l’ensemble des animaux relevés ; or, il est incontestable qu’il s’agit d’animaux d’élevage. Cette agriculture se faisait dans le cadre d’un environnement steppique, comme l’indique l’étude paléobotanique sur le même site, qui convient parfaitement à l’élevage extensif.

Dans la zone des plateaux, il existe un certain nombre de structures s’apparentant à des enclos. Aucune d’entre elles n’a été fouillée et si certaines datent probablement du Bronze ancien, les structures qui se sont surajoutées au cours des périodes suivantes en ont rendu l’étude difficile. Le site de Al-Jdidat 2, sur le piémont du Jabal Shbayth est un exemple type de cette superposition : en effet, nous avons trouvé, dans ce site accolé à un enclos, de la céramique du Bronze moyen associée à des tessons de céramique des périodes hellénistique, romaine et islamique. Dans ce contexte, la détermination de l’âge des structures est difficile. Cependant, des études menées dans d’autres régions de Syrie montrent que des enclos d’un type proche ont existé au Bronze. C’est le cas particulièrement dans le Levant sud, où la présence d’enclos associés à des occupations sédentaires est attestée pour cette période (Braemer et Sapin 2001, Braemer 1999). Dans la région du site de Khirbat al-Umbashi notamment, des enclos rectangulaires sont accolés à de petites structures, comme on en a vu dans la région du lac Jabbûl et notamment le Jabal Shbayth (figure 48 et figure 50). Les petites structures sont des « maisons à pilier ». Cette occupation du sol serait le fait de sédentaires pratiquant l’élevage. Il existe également des groupes d’habitations quadrangulaires accolées, plus petits, associés à des enclos, comme on en voit dans le même secteur du Jabal Shbayth (figure 48 et figure 50) et qui seraient également liées à l’élevage. On pourrait donc émettre l’hypothèse, à partir de ces observations, que ce mode de mise en valeur du sol a pu exister dans la région du lac Jabbûl à la même époque (milieu du Bronze ancien). Cependant, seuls un relevé systématique et surtout une fouille pourrait confirmer le rapprochement entre les structures des deux régions. Un rapprochement pourrait également être opéré entre certaines autres structures étudiées à Khirbat al-Umbashi et ce que nous avons observé à ‘almûdîat (figure 40), dans le Jabal al-Has. En effet, F. Braemer (1993) a relevé des terrasses construites qu’il considère comme vouées à la culture mais qui dateraient, selon lui, du Bronze moyen. Ce type de structure serait associé au territoire d’un gros site urbain. Enfin, des habitats, associés à des petits enclos qui pourraient s’apparenter aux terrasses observées à ‘almûdîat, ont également été étudiées dans le Negev et datent du Bronze Ancien (Haiman 1996). Sans pousser plus loin les comparaisons (voir aussi chapitre II, II, A, 1, b) on peut constater que les aménagements étudiés en Syrie du Sud, relativement proches de certains de ceux observés dans la région du lac Jabbûl, rendent compte de pratiques agricoles (élevage, culture) associées à des aménagements spécifiques (petites habitations et enclos) qui ont pu, dans un cadre environnemental similaire (marges arides et secteur de petite montagne) exister dans la région.

On constate, au final, une forte réoccupation de la région du lac Jabbûl au Bronze ancien (notamment le Bronze ancien IV). Dans ce contexte, il y aurait eu cohabitation de deux modes de production, la culture et l’élevage (situation confirmée au nord du lac par G. Schwartz et al. 2000, comme on l’a vu précédemment). Cette agriculture mixte aurait été, selon les secteurs, dominée soit par la culture pluviale d’orge (nord et nord-ouest du lac, couloir de Monbatah) soit par l’élevage (est et sud-est du lac, secteurs des plateaux), en raison des conditions de production. Cette cohabitation des deux modes de production est également observée dans les marges arides, au sud de la région, d’après les études récentes qui y ont été menées (Geyer et Calvet 2001).

Notes
183.

Le nombre de sites cartographiés est moins important que celui des sites mentionnés par G. Schwartz et al. (2000) car nous n’avons pas pu bénéficier de la localisation précise de ces sites. Notons que ce problème se représentera, dans la suite du travail, pour l’ensemble des cartes que nous avons établi en partie d’après les données de ces auteurs.

184.

Les 4/5 de ces sites appartiennent au Bronze ancien IV (Geyer comm. pers.). Il faut bien noter qu’il s’agit aussi bien de sites de sédentaires que de sites de nomades, le décompte et l’analyse précis de ces sites n’a en effet pas encore été réalisé. Cependant, ce qui est remarquable ici c’est qu’il s’agit bien d’une expansion majeure vers l’est, bien au-delà des limites qui seront atteintes au XXe siècle (Geyer et Calvet 2001).