D - L’augmentation du nombre des sites à l’âge du Fer et à l’époque perse 188 (1200-301 av. J.-C.)

La civilisation du Bronze récent qui s’épanouit de l’Iran à l’Égée s’effondre brutalement en quelques dizaines d’années au cours d’une grande crise qui marque la fin du XIIIe siècle av. J.-C. et le début du XIIe siècle av. J.-C. Il semble qu’une invasion venue de la mer (une inscription égyptienne parle des « peuples de la mer ») ait été pour partie à l’origine de cette chute brutale. Ce bouleversement entraîne un repli durable de la vie urbaine jusqu’au Xe siècle av. J.-C.

La région du lac Jabbûl et ses espaces périphériques connaissent alors paradoxalement une recrudescence des sites. Cette augmentation est spatialement inégale puisque les sites sont concentrés au nord de la région (figure 69). Ainsi, 34 sites ont été découverts dans ce secteur par G. Schwartz et al. (2000). Rappelons que nous n’avons pu en cartographier qu’une faible partie, car les auteurs ne les ont pas identifiés (ou très rarement) et il nous était donc difficile de les localiser avec certitude. Cette recrudescence est également très nette dans la vallée du Qoueik où le nombre de sites passe de 17 à 30 (Matthers 1981). Pour la vallée du Sajour, le nombre de site est équivalent (de 4 à 5) entre le Bronze récent et les deux premières parties du Fer tandis qu’il augmente (12) à la fin du Fer et à la période hellénistique (Sanlaville éd. 1985). Dans les marges arides, au sud de la région du lac Jabbûl, l’occupation s’accroît fortement à cette période, avec un total de 71 sites contre 5 189 . Enfin, l’occupation reste confinée à l’ouest, dans les zones les plus arrosées.

L’accroissement du nombre de sites dans certains secteurs (en particulier celui du lac Jabbûl), qui peut sembler paradoxale à l’échelle de l’ensemble du Fer, caractérise en fait certaines périodes. Le problème qui se pose est que les auteurs des prospections ne sont pas toujours précis sur la périodisation des sites au sein du Fer. Or les conditions autant historiques qu’environnementales ne sont pas les mêmes tout au long de cette période. Ainsi, S. Mazzoni (1990) montre que le secteur de Tell Mardikh (Ébla) connaît une situation d’appauvrissement général à la fin du Fer III (700-550 av. J.-C.) marquée par une crise économique et un abandon de nombreux villages. Cet épisode est suivi, à l’époque perse (550-301 av. J.-C.), d’une phase de reprise de l’activité qui s’observe notamment dans la construction de nouveaux bâtiments et un renouveau de la culture matérielle. L’ouverture du « marché occidental » (vers la Méditerranée) est alors un des principaux facteurs d’innovation et de développement culturel. Il est donc inadéquat d’évoquer une augmentation du nombre des sites à l’âge du Fer sans autre précision, comme c’est le cas dans la région du lac Jabbûl (Schwartz et al. 2000), ce qui rend l’analyse de cette occupation délicate.

On se bornera donc, dans un premier temps, à une analyse de la répartition des nouveaux sites, pour ensuite tenter de les resituer dans une chronologie plus fine. Leur localisation, dans le nord de la région du lac Jabbûl, témoigne d’une recherche de terrains à fort potentiel agricole (présence d’eau) (voir figure 14). La présence de la route commerciale Méditerranée-Mésopotamie, qui traverse le secteur et qui constitue en elle-même un débouché pour la production agricole, pourrait également expliquer l’augmentation des sites dans la zone. Les sites sont de petite taille (moins de 2 ha), hormis deux sites dont la taille se situe entre 2 ha et 8 ha, Tell Sbay‘în et Tell Mizan, non loin de la berge du Nahr ad-Dahab (précisions cependant qu’il est difficile de tirer des conclusions quant à la taille de ces sites multipériodes, sans fouilles). Le grand site de Um al-Marâ est déserté. On peut donc supposer que la région était dominée par une autre ville, plus à l’ouest, peut-être Tell Aran, qui serait l’ancienne Arne, capitale temporaire du royaume araméen de Bit-Agusi, et qui fut remplacée en 850 av. J.-C. par Tell Rifa‘at au nord d’Alep (Matthers 1978 et 1981). Cependant, sauf exception, l’occupation dans l’ensemble du Proche-Orient à cette époque se caractérise par de petits sites dispersés, à vocation rurale (Margueron et Pfirsch 1996, Wilkinson 1995). Cette forme d’organisation de l’occupation s’expliquerait par la période de nomadisme qui l’a précédée : la sédentarisation n’a été adoptée que de manière ponctuelle à partir de petits groupes humains (Wilkinson 1995). Dans ce contexte, il est tout à fait incertain (du moins jusqu’au Xe siècle av. J.-C.) que la réoccupation de la région (si elle a déjà eu lieu) se soit faite immédiatement sous le contrôle d’un centre de décision régional.

Malgré les témoignages archéologiques de l’occupation en Syrie du Nord, les données historiques précises sur l’époque perse sont assez limitées 190 . Cette période semble pourtant marquer un renouveau de l’occupation en Syrie du Nord et quelques données paraissent le confirmer. En effet, les Grecs, qui fréquentent la côte méditerranéenne dès le VIIIe siècle av. J.-C., ont fondé le comptoir de Al-Mina, situé au débouché de l’Oronte, grand importateur de céramiques attiques au Ve et IVe av. J.-C. et qui semble en pleine prospérité à l’arrivée d’Alexandre. Sur le site du port (Minet al-Beida) de l’ancienne Ugarit, s’est développé, à l’époque perse, un Leukos limen (« port blanc ») dont la prospérité est assurée jusque vers 280 av. J.-C. (Sartre 2001). Les retombées de ces importations sur la Syrie intérieure sont, selon S. Mazzoni (1990) très importantes. Elles se traduisent par la diffusion lente mais progressive, sur le marché oriental, des produits occidentaux, diffusion dans laquelle les routes commerciales du nord (par Alep) jouent un grand rôle. La Syrie intérieure, à l’époque perse, semble donc profiter du développement économique qui touche le littoral. Selon S. Mazzoni (op. cit.), ce mouvement, loin de ne toucher que la région d’Ébla, relève au contraire d’un contexte global de reprise de l’occupation sédentaire en Syrie du Nord dans le cadre d’une reprise économique générale voire même d’une reprise du contrôle direct du territoire et de sa gestion administrative. Cette reprise en main de la Syrie du Nord à l’époque perse, qui se traduit notamment par des dons de terres de la part des rois perses à leurs sujets fidèles, touche également la région d’Alep et ses environs. Ainsi, un texte de Xénophon signale que les villages proches d’Alep étaient attribués à Parysatis, femme de Darius II (424-405 av. J.-C.) : « ils lui avaient été donnés pour sa ceinture ». Cette anecdote est reprise dans un texte de Platon qui évoque un territoire fertile sur une étendue d’environ un jour de marche, appelé par les habitants « ceinture de la reine » 191 . Ces témoignages et les recherches menées à Tell Mardikh, nous conduisent donc à penser qu’une partie au moins du renouveau de l’occupation notée à l’âge du Fer dans la région, date de la période perse.

Cependant, cette hypothèse n’est pas partagée par tous. J. Sapin (1992) perçoit plutôt, à partir de l’analyse de plusieurs études menées sur le Levant sud et sur le secteur de Homs, un retrait de l’occupation sédentaire depuis l’intérieur des terres vers les montagnes côtières de Syrie, à l’époque perse. Cette hypothèse originale nous paraît devoir être présentée. Selon l’auteur, dans tous les secteurs préservé de l’aridité de Syrie et de Palestine, on constate une tendance générale au développement agricole et à la colonisation de nouvelles zones. Ce développement répondrait à un manque de terres agricoles exploitables ailleurs, en particulier dans la steppe céréalière. Dans le Levant nord, l’accroissement de l’occupation sédentaire se fait avant tout dans les montagnes de la côte, et serait due à une colonisation agricole aux dépens de secteurs autrefois boisés. À l’inverse, les montagne du Levant sud semblent être désertées, tandis que le nomadisme s’accroît dans le nord de Pétra. Ces modifications de l’occupation et de la mise en valeur agricole seraient dus au retour d’une phase aride durant la période perse et qui atteindrait son paroxysme au IVe-IIIe siècle av. J.-C. (ibid.). Cette hypothèse reste encore difficile à adopter. En effet, les données paléoenvironnementales apportées par l’auteur sont rares, en particulier dans la zone qu’il a lui-même étudié (le secteur de Homs) et il est difficile de se faire une idée précise du contexte climatique dans le Levant nord à l’époque. Par ailleurs, on ne peut se fonder sur un accroissement des sites dans le secteur de Homs pour en déduire une dégradation du milieu sur le plateau céréalier syrien. Enfin, cette phase d’aridité serait en contradiction avec le retour de la prospérité notée par S. Mazzoni (1990) à l’époque Perse dans la région de Tell Mardikh, située pourtant au cœur du plateau céréalier de Syrie du Nord.

Malgré certaines contradictions apparentes, les données géoarchéologiques viennent compléter le panorama dressé par les historiens, et la réoccupation que l’on a notée aux environs d’Alep confirme le rôle joué par cette ville dans les communications et le commerce des époques du Fer et perse. Cette réoccupation privilégie, on l’a vu, des espaces dont l’environnement physique est favorable à l’agriculture du fait de la présence d’eau et de sols épais : nord du lac Jabbûl (nappe phréatique bien alimentée, écoulement pérenne), vallée du Qoueik (plus à l’ouest donc plus arrosée), secteur de Tell Mardikh (au sud-ouest, donc également plus arrosé). Il n’y a pas de conquête de terres nouvelles dans des secteurs a priori défavorables. On pourrait y voir les conséquences de la légère dégradation du contexte climatique évoquée par J. Sapin (1992), même si cette dégradation reste à dater avec plus de précision. Ce modèle de réoccupation des secteurs les plus favorables expliquerait que le secteur des marges arides situé au sud du Jabal Shbayth, qui n’est sous l’emprise d’aucune cité d’importance et possède un terrain dans son ensemble moins favorable à l’agriculture qu’au nord du lac Jabbûl, ait vu le nombre de ses sites diminuer.

Notes
188.

Cette période (env. 550-301 av. J.-C.), qui est généralement incluse dans l’âge du Fer, est une phase de transition importante en Syrie du Nord, ce qui justifie de l’individualiser (Mazzoni 1990).

189.

Il s’agit aussi bien de site de nomades que de sites de sédentaires (Geyer, com. pers.).

190.

Pour l’époque perse, voir le compte-rendu critique des publications par P. Briant (1996).

191.

Ces textes sont cités par P. Briant (1996) et sont extraits, pour Xénophon, de l’Anabase (I 4.9) et pour Platon d’Alcibiade (122-123 a-b).