III - Le temps des conquêtes

A - Les périodes hellénistique (301-64 av. J.-C.) et romaine (64 av. J.-C.- 395 ap. J.-C.) une expansion continue

Une forte augmentation du nombre de sites marque la région du lac Jabbûl à l’époque hellénistique, avec 56 sites recensés contre 34 auparavant. 49 sites sont situés au nord du lac Jabbûl (Schwartz et al. 2000), tandis que 7 sites ont été relevés dans le reste de la région (essentiellement dans le Jabal Shbayth) (figure 70). Cet accroissement du nombre des sites se poursuit à l’époque romaine avec 78 sites, dont 60 localisés au nord du lac Jabbûl (ibid.) et 18 sites dans le reste de la région (figure 71). Ce renouveau de l’occupation est confirmé par d’autres auteurs dans tout le nord de la Syrie. Dans la région du Qoueik, la prospection de J. Matthers (1981) montre une progression de l’occupation durant la période, avec 4 sites à 6 sites entre le IVe siècle av. J.-C. et le début du IIIe siècle av. J.-C., puis 26 sites au IIIe siècle av. J.-C. et enfin 54 sites aux IIe siècle av. J.-C. et Ier siècle av. J.-C., tandis qu’il ne relève, paradoxalement, que 18 sites romains. Dans la vallée du Sajour, la prospection dirigée par P. Sanlaville (éd.) (1985) a relevé 12 sites pour la fin de l’âge du Fer et la période hellénistique et 40 sites à l’époque « romano-byzantine ». Pour ce qui est des marges arides, au sud de la région du lac Jabbûl, le renouveau est important à la période hellénistique et romaine, tant en nombre de sites (respectivement 140 et 360 dont plus de 50 % de sites temporaires) qu’en conquête des terres vers l’est, dans des secteurs aujourd’hui très peu occupés (Geyer comm. pers, Geyer et Rousset 2001).

Le renouveau de l’occupation dans la région du lac Jabbûl débute, on l’a vu, dès l’âge du Fer et il ne fait que se confirmer par la suite, même si la fin de l’âge du Fer (époque perse) reste mal connue dans le secteur. La plus grande partie des sites hellénistiques et romains sont de petite taille (entre 0,25 ha et 5 ha). Dans le nord de la région, Um al-Marâ redevient une ville importante (entre 15 ha et 20 ha) à l’époque hellénistique puis se réduit nettement à l’époque romaine, à l’image de la majorité des sites (Schwartz et al. 2000). L’occupation, dont l’organisation repose sur une majorité de petites agglomérations relayées par quelques bourgs de plus grande importance et enfin de rares villes (Béroea-Alep, Chalcis de Belos-Qinnesrin), est caractéristique de cette période au Proche-Orient (Sartre 2001, Schwartz et al. ibid.). Il s’agit d’une région éminemment rurale et le renouveau de l’activité se traduit par la multiplication et la dispersion des exploitations qui se rassemblent parfois en petits hameaux. La paix est de retour, même si elle reste fragile précisément dans la région au début de la période romaine, en raison de sa proximité avec la frontière des empires romain et parthe, située sur l’Euphrate tout proche 192 . Cependant, cette proximité n’a pas eu que des aspects négatifs. Elle a sans doute accentué la position stratégique de la région dans le nord de la Syrie, en raison notamment du développement des échanges et du rôle joué par les routes commerciales entre l’est et l’ouest, routes qui, pour certaines, traversent le nord de la région. Cette situation s’est maintenue jusqu’à la conquête du nord de la Mésopotamie par Septime Sévère (IIe siècle ap. J.-C.). Dès lors, la frontière est repoussée plus à l’est, la paix est renforcée dans la région et les échanges commerciaux se développent. La paix et l’accroissement des échanges pourraient donc être un premier élément d’explication de la densité de l’occupation 193 dans la région aux époques hellénistique et romaine (on reviendra sur les causes historiques de ce phénomène dans les paragraphes suivants).

La prise en compte du contexte naturel s’impose également dans l’étude du renouveau de l’occupation. Doit-on mettre en rapport la recrudescence des installations humaines aux époques hellénistique et romaine avec l’amélioration des conditions climatiques (voir première partie, chapitre III), comme cela est proposé ailleurs (en particulier pour la région des marges arides, d’après B. Geyer 1999 a et B. Geyer et M.-O. Rousset 2001) ? Cela est fort probable mais nous proposons de nuancer légèrement cette hypothèse. En effet, dans la région du lac Jabbûl, l’accroissement de l’occupation s’amorce dès l’âge du Fer, époque durant laquelle rien ne montre, pour le moment, que le contexte climatique se modifie. Même si cet accroissement touche le secteur le plus fertile de la région (le nord), donc le moins nécessiteux, a priori, de précipitations supplémentaires, ce développement précoce pousse à ne pas systématiser la relation entre l’accroissement de l’occupation et l’établissement d’un contexte climatique plus favorable à la mise en valeur agricole. Dans cet ordre d’idée, on peut supposer que l’amélioration climatique observée dès la fin du premier millénaire avant J.-C. n’est pas le déclencheur de l’accroissement du nombre d’habitants et de la surface occupée. Il accompagnerait ce mouvement et lui donnerait son ampleur ; il est en effet évident que sans cette modification du contexte climatique, l’occupation des terres de l’est n’aurait pas été possible par des sédentaires. Il est donc important de ne pas céder au déterminisme naturel trop facilement, tout en concédant qu’une fois encore, dans ce type de région, il serait illusoire de vouloir s’abstraire de l’action fondamentale des déterminants naturels.

L’autre facteur favorable au développement de l’occupation dans la région est à rechercher dans le contexte historique. C’est en effet dans le nord de la Syrie que le pouvoir séleucide se maintient le plus longtemps et c’est là que la stabilité politique perdure, au sein de cet empire fragile. La stabilité repose sur un groupe de villes nouvelles fondées par les Séleucides, autour de quatre cités majeures (la tétrapole), Antioche (la capitale régionale), Séleucie de Piérie (son port), Apamée sur l’Oronte (Qala’at al-Mudiq, la grande base militaire) et Laodicée (Lattaquié, autre port). Dans les environs de notre région d’étude, seules Chalcis de Bélos (Qinnesrin, à l’ouest) et Hiérapolis (Membij, au nord-est) sont fondées. Alep, ville déjà ancienne, est rebaptisée Béroia et sans doute affublée d’un nouveau quartier où sont groupés les immigrés macédoniens ou grecs (Will 1995) 194 . Ce groupement de villes domine un territoire stable aux frontières duquel se trouve située la région du lac Jabbûl. Le territoire est ouvert en direction de la Méditerranée et du reste du monde hellénistique, mais également vers l’est, la Mésopotamie, l’Iran et l’Asie centrale. Il ne fait aucun doute que la région du lac Jabbûl, en tant qu’espace agricole riche et au potentiel de développement important (en particulier grâce à l’utilisation des techniques telles que l’irrigation), profite des retombées des activités commerciales provoquées par le dynamisme des villes hellénistiques tout en étant mis à contribution par ces villes et leur forte demande en produits alimentaires. La création des cités se fait, en toute logique, dans un environnement agricole productif pouvant répondre à la nécessité de nourrir et d’occuper aussi bien les colons grecs et macédoniens que les migrants de proximité et de développer et de contrôler l’économie de la Syrie du Nord. Les Grecs investissent à la fois les sites urbains et les campagnes environnantes de manière active, comme le prouve l’existence de cadastres remontant à la période hellénistique 195 , ce qui confirme ‘«’ ‘ le caractère agraire de ces fondations urbaines ’ ‘»’ (Sartre 2001, p. 130).

La renaissance de Um al-Marâ comme site d’importance régionale témoigne d’une réorganisation administrative qui n’existait probablement pas à l’époque précédente. Cette tentative d’administration des campagnes contribue à la stabilité régionale sur laquelle se fondera l’occupation romaine. Elle témoigne également, comme la renaissance ou la création des grandes villes en Syrie du Nord, de l’explosion démographique due à l’arrivée des colons et des migrants. Cela a-t-il entraîné une extension des surfaces cultivées ? C’est une éventualité, non parce que les nouveaux occupants colons en seraient à l’origine, mais parce que les anciens propriétaires, défaits de leur terre, auraient été conduits à en exploiter d’autres dans des endroits a priori moins attractifs au plan agricole. Ces anciens propriétaires ont pu également, par nécessité, devenir des fermiers sur les terres utilisées auparavant, au service des nouveaux propriétaires résidant en ville. Quoiqu’il en soit, l’arrivée de nouveaux occupants, colons ou migrants de régions périphériques, qui semble avoir été massive au regard des nombreuses fondations de petites agglomérations, a entraîné une progression de la demande en denrées alimentaires. Celle-ci s’est traduite par l’augmentation des surfaces agricoles (cultures et aires de pâtures). Cependant, la réoccupation sédentaire dense semble toucher avant tout le nord du lac Jabbûl. Il s’agit en effet du secteur dans lequel la sécurité paraît la mieux assurée en raison de la proximité des centres du pouvoir hellénistique. Mais il existe également une occupation dans d’autres secteurs, en particulier dans le sud de la région. À cet égard, la répartition des sites indiquée par la carte (figure 70) n’est que partiellement juste. Il existe également des sites sur le piémont du Jabal al-Has, mais des difficultés liées à la prospection archéologique n’ont pas permis de déterminer précisément leur périodisation. Il est clair pourtant que si le Jabal Shbayth a été partiellement occupé à cette période, ce fut également le cas du Jabal al-Has dont les surfaces cultivables sont plus importantes et plus fertiles.

L’exploitation agricole est marquée, dès l’époque hellénistique, par le développement des plantations d’olivier et de vigne. La vigne aurait été exploitée, notamment, pour fournir les colons en vin, produit dont l’importation était difficile et coûteuse à l’époque. Des techniques nouvelles comme le pressoir apparaissent à cette époque (Sartre 2001). La pratique dominante dans l’ouest de la Syrie reste celle de la polyculture fondée sur les céréales et l’arboriculture et soutenue par l’élevage. Ces trois éléments sont-ils déjà réunis, dans la région du lac Jabbûl, dans un contexte climatique aride ? La polyculture fondée sur les céréales et les légumineuses est un fait et se pratique depuis l’âge du Bronze, tout comme l’élevage. Pour ce qui est de l’arboriculture, si elle semble avoir été pratiquée également dès l’âge du Bronze, il est difficile de certifier son existence à la période hellénistique. En effet, la plupart des terrasses de versant observables aujourd’hui et sur lesquelles se pratiquait très probablement une culture arboricole paraissent dater des périodes postérieures (romaine et byzantine). Si cette pratique est apparue dès cette époque, son développement s’est sans doute fait progressivement et de manière continue avec la période suivante. Elle aurait été menée tout d’abord sur les terrains du nord du lac puis, avec l’accroissement de l’occupation vers le sud et l’évolution contexte climatique, dans le secteur des plateaux. Elle concernerait la culture de l’olivier ou du pistachier, mais également, et plus probablement, de la vigne.

Le développement agricole de la région du lac Jabbûl à l’époque hellénistique est donc assez clairement établi, en tout cas pour ce qui est du nord de la région. Dans la partie sud, les sites sédentaires sont moins nombreux 196 et il est probable qu’une partie de l’occupation soit le fait des nomades.

À la mort du roi séleucide Antiochos IV (164 av. J.-C.), la Syrie connaît une crise qui perdure jusqu’à la conquête romaine : crise dynastique, montée des autonomismes locaux et pressions extérieures. La fin de l’époque hellénistique est marquée par la conquête parthe en Mésopotamie qui fragilise ce qui reste du royaume séleucide. Celui-ci sombre dans l’anarchie. Le brigandage et les raids nomades dans les campagnes sont fréquents, et l’espace rural semble se rétrécir (au Ier siècle av. J.-C., Tell Mardikh est abandonné) (Sartre ibid.). La région du lac Jabbûl est alors sous le contrôle d’une tribu arabe appelée, à l’époque, Rhambaei et de son chef Zizon qui, en 88 av. J.-C., fait le siège d’Alep (Grainger 1990). Les routes commerciales du nord (d’Antioche à Zeugma sur l’Euphrate) qui deviennent alors de plus en plus dangereuses sont progressivement délaissées au profit d’une route plus au sud, entre le Moyen Oronte et le Moyen Euphrate par Palmyre (Briant 1996).

C’est à la suite de ces troubles importants que les Romains s’emparent des possessions des Séleucides (Pompée, 64 av. J.-C.). Les débuts de la présence de Rome sont marqués par de fréquents combats contre les Parthes. Ce n’est qu’en 39 av. J.-C. que ces derniers sont chassés de Syrie et repoussés au-delà de l’Euphrate. Pompée réorganise la Syrie après avoir soumis l’Arménie et le Caucase, et décide de l’annexer en supprimant la dynastie séleucide. Dès lors, Rome va s’efforcer d’intégrer l’ensemble disparate dont elle a pris possession dans le cadre uniforme d’une administration directe, ce qui prendra trois siècles (Sartre 2001). L’apport principal de Rome est la stabilisation et la paix (pax romana), ce qui favorise l’extension de l’occupation dans la foulée de la période précédente.

Dans la région d’Alep et du lac Jabbûl, les Romains occupent les cités créées ou rénovées par les Séleucides (figure 64), dont Béroia (Alep), Chalcis du Bélos (Qinnesrin) et Hiérapolis (Membij). Des petites villes, qui n’ont pas le statut de cité, apparaissent un peu plus tard ; c’est le cas d’Anasartha (Khanasir) ou de Gabboula (Jabbûl). Autour de ces villes, l’occupation se poursuit comme précédemment sous la forme de petits sites (petites agglomérations ou fermes isolées) qui participent de l’accroissement des espaces cultivés, signe de l’existence d’un fort sentiment de sécurité. Dans la région du lac Jabbûl, le plus grand nombre de sites sédentaires est toujours au nord du lac et dans le secteur des plateaux 197 . Cependant, le fait nouveau à cette époque est l’augmentation du nombre des sites dans le sud et dans l’est du lac Jabbûl, des espaces moins adaptés à la mise en valeurs agricole en raison des conditions climatiques et édaphiques (figure 71). Mais ce mouvement se fait plus tardivement puisque, on l’a vu, la région du lac Jabbûl est sous le contrôle des nomades à la fin du premier siècle avant J.-C. D’après G. Tate (1990), les Romains ne conquièrent totalement la région aux dépens des nomades qu’à partir du IIe siècle après J.-C. C’est donc à ce moment que des sites sédentaires sont fondés dans le sud, dans le cadre probable d’une cohabitation avec les populations nomades. C’est le cas également dans le secteur des marges arides situé au sud du Jabal Shbayth, où l’occupation romaine à l’est est largement le fait de semi-nomades et de nomades (Geyer et Rousset 2001).

La pax romana apporte non seulement la stabilité, mais également la prospérité à l’ensemble de la Syrie. La région du lac Jabbûl bénéficie particulièrement de cette situation nouvelle et voit se développer l’agriculture grâce à des ressources abondantes et de qualité. Pline l’Ancien, dans son Histoire Naturelle, évoque les environs de cette région en ces termes : ‘«’ ‘ Chalcis dite près du Bélos, à partir de laquelle s’étend la région nommée Chalcidène, la plus fertile de la Syrie... ’ ‘»’ ‘ 198 ’. L’affirmation est légèrement péremptoire mais il est certain qu’elle n’est pas sans s’appuyer sur un fond de vérité. Le développement agricole de la Syrie et de la région de Jabbûl, apparaît en effet continu du IIe siècle au VIe siècle : non seulement au regard de la croissance de l’occupation dans les campagnes (nombre de sites, extension des terrains agricoles) mais également ‘«’ ‘ si l’on en juge par le maintien d’un fort mouvement édilitaire dans les villages ’ ‘»’ (Sartre2001,p. 761). Il semble que l’on consacre partout la moitié voire les deux tiers des terres arables à la culture des céréales et des légumes associés (lentilles, pois chiches, fèves). Mais l’autosuffisance n’est pas forcément atteinte du fait des accidents climatiques occasionnels (sécheresses) dont l’impact est plus fort dans les zones de marges désertiques, des fléaux du type peste 199 et du développement des cultures spéculatives comme la vigne et l’olivier. D’une manière générale, en Syrie du Nord, la production de céréales ne dépasse pas la demande : aucune trace écrite n’évoque des exportations de blé vers d’autres provinces (Sartre ibid.).

L’autosuffisance n’est pas attestée dans la région du lac Jabbûl. On peut supposer que, comme c’est le cas dans les massifs calcaires au nord d’Alep, le développement de la culture spéculative de la vigne et de l’olivier en serait un frein. La production agricole spéculative est une des sources d’enrichissement des propriétaires fonciers et une activité qui semble indiquer que l’économie rurale de la région s’inscrit dans un marché ouvert, fondé sur les échanges à courte, moyenne et longue distance. Les équivalences fiscales établies au temps de Dioclétien entre les différentes terres donnent une idée de la haute rentabilité des terres plantées en oliviers ou en vigne, même dans des secteurs montagneux. L’unité fiscale d’un jugum équivaut environ à 5 ha de bonne terre arable, 10 ha de terre « moyenne », 15 ha de terre pauvre, mais 5 ha de terres plantées de vigne et à 220 oliviers productifs en plaine et 450 en zone de montagne. Comme on plante environ 200 oliviers à l’hectare, cela signifie que 1,1 ha d’oliviers vaut 1,25 ha de vigne ou 5 ha de très bonnes terres à blé et même en zone sèche ou montagneuse, 2,25 ha d’olivette équivalent à 15 ha de terre arable dans le même secteur, ou 5 ha en plaine bien arrosée (ibid). Il y a donc tout intérêt, pour les propriétaires terriens, à développer une culture spéculative arboricole, d’autant plus qu’une partie des espaces utilisés, dans le secteur du lac Jabbûl, ne sont pas voués à la culture. Par ailleurs, la situation géographique de la région favorise ce commerce des produits à haute valeur ajoutée grâce au débouché que constitue les routes commerciales, dans le cadre des échanges entre la Méditerranée, (plus spécialement Antioche, 3e ville du monde avec 300000 habitants à l’époque romaine, d’après J. Sauvaget 1941) et la Mésopotamie. Cependant, l’hypothèse d’une autosuffisance alimentaire limitée par le développement généralisé de ces cultures spéculatives est à nuancer par le fait que la plupart des cultures arboricoles sont localisées sur les pentes des plateaux, espaces habituellement non cultivés. En effet, à l’époque romaine une partie des versants du Jabal al-Has et du Jabal Shbayth est déjà aménagée en terrasses (voir figure 48). En revanche, il est possible que la vigne ait occupé des espaces voués à la culture des céréales et des légumineuses, comme c’était le cas dans les années 1940-1950, dans le secteur de Sfirat. Par ailleurs, s’il n’y a pas eu autosuffisance, les ressources financières de la production arboricole auraient pu permettre d’y remédier en permettant l’importation de denrées alimentaires.

Autour du lac Jabbûl, certains sites romains réoccupent des sites plus anciens et en particulier les tells du Bronze. D’autres occupent les fonds de vallées des plateaux, sur d’anciens sites hellénistiques ou se fondent à l’écart des anciens sites. Leur petite dimension, en particulier celle des habitations, s’explique par l’organisation de cette société agricole, dans laquelle les propriétaires terriens résident généralement dans le chef lieu de la cité et non sur la propriété qui, elle, est occupée en permanence par un intendant (Sartre 2001) 200 . Dans le secteur des plateaux, les aménagements rendent compte d’une importante mise en valeur qui s’amorce probablement dès l’époque hellénistique mais se développe réellement à la fin de l’époque romaine. C’est le cas d’une partie des terrasses de versant et des enclos. Il est dans l’ensemble difficile de les dater, mais on a retrouvé de la céramique romaine dans de petites structures d’habitation (6 m par 10 m) formées de murs relativement épais (80 cm à 90 cm) en basalte taillé et parfois associées aux enclos voire aux terrasses de versant. C’est le cas au site de Al-Jdidat 2 sur les pentes du Jabal Shbayth. Cependant, cet indice reste limité puisqu’on a également retrouvé des tessons du Bronze moyen, de la période hellénistique et de l’époque islamique. Ailleurs on retrouve des petites habitations romaines mais il est malaisé de les associer à des structures agricoles. C’est le cas des sites de ‘almûdîat 1 ou de Al-Bakûra 1, dans le Jabal al-Has. Le problème de la datation des aménagements est accentué par le fait que la plupart des sites romains sont occupés également à la période suivante, à laquelle on doit, semble-t-il, rattacher le plus grand nombre des aménagements.

Le parcellaire de Khanasir (figure 51), qui date probablement de l’époque romaine et précisément du IIe siècle (Tate 1990) voire du IIIe siècle (Leblanc 2000) tout comme celui de Sfirat (qui devra cependant être daté plus précisément) (figure 52), montrent en tout cas que la mise en valeur agricole (et notamment la culture pluviale) est systématique, bien organisée et surtout que les conditions naturelles la favorise. Elle touche, en effet, l’ensemble de la région, des secteurs secs (couloir de Monbatah) aux zones les plus favorables (glacis de Sfirat). S’il faut nuancer la sécheresse du couloir de Monbatah, en raison des conditions édaphiques favorables qui y règnent (présence des nappes phréatiques des deux plateaux), il est évident que la présence du parcellaire traduit des conditions (humaines et naturelles) tout à fait favorables au développement agricole. Ce développement ne touche pas simplement les cultures pluviales. Il semble également que l’élevage prenne une place importante, dans la mesure où une partie des enclos observé dans le secteurs des plateaux date probablement de cette époque. Il y aurait donc eu, comme durant les époques précédentes et notamment le Bronze, une activité agricole mixte fondée sur la culture et l’élevage. C’est aussi ce qui se passe, semble-t-il, dans le reste de la Syrie, où l’élevage des ovins et des caprins est omniprésent. Dans le Golan par exemple, un élevage extensif (ovin et caprin) se développe dès le IIIe siècle. Dans le Hauran l’élevage du gros bétail (bovins et chevaux) a également été fréquent (Sartre 2001).

Il convient enfin de souligner l’absence de sites romains dans l’est et le sud-est de la région. La nécessité de s’installer dans l’est ne s’est donc pas faite sentir, probablement parce que les ressources étaient suffisantes à l’ouest et au nord au regard de la densité de l’occupation. Bien que nous n’ayons pas non plus trouvé trace de sites romains temporaires, la région, à cette époque, est très probablement parcourue par les nomades. Ainsi, les auteurs du début de l’Empire comme Strabon ou Pline considèrent que toute la frange steppique qui s’étend de la Damascène à l’Euphrate est occupée par les Arabes nomades (d’après Sartre ibid.). Nul doute que le sud-est de la région est comprise dans cette « frange steppique ». Mais dès le Ier siècle et jusqu’au IIIe siècle, la présence de ces tribus ne semble plus constituer un danger et, au contraire, ces dernières contribueraient à la prospérité générale comme éleveurs et comme caravaniers (ibid.).

Il semble donc bien que ce soit essentiellement la paix retrouvée à l’époque hellénistique puis romaine qui soit à l’origine du développement économique et démographique de la région du lac Jabbûl. L’amélioration climatique observée à la fin du premier millénaire avant J.-C. et au début du premier millénaire après J.-C. ne fait quant à elle qu’accompagner – mais d’une manière décisive ‑ l’extension de l’occupation. En revanche, dans les zones plus sèches, c’est bien le contexte climatique et les conditions édaphiques qui rendent possible la colonisation de nouvelles terres. C’est probablement le cas dans le couloir de Monbatah, mais plus encore dans le secteur des marges arides situé au sud du Jabal Shbayth. En effet, le phénomène s’ébauche à l’époque romaine avec une forte progression vers l’est des implantations sédentaires, et explose littéralement à la période suivante, les implantations sédentaires byzantines atteignant alors un maximum dans ce secteur (Geyer 1999 a, Geyer et Rousset 2001).

Notes
192.

G. Schwartz et al. (2000) parlent de « zone frontière ».

193.

Notons que les colons grecs sont peu nombreux. Il s’agit, pour beaucoup, de migrants originaires des régions périphériques.

194.

Pour E. Will (1995) ce rajout n’est pas le résultat du développement normal du site mais témoigne d’un autre aspect du même phénomène de création de cité ex nihilo.

195.

Les traces d’un cadastre pouvaient être discernées dans le plan même d’Alep (Sauvaget 1941) et cela a été confirmé, pour le nord de la ville et pour d’autres cités, par des études récentes (Dodinet et al. 1990 et Dodinet et al. 1994).

196.

Mais ils existent bien, ce qui conduit à déplacer grandement vers le sud-est la limite de l’occupation hellénistique déduite des anciennes prospections (voir par exemple J. D. Grainger 1990).

197.

Là encore, il n’a pas été possible de passer en revue tous les sites du Jabal al-Has. Il est donc clair qu’un certain nombre de sites sédentaires de la période romaine n’ont pas été reportés sur la carte.

198.

Histoire Naturelle V, in M. Sartre (2001).

199.

Notamment la peste de 251 ap. J.-C. qui touche l’ensemble du monde romain et provoque une crise économique (Downey 1961).

200.

C’était également le cas au XXe siècle, avant les réformes agraires.